Chapitre 25
Ace était enfin arrivé. Après plusieurs heures en train et quelques minutes de bus, il se tenait devant la maison familiale, dans la petite ville de Morristown.
À peine le portillon franchi, que la porte de la maison s'ouvrit en grand.
— Ace !
Une boule d'énergie remonta l'allée en courant, pyjama de nuit et chaussons, avant de se jeter dans ses bras.
— Cassie, tu vas attraper froid ! gloussa Ace en la réceptionnant.
La jeune fille enfouit sa tête dans le creux de son cou et le serra fort contre elle.
— Tu m'as tellement manqué, gémit-elle.
Elle ravala un sanglot étouffé. Ace raffermit ses bras autour d'elle.
— Toi aussi minipousse, souffla-t-il, le cœur serré de retrouver sa petite sœur.
Il la reposa mais elle refusa de le lâcher pour autant.
— Hija, laisse ton frère entrer. Et reviens te mettre au chaud tonna une voix à l'entrée de la maison.
— Écoutons papa, ou il va se fâcher.
— Comme s'il en était capable.
Mais elle obéit, et laissa son frère respirer. Elle voulut l'aider à porter sa valise mais s'avoua vaincue par le poids de celle-ci. Elle prit la main libre de son frère et le pressa pour rentrer.
L'homme qui les accueillit s'écarta pour les laisser passer. Ace laissa tout tomber pour serrer son père dans ses bras. Son étreinte virile et ses bras forts lui avaient manqué. Lorsqu'il l'embrassa, il vit ses yeux brillants. Il remarqua les marques du temps sur son visage, ses joues mal rasées et ses rides au coin de ses yeux. Il semblait avoir maigri. Ace se promit de questionner Cassie à ce sujet.
— Laisse tes affaires ici, tu les monteras plus tard. Allons dîner, tu dois être mort de faim. Je suppose qu'un grand gaillard comme toi doit engloutir des tonnes de nourritures ! Ajouta-t-il en posant sa main sur l'épaule de son fils. Regarde-toi, tu as encore pris du muscle depuis la dernière fois, non ?
— Papa a cuisiné une paella tout seul. Je n'ai même pas eu besoin de l'aider.
— Mes talents se sont améliorés, annonça fièrement Felipe.
C'était Isabella qui cuisinait, avant.
Ils se dirigèrent dans la cuisine. Le couloir qui y menait était décoré par des cadres-photo de la famille. On pouvait y voir Ace quand il avait sept ans, tenant sa petite sœur sur ses genoux. Il y avait aussi un cliché de toute la famille ainsi que des parents d'Andreï, qui fêtaient les quarante ans de Felipe.
— Nous n'avons pas encore goûté, indiqua Ace, le sourire aux lèvres.
— Eh bien mange , tu m'en diras des nouvelles !
Ils s'assirent et firent honneur du repas. Felipe s'était surpassé et bientôt, il ne resta plus une seule miette de la paella.
Son père et sa sœur ne cessèrent de poser des questions sur la fac. Ace en profita pour leur annoncer sa réussite aux examens ; il avait eu les résultats quelques jours plus tôt mais il avait attendu car il voulait leur dire en personne. Felipe et Cassie sautèrent de joie, son père s'empressa d'aller ouvrir une bouteille de champagne pour trinquer. Sa sœur en réclama mais Felipe lui refusa. Elle fit alors les yeux doux à son frère pour qu'il interfère en sa faveur : elle avait quinze ans, une gorgée ne lui ferait rien du tout. Felipe n'eut d'autres choix que de céder, il avait déjà du mal face à Cassie seule, alors si ses deux enfants s'y mettaient, il n'avait aucune chance. La jeune fille claqua un gros bisou sur sa joue avant d'enlacer son père.
Au dessert, ils évoquèrent la scolarité de Cassie et des nouveaux amis qu'elle s'était faits.
— J'ai rencontré un garçon, annonça timidement la jeune fille. Il s'appelle David.
— Il a quel âge ? demanda aussitôt Ace.
— Quinze ans, aussi.
— Papa le connaît ?
— Non.
— Tu l'as embrassé ?
— Ace, interrompit Felipe. Arrête ton interrogatoire et laisse ta sœur respirer.
Cassie remercia silencieusement son père.
— Tu ne dois pas te laisser distraire par les garçons. Ils sont cons et ils ne veulent qu'une chose...
— Tu te souviens de comment tu étais à son âge ?
Ace grimaça.
— Justement...
— Je suis sûr qu'elle sait ce qu'elle fait.
