Chapitre 5 - Après-midi détente entre amis

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« Shany, à table ! » lança d’une voix forte Paula du bas de l’escalier.

« Je crois que tu devrais monter. » fit Firmin avant de se diriger vers la cuisine.

« Tu crois qu’elle s’est endormie ?

— Simple déduction, levée de bonne heure, voyage de trois heures et changement d’air total… »

Paula prit un air étonné mais en règle générale, Firmin était fort à ces petits jeux de déduction. Son frère et elle, c’était tout simplement le jour et la nuit. A lui, les antennes pour détecter le bruissement d’aile de papillon à trente mètres et à elle, la sensibilité d’un éléphant dans un magasin de porcelaine. Le monde n’était pas juste. Elle grimpa l’escalier et alla gratter à la porte de la chambre de Shany. Elle posa son oreille contre le panneau de la porte et comme elle n’entendit rien, elle fit tourner tout doucement la poignée. Elle passa la tête à l’intérieur de la chambre et vit Shany qui dormait à poings fermés. Elle s’approcha sur la pointe de pieds, prit une grande inspiration :

« Debout, là-dedans, matelot ! »

Réveillée en sursaut, Shany faillit partir à la renverse de l’autre côté du lit. Son amie la rattrapa.

« Purée, Paula ! Évite de me faire des frayeurs comme ça !

— Roh… Désolée mais c’était vraiment trop tentant.

— Ouais bah, c’est pas cool quand même… Qu’est-ce qu’il y a ?

— On a préparé à manger en bas. Si t’as faim, c’est maintenant !

— Sûr que j’ai faim, et en plus si c’est pas toi derrière les fourneaux, ça sera deux fois oui. »

Paula lui tira la langue et, mimant la désinvolture, elle sortit de la pièce.

*

« Je me mets où ? demanda Shany en tournant autour de la table.

— Où tu veux mais évite la place la plus proche du chemin qui mène à la cuisine, je pense que Firmin t’en voudra sinon, fit Paula. Soupe en entrée, ça te va ?

— Ce ne sera pas de refus, il fait plutôt bon ici mais je suis gelée de l’intérieur.

— Ah, c’est le truc ici, si tu décides de te poser quelque part sans bouger, faut que tu enfiles trois couches de vêtements au minimum ! Sinon, faut que tu bouges ! Mais tu vas voir, tu vas t’y faire. »

Paula tendit le bras vers Shany pour qu’elle lui donne son bol. Elle enleva le couvercle de la soupière pour y plonger la louche qu’elle tenait de l’autre et une bonne odeur de légumes et d’herbes aromatiques emplit la pièce.

« Hum, je ne sais pas si c’est bon mais ça sent drôlement bon. Cela fait bien dix ans que je n’avais pas mangé de vraie soupe… C’est une vraie soupe, hein ?

— Oui, c’est une vraie soupe avec des vrais légumes et des vraies herbes… Mon dieu, t’es vraiment une enfant biberonnée à la nourriture agro-industrielle… Je n’en reviens pas… Dis-moi, tu sais que les poissons ne naissent pas sous la forme de petits parallélépipèdes et que la panure, ce n'est pas leur fourrure ?

— Ah, ah, ah, je suis morte de rire… Mais bon, je dois reconnaître qu’après la mort de ma grand-mère, côté maternelle, je n’ai pas vraiment eu l'occasion de manger des plats réellement faits maison. Côté paternel, je suis quasi certaine que Mamie n’a jamais mis les pieds dans une cuisine. Mes parents étaient un peu des caricatures de la société du plat cuisiné réchauffé à la poêle, au four ou au micro-ondes. A vrai dire quand j’étais petite, j’étais persuadée que c’était ça, faire la cuisine : ouvrir une boîte prise dans le frigo et tout l’art culinaire, c’était de savoir comment le faire correctement réchauffer… Et tadam, tu devenais un vrai chef étoilé ! »

Paula prit un air navré teinté de miséricorde.

