Amorçage

12 minutes de lecture

Le lendemain, Flavia eut l’agréable surprise d’être réveillée par la rumeur provenant de la ruelle en contrebas. Les échanges bruyants entre les passants lui rappelaient le tapage familier des rues napolitaines, résonant d’une joyeuse clameur. Il y manquait simplement les intonations chantantes de sa langue natale, et ses riches expressions.

L’alarme de son téléphone lui signala qu’il était sept heures, il ne fallait donc pas traîner si elle voulait rejoindre la faculté pour 8 h30.

Elle fonça sous la douche, faisant crier au passage le parquet de chêne massif qui devait être aussi ancien que l’immeuble. Les voisins risquaient d’envoyer des réclamations à la propriétaire, elle devrait plutôt marcher sur la pointe des pieds à l’avenir, se promit-elle.

L’eau brûlante se répandit sur son corps, teintant de rouge vif les cicatrices qui le constellaient. Si elle déplorait cet effet, elle se délectait de la sensation de sa peau qui s’embrasait sous l’effet de la chaleur. En sortant, son miroir en pied lui renvoya l’image des traces de lacération qui marquaient ses seins, son sexe et son poignet gauche.

Elle n’en avait ni honte, ni dégoût, elle les considérait simplement comme les stigmates de ses amours passées.

Fouillant dans sa maigre garde-robe, elle trouva une chemisette grise et une jupe droite bleu marine, c’était ce qu’elle avait de plus élégant pour rencontrer le professeur qui dirigerait son mémoire de recherche. En effet, après les cours, elle comptait prospecter sans attendre pour pouvoir apposer un nom illustre sur le sésame qui lui ouvrirait les portes du doctorat.

Elle déballa un cornetto fourré à la crème pâtissière qu’elle engloutit en deux bouchées, elle aurait le temps de prendre un café à la machine du hall de la Sapienza. Si elle s’était servie de sa cafetière Bialetti, cela l’aurait probablement retardée.

Avant de partir, elle prit soin de ceindre son poignet mutilé d’un bracelet manchette pour dissimuler la large cicatrice qui le barrait. La blessure qu’elle s’était infligée dans un moment d’extrême désespoir cadrait mal avec son image d’étudiante modèle, même si au fond, elle se moquait bien de ce que les gens pouvaient en penser.

Pour se rendre au Termini, elle traversa la Piazza Navone, dont l’aspect baroque l’avait tout de suite charmée, regrettant de ne pas avoir plus de temps pour contempler la fontaine des Quatre-Fleuves, un chef-d’œuvre de Bernini.

Même si elle savait qu’elle vivait dans l’un des lieux les plus touristiques de Rome, elle s’étonnait encore de ne pas y rencontrer la physionomie caractéristique des mafieux, visibles partout à Naples.

Ici, ils se faisaient discrets car ils étaient directement au contact des pouvoirs centraux, la situation devait être délicate pour eux, pensa-t-elle. Ou alors, étaient-ils seulement dénués de l’exubérance propre au Mezzogiorno ?

Heureusement, l’air frais de la nuit était encore perceptible à cette heure matinale, et elle ne prit pas de suée pour rejoindre la faculté.

Elle eut la chance d’arriver en même temps qu’Angelo, qu’elle salua de loin. Elle n’avait pas eu le temps de l’observer attentivement, mais elle réalisait maintenant qu’il devait appartenir à une famille fortunée, si on en jugeait à ses vêtements qui témoignaient d’une élégante décontraction. Elle s’approcha de lui pour reprendre la conversation là où ils l’avaient laissée la veille.

— Je compte commencer à chercher un directeur de mémoire, hier, tu me disais que certains professeurs sont à éviter ? le questionna-t-elle.

— Oui, mais ça dépend surtout de la matière dans laquelle tu veux faire ton mémoire ?

— J’aimerais le faire sur la poésie latine.

— C’est vaste ça, est-ce que tu as un auteur en tête ? Virgile ? Lucrèce ? Ovide ? Horace ?

— Je ne sais pas précisément. Mais il paraît qu’ici, ce sont les professeurs qui imposent leurs sujets ?

— C’est parfois vrai, sauf si tu peux proposer quelque chose de novateur ou d’original. Malheureusement pour toi, le professeur qui s’occupe de ce domaine est celui que tu t’es mis à dos hier, Abelardo Vesari. Il est très demandé en plus, de par sa position à la faculté et sa renommée au plan international.

— Je n’avais jamais entendu son nom jusqu’à hier, avoua-t-elle, légèrement embarrassée.