Cassie tira la langue à son frère. Ace avait tendance à la surprotéger depuis la mort de leur mère ; il ne voulait pas qu'elle souffre autant que lui.
— Et toi, alors ? contrattaqua Cassie. T'as une petite copine ?
Ace faillit s'étouffer avec sa gorgée de champagne. Il toussa plusieurs fois, des bulles lui piquant la gorge.
Felipe regardait ailleurs mais il était certain que son père attendait impatiemment sa réponse.
— Non, je n'ai personne. C'est mieux comme ça.
Ce n'était pas un mensonge ; Vanessa n'était pas sa petite amie. Quant à Tyler...
Cassie plissa les yeux comme si cela pouvait lui donner le pouvoir de lire dans l'esprit de son grand frère, mais n'insista pas.
Le repas se poursuivit dans l'allégresse. La petite famille était réunie à nouveau et Ace se sentait bien, entouré par les deux personnes qu'il aimait plus que tout au monde.
Une blague de Cassie les fit rire et le visage de la jeune fille s'illumina. Elle ne cessait de se tortiller sur sa chaise, il était impossible qu'elle reste en place bien longtemps. Elle était une vraie boule d'énergie, toujours joyeuse et lumineuse, l'exact opposé de son grand frère. Bien qu'elle avait elle aussi très mal vécue la mort de sa mère, elle avait mis un point d'honneur à essayer de retrouver sa joie de vivre. Elle répétait que c'était ce que Isabella aurait voulu, qu'ils continuent de rire, et d'aimer. Cassie avait beaucoup aidé son frère, même s'il ne le lui avait jamais vraiment avoué. Elle avait été celle qui l'avait aidé à remonter des ténèbres dans lesquels il s'était enfoui et à travers elle, il retrouvait sa mère.
Il se rappellerait toujours de ces soirs où, la douleur se faisant trop insoutenable, Cassie le rejoignait et se faufilait dans son lit. Il l'accueillait alors et refermait ses bras autour d'elle. Souvent, ils pleuraient ensemble, jusqu'à que les larmes se tarissent et que la fatigue l'emporte, leur permettant un court instant de s'échapper de la réalité. À deux, la douleur était supportable. À deux, on était plus forts.
Felipe, lui, se devait d'être solide devant ses enfants. Mais quand il les surprenait pelotonnés dans les bras l'un de l'autre, son cœur se brisait un peu plus chaque fois. Il refermait alors doucement la porte de la chambre et s'écroulait dans le couloir. Le lendemain, il leur préparait leur petit-déjeuner et venait les embrasser.
Lorsque le repas se termina, Cassie partit se coucher. Elle aurait voulu rester un peu plus longtemps pour profiter du retour d'Ace mais elle était exténuée et son père l'avait forcé à aller au lit.
Felipe termina de ranger la cuisine, Ace en profita pour s'éclipser. Il rejoignit le salon et s'approcha, presque timidement, de la cheminée. Il leva les yeux sur le grand cadre qui trônait sur le mur au-dessus.
— Hola, mamá.
Le portrait d'Isabelle lui souriait. Elle était là, comme emprisonnée dans une jeunesse éternelle. Sa bouche toujours rieuse, les rides au coin de ses yeux qui lui donnaient un air espiègle, sa longue chevelure brune. Elle semblait si réelle, si vivante. Elle était assise, son menton posé sur sa main, la tête légèrement penchée. Elle portait les boucles d'oreilles que son mari lui avait achetées pour son anniversaire.
C'était le jour de ses quarante-deux ans. Un an avant que le cancer n'apparaisse. Un an avant qu'il ne brise leur vie et leur famille. Felipe lui avait demandé de prendre la pause, appareil photo en main, et elle avait ronchonné. Felipe lui avait alors dit quelque chose, trop bas pour qu'Ace entende. Elle avait éclaté de rire. Il avait appuyé sur le bouton.
— J'ai tant de choses à te raconter... J'aurais aimé que tu sois là pour me donner tes conseils.
Sa voix se brisa. Il souffla doucement pour chasser la boule qui lui bloquait la gorge. Isabela semblait regarder son fils bien-aimé.
— Te hecho de menos, souffla-t-il.
Tu me manques. Une larme perla au coin de son œil qu'il chassa d'un geste presque rageur. Il sentit alors un bras se poser autour de ses épaules. Ace s'appuya contre son père, et ils restèrent à contempler celle qui fut une épouse et une mère.
— Nous irons la voir demain, si tu veux.
— D'accord, chuchota Ace.
Il ne voulait pas se trahir.
— Allons discuter un peu, toi et moi.
