Oscillations
Flavia était trop assommée par l’annonce qui lui avait été faite pour réagir immédiatement. Les questions s’entrechoquaient dans sa tête. Le Boss ne voulait pas d’elle pour lui-même. La raillerie insultante qu’il lui avait infligée touchait à son complexe secret, elle détestait son corps fluet autant que lui. Elle ne savait pas pour autant si elle devait être soulagée d’être dédaignée par son ennemi. Son imagination était fertile en cruautés diverses, à l’instar de l’humiliation qu’il lui imposait. Comment lui marquer son mépris de façon aussi éclatante qu’en la dégradant au rang d’animal ?
De quelle manière en userait-il ? Elle pourrait s’accommoder de demeurer prosternée à ses pieds, cette déchéance ne l’affectait pas autant qu’elle l’aurait dû en d’autres circonstances. Mais il n’en resterait pas là, elle en était certaine.
Pour l’heure, elle se retira, trop heureuse d’avoir été renvoyée chez elle. Alteri lui emboîta le pas, les yeux fixés à terre. Il lui avait paru qu’il avait témoigné plus tôt un semblant de compassion, mais il avait maintenant retrouvé son attitude froide et détachée.
Peut-être s’était-il aperçu qu’elle pensait à un autre en faisant l’amour avec lui ce soir et que son orgueil s’en trouvait blessé ? En tout cas, il prit place sans mot dire à ses côtés dans la luxueuse berline. Était-il obligé de la raccompagner à chaque fois, le faisait-il par pitié ou y avait-il une autre raison qui justifiait sa présence auprès d’elle ?
Alors que le véhicule se mettait en branle, il se tourna vers Flavia, l’enveloppant d’un regard scrutateur.
— À qui pensais-tu tout à l’heure ? A ton petit ami ? lui demanda-t-il abruptement.
— Je n’ai personne dans ma vie, répondit-elle après un moment, honteuse d’avoir été percée à jour.
— Tu me mens, de qui s’agit-il ? insista-t-il en lui saisissant le poignet brusquement.
Flavia frissonna à ce contact brutal, mais Alteri garda fermement sa main, puis baissa les yeux vers elle.
— Il est mort, répondit Flavia subitement pour détourner l’attention de l’homme de son poignet mutilé.
— Est-ce lui qui t’a torturée ?
— Non, soupira-t-elle en fermant les yeux, emportée par ses souvenirs.
Non, ce n’était pas Leandro qui avait marqué son corps de ces lacérations, mais il les avait laissées faire pour obéir à celui qu’il lui avait préféré. Il les avait soignées de son amour, mais il l’avait sacrifiée sur l’autel du plaisir de son maître, à maintes reprises, autant que celui-ci l’avait désiré.
Par deux fois, il l’avait amenée au supplice, sans tenter le moindre geste pour la protéger.
Il y avait tellement d’autres blessures, invisibles à l’œil nu, qu’ils lui avaient infligées, auxquelles elle avait consenti, le vol de son innocence, la découverte des multiples facettes de la douleur et pour finir, l’abandon. Mais ils lui avaient aussi enseigné la douceur, la communion des sens, le don total de soi.
— Tu ne devrais plus revenir. Tu as assez souffert, je vais essayer de convaincre…
— Non, l’interrompit-elle, je veux revenir.
— Mais pourquoi ? la questionna-t-il, fronçant les sourcils d’incompréhension.
— Je suis soumise par nature, j’ai besoin de ça pour… pour…ressentir du plaisir, pour me sentir vivre, prétendit-elle, consciente qu’elle mentait à moitié. Les étreintes qu’elle avait connues dans les bras de Malaspina avaient été empreintes d’une intensité insurpassable.
De son côté, Alteri songea que lui aussi l’avait soumise, d’une certaine façon, car, même si ses gestes étaient exempts d’une quelconque violence, il l’avait contrainte à coucher avec lui.
Se souvenir de ce moment lui donna l’impression désagréable qu’il lui manquait quelque chose, sans savoir précisément quoi. Si elle prenait plaisir à cela, pourquoi ne pas la soumettre maintenant et terminer ce qu’il n’avait pu achever ?
Poussé par cette pensée, il la plaqua contre la banquette et rechercha sa bouche avidement.
— Alors, soumets-toi à moi, je te ferai mal juste ce qu’il te faut et je chérirai ton corps le reste du temps…suggéra-t-il à son oreille, alors que sa main enserrait sa gorge, la pressant fiévreusement.
La jeune fille demeura passive sous l’assaut, le laissant relever sa jupe, baisser sa culotte. Elle ne protesta pas non plus quand il effleura d’abord son clitoris, pour ensuite le lutiner, tandis que son autre main dénudait sa poitrine, la stimulant de la douce pression de sa langue.
