— Je dois quand même reconnaître l’efficacité de Blue Sun. Ils ont repéré la fuite de datas et aussitôt localisé l’origine de l’attaque. Ils ont envoyé leur milice et le terroriste fut abattu en un tour de main. Justice privée, légale et expéditive. Je me demande si Loki a essayé de s’enfuir. J’imagine bien que non, puisqu’il savait très bien qu’il serait repéré avec le stratagème que vous aviez mis en place. Il était prêt à se sacrifier tant qu’il infligeait à l’ennemi une blessure dont il ne pourrait pas se relever. En ce sens, il a réussi. Après la suppression de quatorze millions et deux cent cinquante mille profils, le scandale a achevé Blue Sun. Ils se sont enlisés dans les procès et la confiance était rompue. Les pigeons n’étaient plus prêts à risquer leur argent dans un paradis aussi friable. Loki a eu ce qu’il voulait. Je devrais me raccrocher à cette vérité pour retrouver la paix, mais je n’y parviens pas. La question me taraude depuis des mois : Était-ce ton idée ou la sienne ?

Elle baisse son regard sombre sur la terre meuble de notre friche, notre bout de verdure où rien ne pousse en dehors des herbes folles ; sauvages. Et un peuplier. Pour l’instant frêle, je souhaitais le voir déployer, un jour, ses branches fières et robustes. Le planter était son initiative.

La hackeuse qui a trahi Blue Sun m'a recontacté des mois après notre coup, alors que je ne m’attendais plus à avoir de ses nouvelles un jour. J’ai quitté Blue Lyon et, de retour dans ma ZAD d’origine, je voudrais oublier, passer à autre chose. Mais comment y parvenir alors que nous n’avons pas pu récupérer le corps de Loki, lui rendre les derniers hommages ? On n’organise pas de funérailles pour les monstres.

Elle m'a proposé d’offrir une sépulture décente à mon ami et nous avons planté un arbre. J’ai accepté pour lui ; pour elle ? Dans l’expectative de ces explications qu’il me manquait.

Elle demeure muette comme la tombe à nos pieds. Enfin, un fin sourire étire ses lèvres pincées.

— Tu aimerais que je te dise que je l’ai corrompu ? Que j’ai distillé mon venin en lui pour le ranger sous ma houlette ? Cela t’apaiserait-il de savoir que ton chevalier blanc n’était pas tout à fait noir ?

Mes dents se serrent, mes pieds s’enfoncent, s’enlisent en terre.

— C’était notre idée, assène-t-elle. C’est pour cela que j’ai accepté de l’aider. Loki était convaincu que c’était la meilleure chose à faire, la seule chose à faire. Moi aussi. Et toi-même, tu l’as réalisé, non ?

À mon tour de baisser les yeux. Elle a sans doute raison. Je refuse de l’admettre. J’ai dit ce que j’avais à dire et j’ai eu ma réponse. Pas la plus satisfaisante, mais qu’espérais-je au juste ? Au lieu de sa silhouette si droite, je réfugie mon attention vers les branchages rachitiques de notre plant. Symboles de sa force et son courage, je n’y trouve que la lâcheté de ses mensonges ; de sa trahison.

Sa voix interrompt mon recueillement.

— Je ne devrais pas te le dire, mais il t’aimait. C’était évident. Il ne pouvait se déclarer alors qu’il savait son destin scellé.

— Arrête.

— Je ne mens pas.

— Juste, arrête.

Même s’il m’aimait, à quoi bon ? Il aimait ses idéaux davantage. Et moi, je l’aimais pour ça.

Ce n’est pas à elle que je dois en vouloir, ni même à lui. Seulement à moi. Si je n’avais pas laissé la jalousie m’aveugler, peut-être aurais-je compris. Peut-être aurais-je pu le raisonner, l’empêcher de…

Elle franchit la distance qui nous sépare. Je peux presque sentir son corps frôler le mien, ses doigts entrelacer les miens. Un geste éperdu de soutien.

— Il est trop tard pour regretter. Il nous a offert l’espoir. À nous de bâtir un monde où nous n’attendrons pas de mourir pour pouvoir vivre.

Nous nous asseyons là, à même la terre humide, tandis que les derniers rayons de soleil s’éteignent à l’horizon.

Un soleil qui renaîtra demain.