« T’as vraiment pas eu une enfance facile ma pauvre alors… Vas-y, goûte-moi ça et dans cinq minutes, tu vas m’en redemander ! »

Shany prit le bol que Paula avait rempli presque au ras-bord et après avoir soufflé copieusement dessus pour faire refroidir le breuvage, elle le porta à ses lèvres. Effectivement, c’était un délice. La chaleur de la soupe la réchauffa un peu de l’intérieur.

« Je peux en avoir un autre bol ? »

*

Le repas se termina sur la touche poivrée d’une infusion de Rooibos de Noël. Shany ne connaissait pas et quoiqu’elle affectionnât le café plus que tout autre boisson, elle se laissa tenter.

« C’est quoi le programme après ?

— Vu que tu ne connais pas du tout le coin, je propose que nous allions nous promener sur le sentier des douaniers. C’est le moins que l’on puisse faire, sinon personne ne te croira quand tu diras être allée du côté de Perros-Guirec sans avoir arpenté le fameux sentier… C’est un peu comme si tu allais à New York que tu zappais la statue de la Liberté, ou si t’allais à Paris sans aller voir la tour Eiffel, tu vois ? Bon, vu le temps et que le soleil n’est pas vraiment de la partie, tu ne verras pas la carte postale en couleurs mais uniquement en noir et blanc. Ça vaut le détour quand même, tu vas voir. Par contre, je vais te prêter un coupe-vent... Il sera plus adapté que ton manteau. Tu vas voir, ça souffle aujourd'hui. Si tu ne te couvres pas correctement, tu vas vite te cailler les miches comme on dit chez moi ! »

Ils prirent une vingtaine de minutes pour se préparer. Comme promis, Paula prêta un joli ciré jaune à Shany. Il lui était un peu trop grand mais dans les grandes largeurs, ça passait.

« De toute manière, t’es cute comme ça. Je pourrais t’habiller avec un sac poubelle, ça n’y changerait rien. C’est parfois même hyper-désespérant pour moi et mon amour propre, ma chérie… Et je sais de quoi je parle ! »

Shany se mit à rire. Elle adorait quand Paula jouait à se donner de grands airs. Elle poussait la chose tellement dans la caricature qu’on finissait toujours par croire que ce n’était plus de la comédie.

« Allez, en route, ma louloute ! Fifi nous attend devant le garage. » fit Paula en lui faisant un clin d'œil.

*

Ils prirent la voiture car le début du sentier se trouvait au niveau de la plage du Trestraou, du côté opposé de Perros-Guirec. Shany connaissait les plages et la mer au travers de celles de New York, Orchard Beach ou Coney Island. Cela n’avait que peu de points communs avec le paysage qu’elle découvrit. Elle avait déjà vu des photos sur Internet et si elle avait pu s’en faire une vague idée avec des efforts d’imagination, cela n’avait rien de comparable avec la réalité.

Le sentier des Douaniers était ni plus ni moins qu’un chemin de randonnée qui serpentait le long de la côte aux falaises de granit rose. Shany n’avait aucune idée des nuances que pouvaient prendre la mer, les buissons et la végétation rase. Elle était certaine d’une chose que le soleil devait sûrement pousser les contrastes et raviver en quelque sorte les couleurs de chaque partie. Par endroit, cela sentait le fenouil sauvage, à d’autres, les odeurs de la végétation étaient balayées par celles des embruns marins. A plusieurs reprises, Shany laissa la fratrie Kerembellec prendre un peu d’avance et s’amusa à s’arrêter en haut d’une crête, fermer les yeux pour laisser le vent lui mordiller le visage. Elle prit alors une grande respiration et remplit ses poumons de l’air salin. Shany s’exclama à l’intention de Paula revenue à sa hauteur :

« Wahou ! Ça fait du bien de respirer de l’air pur ! fit-elle en étirant ses bras vers le ciel

— Pur, pur… Doucement, t’es en Bretagne, tout de même, pas au milieu de l’Amazonie… Mais bon, c’est sûr que c’est toujours mieux qu’un air chargé de particules de gasoil !

— C’est bizarre ces empilements de pierres qu’on a vu tout à l’heure, c’est vraiment naturel ?