Elle pensa un instant se laisser aller à l’injonction d’Alteri… Il était vraiment séduisant, si captivant avec sa force tranquille et sa distinction racée… et réconfortant, une qualité qu’elle prisait au-dessus de tout. Se blottir contre lui conférait à tout son être un sentiment de sérénité reposante, il serait doux de se laisser aller à lui donner ce qu’il désirait. Il n’émanait pas de lui cette perturbante impression d’inhumanité comme c’était le cas du Boss, il était prévenant, fin et intelligent. Intelligent…oui, et d’ailleurs, c’était certainement pour cela qu’il était le Consigliere, celui qui orientait les décisions du grand chef.
Était-il responsable de près ou de loin de l’exécution de Malaspina et de son fidèle Leandro ? Il ne paraissait pourtant pas si cruel, mais les affaires étaient les affaires dans ce milieu, et la perte de revenus engendrée par la limitation du trafic de drogue par le capo napolitain était une justification d’un pragmatisme suffisant pour son élimination.
Ces pensées dérivaient inéluctablement vers le colosse au regard d’acier, et sans qu’elle s’en rende compte, il lui faisait de nouveau face. Les lèvres de Flavia recherchèrent les siennes, et le baiser qu’elle y appliqua lui demandait pourquoi il l’avait quittée, pourquoi il l’aimait moins que son maître.
Alteri, ravi de sentir la jeune fille fondre dans ses bras, s’abandonnant à lui, redoubla d’ardeur, écartant ses cuisses, puis sortit son membre rigidifié par le désir excessif qui l’affolait. Qu’est-ce qui pouvait l’émouvoir à ce point chez elle ? D’ordinaire, il n’était pas attiré par ce genre de fille, physiquement, car à l’instar du Boss, il préférait les femmes voluptueuses, à la poitrine et aux hanches plantureuses. Flavia, avec son corps filiforme et sa poitrine menue, ses grands yeux candides, sa bouche boudeuse, lui faisait penser à une poupée fragile et évanescente, bien loin de ses besoins de chair généreuse. Rien ne laissait donc présager sa ferveur et sa sensualité contagieuses, ni son extraordinaire adoration amoureuse. Comment une nature si parfaitement façonnée pour la passion pouvait-elle se tapir derrière une apparence aussi chaste ?
Il rechercha un écho au violent désir qui l’agitait sur le visage de la jeune fille, mais celle-ci arborait de nouveau une expression vide, contemplant le néant derrière lui. Son élan fut stoppé net par l’amère sensation de désillusion qui l’avait déjà frappé plus tôt. Ses doigts empoignèrent avec fureur la chevelure soyeuse de Flavia.
— Tu penses encore à lui, tu n’es pas avec moi. Je te veux, je veux que tu sois avec moi maintenant, pas avec lui ! ragea-t-il en se relevant péniblement.
— Je n’y peux rien, murmura la jeune fille. Sa voix lui semblait étrangère à elle-même, comme dans un rêve.
Quand bien même j’aimerais être à vous, je lui ai autrefois assuré que je n’appartiendrais qu’à lui, et mon esprit revient toujours à cette promesse.
Ravalant la colère qui lui serrait la gorge, Alteri réajusta son pantalon, qui comprimait son sexe douloureusement tendu.
— J’espère que tu sais que tu vas beaucoup souffrir si tu acceptes de te soumettre au Boss, il est incapable de pitié, il va te mettre à l’épreuve jusqu’à te briser. Tu peux être certaine que c’est ce qu’il recherchera.
— Qu’il en soit ainsi, alors… Je n’ai qu’une promesse à tenir, le reste n’a aucune importance pour moi… conclut-elle dans un souffle.
Alteri se tut, percevant la mélancolie vraie qui étouffait sa voix, entrevoyant la spirale d’autodestruction dans laquelle elle s’était engagée. La voiture s’immobilisa, et Flavia arrangea rapidement sa tenue.
Avant de sortir, elle se retourna vers l’homme et s’excusa avec un sourire triste.
— Je vous remercie de votre douceur, j’ai eu l’impression de revivre ce soir un bref instant. J’aurais aimé vous rencontrer dans d’autres circonstances.
Le mafieux hocha la tête, puis se pencha alors vers elle. Sortant son mouchoir de soie de la pochette qu’elle ornait, il en recouvrit le collier de la jeune fille en le nouant par-dessus.
Flavia le remercia du regard, touchée de cette attention, puis quitta l’homme dont l’esprit restait troublé par un sentiment nouveau qui l’irritait.
Elle arpenta la Via dei Coronari, priant le ciel que ce soit la dernière fois qu’elle doive approcher de si dangereux ennemis. Ils avaient l’art de l’ébranler, malgré toute sa détermination.