Felipe poussa son fils devant lui, prit des plaids d'une main, deux bières qu'il avait emmenée de l'autre et ils sortirent sur la terrasse.
Ils s'emmitouflèrent, décapsulèrent leurs bouteilles et les sirotèrent en silence, écoutant les bruits de la nuit. Puis, Felipe prit la parole :
— Quelque chose a changé chez toi, depuis cet été.
Ce n'était pas un reproche, loin de là.
— C'est vrai. Je m'en suis aussi rendu compte.
— Tu es plus souriant, et je sais bien que ce n'est pas le fait de rentrer pour Navidad voir ton vieux père (il s'attira une moue réprobatrice). Tu semblais... plus heureux pendant le dîner. Même si tu masques quelque chose.
Ace était surpris, il ne pensait pas que son père le percerait à jour. Felipe dut comprendre l'air étonné de son fils :
— Eh oui, tu ne peux plus rien me cacher, j'ai fini par développer mon sixième sens, moi aussi.
Ils se sourirent et Ace prit une gorgée de sa bière.
— Je suis là si tu veux en parler.
Ace plongea son regard dans l'obscurité de la nuit. Il avait soudain peur d'affronter celui de son père.
— J'ai rencontré un ami.
— Ce n'est ni Andreï ni Matthew.
Il secoua la tête.
— Eh bien garde-le précieusement près de toi, cet ami. Quelqu'un qui arrive à te donner le sourire et qui sait tirer le meilleur de toi-même doit toujours rester près de toi. Ces personnes sont rares de nos jours.
Le visage d'Ace s'assombrit. Il fixa le goulot de sa bière et fit tourner le liquide ambré.
— J'ai peur que ce soit trop tard, souffla-t-il.
— Pourquoi ?
— Je l'ai blessé. Tu me connais, je me suis emporté et je lui ai fait du mal. Plusieurs fois. On ne s'est pas reparlé depuis, et je ne suis pas sûr qu'il me pardonnera à nouveau.
— Si une personne t'aime et que tu fais tout pour regagner sa confiance, que tu lui montres que plus jamais tu ne recommenceras, alors elle te pardonnera. Mais tu ne devras plus jamais recommencer. Une personne, ce n'est pas un jouet, elle a un cœur et des sentiments aussi forts que les tiens, des forces et des faiblesses. Si tu la prives de ses forces, tu la briseras pour de bon.
Ace souffla bruyamment.
— Je sais. Mais je suis perdu dans mes sentiments, je ne sais plus quoi penser.
Il se tourna vers son père et le regarda. Alors, il fit ce qu'il faisait toujours avec sa mère quand il avait besoin de son aide.
— Qu'est-ce que tu ferais à ma place, si des sentiments contradictoires se bousculaient dans ta tête? Si tu avais envie d'explorer ces... choses que l'autre te fait ressentir mais que cela te terrorise en même temps car tu ne sais pas ce qui t'attend et comment t'y prendre parce que tout est nouveau pour toi ? Tu franchirais le pas ?
Felipe prit le temps de réfléchir. Il avait compris l'appel à l'aide de son fils, le même qu'il employait avec sa mère. Il se devait d'être franc.
— Écoute, hijo, je ne suis pas mamá, et je ne vais pas me mettre à sa place. Je vais te dire ce que moi, Felipe Cruz, ferait, même si je pense qu'Isabella t'aurait dit la même chose. Si tu te sens prêt à plonger dans cet inconnu et que tu sais que cette personne sera là pour toi pour l'affronter ensemble, alors fais-le. Qui sait ce qu'il en ressortira ? Même si tu risque de douter ou de souffrir, de ne pas comprendre ou d'avoir peur, je sais que les bénéfices que tu peux en tirer en valent la chandelle. Tu découvriras une nouvelle partie de toi, tu te sentiras plus entier. Même si, au bout du compte, ce n'est pas terrible, tu auras tenté et tu n’auras rien à regretter. Et tu pourras toujours compter sur moi pour te venir en aide.
Les yeux d'Ace brillèrent dans la pénombre. C'était tout ce qu'il avait besoin d'entendre. Il se jeta au cou de son père et le serra fort dans ses bras.
— Te quiero, hijo.
— Te quiero también, papá.
Père et fils se séparèrent. Ace grelotta et resserra sa couverture autour de lui.
— Je vais me coucher. Bonne nuit.
— Fais de beaux rêves, lui souhaita Felipe.
Ace monta les escaliers, plus apaisé que jamais. Il venait de prendre sa décision. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, mais un frisson d'excitation le parcourut. Il se promit de se faire pardonner.
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