— Écoute, je vais t’indiquer l’emplacement de son bureau, va lui parler, peut-être que tu arrangeras les choses. Mais je préfère t’avertir qu’il n’apprécie que les attitudes soumises. Il est d’un narcissisme que tu n’imagines pas.

— Je te remercie pour ces conseils utiles. Est-ce que je t’offre un café ? proposa-t-elle avec un sourire qui avait fusé à l’évocation des goûts particuliers de Vesari.

Elle n’appréciait la soumission qu’au lit, pensa-t-elle, amusée.

Les cours de la matinée se déroulèrent, Flavia reconnut qu’en effet le niveau était élevé, tant par la qualité des enseignements que des élèves qui les suivaient. Il lui faudrait donc cravacher pour se maintenir au niveau des autres, et encore davantage pour sortir du lot.

Profitant de la pause méridienne, elle se rendit à l’endroit indiqué par Angelo pour tâcher de rencontrer le professeur Vesari et peut-être obtenir de lui son concours pour son mémoire.

Mais elle constata, dépitée, qu’une foule d’étudiantes se pressait déjà à son bureau. Il s’agissait des mêmes jeunes élégantes dont elle avait admiré l’allure le jour précédent sur le parvis. Toutes belles et brillantes, probablement. Par le passé, elle aurait certainement baissé les bras devant cet obstacle, mais elle ne s’en laissait plus conter désormais. Elle décida donc de repasser à seize heures, après son cours de culture grecque.

Il restait toujours quatre étudiantes qui faisaient le pied de grue, elle n’avait plus qu’à attendre son tour, mais l’attente promettait d’être longue.

Au bout d’un quart d’heure, la porte s’ouvrit enfin, livrant le passage à une jolie brune en robe Versace, pour ensuite engloutir la première de ces cariatides qui tenaient les murs.

Une seconde fut reçue, suivie peu après de la troisième, puis la quatrième pénétra dans le bureau de Vesari.

Enfin, ce fut son tour, et l’assistante du professeur l’introduisit dans une grande pièce, meublée d’un grand bureau d’apparat fait de plusieurs bois nobles et d’une imposante bibliothèque de style renaissance. Un joli bronze animalier art déco ainsi qu’une lampe en bakélite des années 40 complétaient la décoration du lieu. Le mélange des genres paraissait hasardeux, mais le tout s’harmonisait luxueusement par le choix des couleurs, révélant un goût sûr pour les belles choses, estima Flavia.

Le professeur était en train d’examiner la lettre de motivation que lui avait remise la précédente candidate, il fut tellement stupéfait de la présence de Flavia qu’il ne lui proposa pas même de s’asseoir.

— Mademoiselle Mancini ! Quelle surprise ! Êtes-vous là pour me présenter des excuses plus convenables que celles d’hier ?

Flavia se mordit les lèvres, l’homme était terriblement rancunier. La partie était perdue d’avance, à moins que…

— Non, je suis venue vous demander de diriger mon mémoire, répondit-elle avec aplomb.

L’homme demeura pétrifié un moment devant tant d’audace.

— Mais quel toupet ! Enfin, déposez votre curriculum vitae et votre lettre de motivation ici, et filez. J’étudierai tout ça, peut-être, répartit-il d’un air moqueur en appuyant les derniers mots.

— Je n’en ai pas sur moi.

— Dois-je comprendre que vous vous êtes présentée sans même faire l’effort de rédiger quelque chose ? Cette légèreté est peut-être appréciée à Naples, mais pas ici. Mais peut-être avez-vous un sujet extraordinairement novateur à proposer, pour compenser ?

S’attendant à ce qu’elle ne puisse répondre, il s’apprêtait à reprendre le cours de ses activités, la congédiant d'un silence dédaigneux. Flavia sentit que c’était sa dernière chance de retourner la situation à son avantage.

— En effet, rétorqua-t-elle d’un air de défi. Il avait beau se comporter en despote, elle en avait vu d’autres.

— Ah, mais je suis tout ouïe, je n’attendais qu’à être épaté par votre génie.

L’homme la toisait maintenant, essayant de l’écraser sous le mépris le plus affiché.

Sans qu’elle ne sache pourquoi, les écrits qu’elle évitait depuis plusieurs mois se rappelèrent à elle subitement. Elle avait découvert récemment la volupté des sens, mais elle en avait également beaucoup souffert, elle avait donc volontairement éludé tout un pan de la littérature latine qui s’y rapportait.

— Les normes sexuelles et la poésie érotique de Catulle, lança-t-elle au hasard, s’étonnant elle-même d’évoquer un sujet aussi suggestif.

Son vis-à-vis en resta sans voix un long moment. Il y avait un fossé aussi profond que l’océan entre l’apparence candide de la jeune fille et le naturel avec lequel elle abordait une question aussi délicate. Le sujet et la personne l’intriguèrent au point qu’il abandonne sa morgue.