Avant de se coucher, ses doigts caressèrent brièvement le mouchoir de soie, puis le dénouèrent, pour retirer avec soulagement le collier de chien que le Boss lui avait imposé. Il n’était pas question qu’elle le porte hors les instants qu’elle passerait auprès de lui. De toute manière, il ignorait son identité, pensait-elle, donc il ne pourrait vérifier si elle avait honoré sa volonté. S’enfouissant sous les draps, elle s’endormit sur cet espoir, car dès le lendemain, elle appellerait Marco pour s’enquérir du succès de l’opération.
Mais son sommeil fut agité de rêves où Leandro lui reprochait de l’avoir trahi.
— Tu m’as juré de n’appartenir qu’à moi, que tu ne t’approcherais plus d’un mafieux et de continuer à vivre comme avant et voilà que tu me trompes… Sur ces mots, son visage aux traits durs se métamorphosa pour prendre ceux d’Alteri, son regard vert d’eau se perdant dans le sien.
— Appartiens-moi, lui susurra-t-il avant de prendre ses lèvres dans un baiser passionné.
Couverte de sueur, elle s’éveilla alors que le petit matin parait les murs d’une belle couleur rose poudré, confuse et se sentant coupable de s’être donnée aussi facilement.
Sa première semaine à Rome ne s’était pas encore achevée qu’elle était déjà engagée dans une confrontation avec son principal professeur, le secrétaire d’ambassade et enfin avec le Boss et son Consigliare.
Si les choses continuaient d’aller à ce train, elle serait terrassée par l’épuisement avant les prochaines vacances. Il était vital qu’elle calme le jeu, car elle ne pouvait se battre sur autant de fronts à la fois.
Elle composa fébrilement le numéro de Fabio, espérant qu’il lui apporte enfin une bonne nouvelle.
Était-il parvenu à localiser l’antre du Boss, pour qu’elle puisse se donner un peu de répit ?
Ce fut Marco qui répondit, l’air agacé.
— Si tu m’appelles pour savoir si nous avons repéré le lieu où tu t’es rendue hier soir, je vais te décevoir. Apparemment, ils ont installé des brouilleurs d’onde GPS, même dans le véhicule. Nous allons donc procéder différemment, nous posterons des guetteurs sur les trajets probables qu’empruntera le véhicule, mais cela suppose d’avancer petit à petit pour ne pas nous faire repérer. Selon la longueur du trajet, cela peut nous prendre plus ou moins de temps, car je ne dispose que d’un effectif réduit. Je suis vraiment désolé, mais tu vas devoir y retourner.
Il hésita une seconde avant de reprendre.
— Est-ce qu’il t’a fait du mal ?
— Non… pour l’instant, mentit-elle, hésitant à s’ouvrir de ses inquiétudes auprès de ce redoutable assassin.
— On va essayer de faire le plus vite possible, lui assura-t-il après un nouveau silence.
Combien de temps a duré le trajet ?
— Environ une demi-heure, mais je pense soit qu’on a été pris dans des embouteillages, soit qu’on est resté en ville.
— Alors, son repaire est situé en ville, car tu n’aurais pas eu le temps de la quitter en trente minutes, fit remarquer Marco. Bon, je me mets au travail pour quadriller ton quartier afin d' anticiper ses prochains mouvements. Prends soin de toi, Flavia. Je te laisse, j’ai du pain sur la planche, conclut-il avant de raccrocher.
Flavia posa son téléphone en tremblant, il fallait qu’elle achète chèrement le temps dont Marco avait besoin. Elle réalisa alors à quel point elle craignait le Boss, devinant que sa monstrueuse barbarie n’avait pas de limites.
Le sadisme parfois bestial du capo napolitain faisait désormais pâle figure auprès de la froide cruauté du chef suprême de la Fiammata, car aucun principe ne le contenait.
Elle se vêtit avec difficulté, tâchant néanmoins de se raisonner pour raffermir son esprit. De toute manière, elle n’aurait pas le temps de s’apitoyer sur son sort le week-end qui s’annonçait, Vesari ayant exigé d’elle un travail pharaonique pour la semaine suivante. Il lui fallait dépouiller tous les fonds qui avaient trait à son sujet de mémoire, les synthétiser pour en extraire une problématique qui guiderait son introduction et son plan. Aussi, cette contrainte laborieuse parut salvatrice à la jeune fille car elle détournerait son attention de l’angoisse qui la tenaillait.
Pour l’heure, il fallait qu’elle apaise les tensions qui existaient entre elle et son professeur car elle ne supporterait pas de baigner constamment dans le conflit ou le danger. Elle avait désespérément besoin de quiétude dans ce tourbillon qui l’entraînait inexorablement vers le fond, lui semblait-elle.