— Ce sujet ne vous va pas du tout, que pouvez-vous bien savoir de tout ça ? avança-t-il, dans le but de la pousser hors de ses retranchements.

Mais cela ne déstabilisa pas Flavia, qui avait compris l’intention qui guidait ces paroles.

— J’en sais beaucoup plus que la plupart, répartit-elle en tâchant de feindre l’assurance, mais son teint prenait une dangereuse teinte rosée, car elle pensait à tout autre chose.

C’était vrai, au fond, elle avait été dressée par ses deux amants à satisfaire toutes les exigences du plaisir, même les plus violentes.

— Bien, je vais y penser. Je vous ferai connaître ma réponse sous peu, écourta-t-il, abasourdi.

Après cette passe d’armes, Flavia en profita pour s’esquiver sans demander son reste.

Au fond, elle n’était pas très sûre que sa manœuvre soit fructueuse, mais au moins, elle avait éveillé l’intérêt de son professeur.

Maintenant, elle n’avait plus qu’à guetter les résultats sur le tableau d’affichage du hall. Peut-être aurait-elle dû assurer ses arrières en sollicitant un autre enseignant, mais elle ne voulait que du meilleur dans son domaine. En y repensant, Flavia jugea qu’elle avait dû sembler excessivement provocante et présomptueuse, mais cela lui importait peu si elle parvenait à ses fins.

Pour se rafraîchir les idées, elle rentra à pied ce jour-là, même si cela représentait une bonne heure de marche dans une atmosphère étouffante et moite. Mais cet itinéraire permettait d’admirer les lieux parmi les plus typiques de Rome, longeant le Musée National Romain, les jardins du Quirinal, la fontaine de Trevi, jusqu’au Panthéon. Ce dernier, un sublime édifice antique reconverti en église, abritait le corps des figures les plus illustres de l’histoire italienne. En traversant la Piazza della Rotonda sur laquelle était bâti le monument, Flavia se promit d’y revenir rapidement, mais ses jambes ne la portaient plus après cette promenade harassante.

Une nouvelle fois, malgré la distance parcourue, elle n’avait noté aucune mine suspecte, mais peut-être les mafieux ici ne fréquentaient-ils que les faubourgs.

Après s’être hissée péniblement en haut des escaliers, elle parvint enfin à son appartement. Ses vêtements collaient à cause de la transpiration, elle se glissa donc pour la seconde fois sous la douche. Le contact onctueux de la crème sur sa peau lui fit regretter l’affreuse solitude de son âme et de son corps. Si elle savait qu’elle ne retrouverait jamais d’homme capable de la posséder entièrement comme l’avaient fait Malaspina ou son nervi, Leandro, peut-être existait-il quelqu’un qui pourrait à nouveau réveiller sa chair. C’était la leçon que lui avait enseignée le capo avant qu’ils ne se quittent pour toujours, de se tourner vers le plaisir quand la mélancolie la prenait, plutôt que de se laisser sombrer dans le désespoir. Ses doigts coulèrent vers son clitoris et le pressèrent doucement d’abord puis accélérèrent la stimulation jusqu’à la frénésie. Mais après la jouissance, d’ordinaire, elle ressentait le besoin de se blottir longuement contre le corps de son amant, alors que seul l’air frais du dehors l’accueillit cette fois-ci. Sans se sécher, elle s’allongea dégoulinante sur son lit et étreignit son oreiller jusqu’à ce que le soleil empourpre le mur de sa chambre.

Le caractère de Flavia était ainsi fait qu’il résistait mieux aux émotions violentes qu’au vide qui la saisissait par moments, et qui lui donnait envie de mourir.

Depuis la disparition de ses bien-aimés, elle alternait les périodes de résignation et d’abattement, parfois dans la même journée, comme aujourd’hui. Seule la soutenait alors la perspective de les venger de celui qui les lui avait enlevés. Elle n’était pas certaine d’avoir la force de continuer une fois son but atteint, elle ne s’accrochait à ses études que par habitude, peut-être par atavisme, et surtout parce qu’elle en avait fait la promesse à Leandro.

Pour conjurer la nostalgie, elle alluma la chaîne et y introduisit un disque, espérant que la musique, en brisant le silence, réveille sa volonté de vivre. Elle esquissa un sourire triste : la mélopée bien nommée d’All alone de The sins of thy beloved n’était certainement pas la mieux indiquée pour cela, mais elle la laissa néanmoins se dérouler jusqu’au bout. La mélodie eut au moins le bienfait de la bercer jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse.

Cependant, le son de coups légers portés à sa porte la tira de sa somnolence.

Elle enveloppa rapidement son corps dans le drap de bain et jeta un coup d’œil par le judas. À sa grande surprise, il s’agissait à nouveau de Fabio et Marco. Elle les fit entrer promptement car il n’était pas bon qu’ils soient aperçus ici, même si leur appartenance était moins décelable que la fois précédente.

Ils avaient tous deux policé leur apparence qui était désormais tout à fait ordinaire, sacrifiant leur goût du luxe pour des marques grand public. Marco portait un sac de sport noir.

— Que faites-vous ici, je croyais que nous étions censés ne plus nous revoir ?

— Je sais, mais nous sommes pris par l’urgence. Comme je te l’ai dit, nous ne connaissons pas l’identité du Boss, je pense que c’est un secret des mieux gardés qui soient. Mais nous avons appris que, ce soir, il y a une fête privée à laquelle participera un membre haut placé de la Fiammata, Petronio Acciari, celui qui nous transmettait les ordres du Boss. Il est possible que s’y rendent aussi d’autres proches du Boss, notamment son bras droit, le Consigliare. Cela se déroulera sur la Piazza Della Consolazione. Le patron de la société qui s’occupe du buffet est des nôtres, il te permettra de te joindre au service. Nous lui avons dit que tu avais de l’expérience. Le but serait de voir qui l’approche, qui est dans son entourage, si tu peux tendre discrètement l'oreille. Si tu es d’accord, voici ton uniforme pour la soirée.

Flavia soupira, elle était fatiguée de sa journée, mais elle ne pouvait refuser de leur prêter main-forte, après tout, elle avait précisément déménagé à Rome pour cela.

— Très bien, acquiesça-t-elle, déterminée à faire de son mieux, à qui dois-je me présenter, et à quelle heure ?

Flavia lança un regard par en dessous à Marco, qui la dévisageait, perplexe. Il n’avait pas confiance en elle, c’était évident. Après tout, il était celui qui avait dû nettoyer les pots cassés quand le capo avait sauvé la vie de la jeune fille, au mépris de la paix que ce dernier s’était pourtant évertué à maintenir entre les clans.

— C’est dans une heure, tu as le temps de te changer et il faut filer, ce ne serait pas mal de te présenter un peu avant. Glane tout ce que tu pourras, après tout, tu as fait des études, tu dois avoir beaucoup de mémoire. Mais ne te mets pas en danger…

— Cette fois, ne compte pas sur nous pour te sauver si tu te mets dans le pétrin, nous y avons déjà suffisamment perdu par ta faute, le coupa Marco, d’un ton sévère.

— J’ai compris, assura-t-elle faiblement.

Jamais on ne lui avait signifié si directement qu’elle était responsable de la mort du capo et de son bras droit, mais elle ne pouvait que reconnaître qu’il avait raison. Cependant, Fabio prit sa défense, porté par son bon cœur.

— Arrête de dire ça, elle n’y est pour rien ! Tu sais très bien que c’était un piège que nous avait tendu cette petite salope de Dario ! s’écria-t-il, irrité.

Le visage d’ordinaire si avenant du jeune homme s’était déformé sous la contraction des nerfs. Il laissait maintenant entrevoir l’autre face de lui-même, celle qui avait été capable de torturer à mort le traître, avant de le démembrer et d’abandonner ses restes dans une décharge.

Cependant, Marco ne s’en émut nullement, haussa les épaules, et tourna les talons avant de quitter la pièce.

— Ce qu’il m’énerve des fois, celui-là, avec ses grands airs ! Allez, on s’appelle demain ! promit Fabio en lui en caressant la joue.

Flavia, à nouveau seule, s’affaissa une seconde sur son canapé, regrettant l’hostilité que venait de manifester à son égard Marco. Elle savait ce qu’elle lui devait, se souvenant de la confrontation qui l’avait opposé au clan qui menaçait sa vie. Il avait alors fait face avec ses Glock 18, éliminant les félons jusqu’au dernier avec une maîtrise remarquable.

Fabio et Marco avaient mis leur vie en jeu pour elle, et ils le faisaient à présent pour venger leur chef, elle se devait d’être digne d’eux, au lieu de se morfondre sur son propre malheur. Elle sortit du sac laissé à ses pieds une chemise blanche très ajustée, et une jupe crayon noire, lui rappelant l’uniforme qu’elle avait jadis porté, quand elle était serveuse à Naples au sein du restaurant qui appartenait à la Fiammata.

L’heure n’était plus aux tergiversations, ni aux lamentations, le temps de la vengeance était venu, pensa Flavia, résolue.

Annotations

Vous aimez lire Anne Cécile B ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0