Avant de partir suivre ses cours de la matinée, elle s’accorda un court repos au son de sa musique préférée, car seule la mélodie réussissait à la distraire un moment. Les notes de Sand and Mercury envahirent son esprit bouleversé et les puissants accords adoucis par le synthétiseur et la voix d’Anneke van Giersbergen répandirent un peu de la fameuse ataraxie à laquelle aspiraient les stoïciens. Leur philosophie lui serait d’une grande aide à l’avenir, songea Flavia, si cela était possible de raisonner ainsi son anxiété, et elle se promit de relire leurs ouvrages dès qu’elle en aurait le temps.
La chanson s’acheva sur une Flavia rassérénée. Heureusement que dans le feu de l’action, elle parvenait à davantage garder le contrôle sur ses émotions, il fallait donc qu’elle reprenne confiance en elle en les ensevelissant temporairement dans un coin de son âme.
Forte de cette résolution, elle se contraignit à avaler le double de sa colazione habituelle, soit deux cornetti à la confiture d’abricot, avant de rejoindre la Sapienza.
Angelo l’aborda dès qu’elle fut en vue de l’université, la saluant chaleureusement. Son tempérament cordial et enjoué lui fit un bien fou, et elle l’assaillit d’une foule de questions sur la ville en dégustant un cappuccino sur le parvis. Pour satisfaire sa curiosité, il lui offrit de la lui faire découvrir le week-end suivant, en s’accordant une pause dans un restaurant qu’il fréquentait et qui proposait la plus authentique cuisine romaine qui soit. Il se vanta également de connaître le plus savoureux caffè de Rome, donc d’Italie et par extension du monde. Flavia rétorqua en riant qu’il fallait aller à Naples pour déguster le meilleur caffè du monde, avant de s’engouffrer dans l’amphithéâtre. Étant ragaillardie par l’attitude badine de son camarade, les heures s’envolèrent jusqu’au déjeuner.
Alors qu’elle devisait gaiement avec lui, s’apprêtant à l’accompagner grignoter un morceau, elle vit Vesari s’avancer en sens inverse, entouré de son habituelle cour d’étudiantes tirées à quatre épingles, allant à sa rencontre.
Il était trop tard pour l’esquiver, elle se contenta donc de détourner le regard, le fixant sur Angelo, tout en se rangeant légèrement contre lui. Elle tenta de le faire dévier en pressant doucement son bras, mais il se contenta de la considérer, étonné de ce geste. Flavia rougit jusqu’aux oreilles, elle ne voulait pas que le jeune homme se méprenne sur son intention.
Le temps qu’elle reporte son attention sur le hall qui se déroulait devant elle, elle était quasiment nez à nez avec Vesari, certaine qu’il allait lui adresser un sarcasme, ainsi qu’il l’avait toujours fait jusqu’alors. Mais, celui-ci parut aussi gêné qu’elle de se retrouver en sa présence.
— Mademoiselle Mancini, débita-t-il lentement, comment allez-vous aujourd’hui ?
Flavia hésita un moment à répondre, médusée de cette formule de politesse.
— Je vais très bien, je vous remercie, j’espère qu’il en va de même pour vous, répartit-elle sur le même ton.
— Vous n’oublierez pas de venir me présenter vos trouvailles. Je suis d’ailleurs assez fier qu’une de mes élèves soit parvenue à mettre la main sur des publications rarissimes. A très bientôt, j’espère.
Le groupe qui escortait Vesari parut presque choqué de lui entendre tresser des lauriers à une autre personne qu’à lui-même, et Flavia, de son côté, n’en était pas moins étonnée.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? L’interrogea Angelo, stupéfait de la transfiguration de l’arrogant professeur.
— Je l’ai remis à sa place, je crois. Apparemment, il suffit de lui tenir tête pour l’amadouer, supposa Flavia.
En réalité, comme tous les lâches, il était fort avec les faibles et faible avec les forts, pensa-t-elle, amusée.
Elle avait donc choisi la bonne stratégie avec lui en s’imposant malgré tout. Après le terrible passage à vide qu’elle venait de vivre, tout cela était extraordinairement revigorant. Si elle n’avait pas sa vengeance à accomplir, elle n’aurait eu aucun mal à faire face aux difficultés de la vie quotidienne, songea-t-elle. Mais d’un autre côté, c’était bien les épreuves qu’elle avait traversées qui lui donnaient cette force nouvelle qui l’aidait à aller de l’avant quoi qu’il arrive. Néanmoins, réussirait-elle à poursuivre sa route quand tout serait fini ? Elle n’en était pas certaine, même si c’était la volonté de ceux qui avaient donné leur vie pour elle.
Pour l’instant, il fallait profiter de chaque moment de répit pour s’armer de courage afin d’atteindre l’objectif qu’elle s’était fixé.
Adressant un sourire radieux à Angelo, elle serra contre elle la pochette de cuir qui contenait ses cours et se dirigea vers la cafeteria.
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