— Ça l’est… Tout ce qu’il y a de plus naturel. Je ne vois pas comment ça pourrait être autrement… A moins d’être super balèze et de ne rien avoir à faire de la journée… Et encore… J’aime bien le loufoque et le farfelu mais là, ça dépasserait d’un peu loin mon entendement.

— N’empêche, ça ne te manque pas ?

— Quoi ? La mer, le vent et mes jolies falaises ? Bien sûr que si, mais bon, pour faire mes études, je n’avais pas trop le choix… Un peu comme toi… Quoique je ne suis pas allée jusqu’à partir à l’étranger, moi… »

Les deux amies reprirent la route. Firmin qui avait pris de l’avance était arrivé à une bifurcation et leur faisait de grands signes.

« Qu’est-ce qu’il veut ? demanda Shany.

— Je n’en ai pas la moindre idée. »

Lorsqu’elles arrivèrent, Firmin leur proposa :

« Il y a un café à deux cents mètres un peu dans les terres. Cela vous dit de faire une pause là-bas ?

— Volontiers. » fit Shany.

*

L’établissement, la Tavarn ar Valtouterien, n’était effectivement pas très loin et il leur fallut moins de trois minutes pour l’atteindre. C’était une grande bâtisse en pierre. Il semblait que de tout temps, cela avait été une sorte de taverne. L’intérieur était immense avec dans une aile, une aire avec de grandes tables de bois brut et sur l’autre aile, un espace qui ressemblait un peu à un vieux pub anglais où l’on pouvait jouer aux fléchettes et à des jeux de société. Ils s’installèrent mais Paula profita de l’occasion pour faire un tour aux toilettes.

« Alors comment trouves-tu le pays ? demanda Firmin.

— Tu me demandes ça à propos de la France ou bien seulement de la Bretagne ?

— Euh, bah sûrement un peu des deux, je pense mais je parle surtout d’ici. Moi je ne suis pas comme Paula, je ne suis jamais parti de la région.

— Disons que j’aime bien. Cela ne ressemble à aucun endroit où je suis déjà allée, donc c’est un bon point. Après, peut-être que je me trompe mais je pense que la saison ne me montre pas la région sous son meilleur jour mais je m’en contenterai.

— Tu n’as pas tort mais tu sais, même en cette saison, c’est bien d’en profiter. Au-delà de la carte postale, personnellement, j’aime bien me calfeutrer sous une couverture dans un canapé devant un bon feu et un bon bouquin à lire. Je sais qu’il y en a qui détestent mais moi, je dis que ces gens ne comprennent rien à la vie. »

Shany sourit. Elle ne savait pas quoi répondre. D’un côté, elle avait l’impression d’être “ces gens” car elle ne se reconnaissait pas dans la description d’une personne qui apprécie de se calfeutrer sous une couverture. Mais, d’un autre côté, elle n’était pas certaine de ne pas en avoir un peu envie quand même. Elle se dit que c’était sûrement dû au mélange de vies qu’elle avait connues dans son enfance et des allers-retours continuels qu’elle avait fait entre Saint-Albans et New-York.

« Si c’est pas indiscret, pourquoi faisais-tu des allers-retours constamment entre les deux ? » demanda Firmin.

Shany eut un flottement. Elle ouvrit la bouche, puis se reprit. Elle détourna le regard puis revint sur Firmin.

« Je n’ai jamais eu vraiment envie d’en parler mais disons que les circonstances ont fait que la période a été difficile dans la famille et qu’en vivant chez ma sœur, on est arrivé un peu mieux à me canaliser.

— Ta sœur, c’est elle qui vivait sur New-York ?

— Oui, enfin, c’est surtout son appartement qui était à New-York, ma sœur, elle, elle était toujours partout et nulle part à la fois. C’est sa marque de fabrique. »

Firmin hocha la tête. Il ne comprenait pas tout et mourrait d’envie de poser d’autres questions mais il était évident qu’il était déjà en train de marcher sur des œufs dont la coquille était fêlée.

« Vous avez commandé ? » demanda Paula.

Firmin poussa un soupir de soulagement.

« Bah dis donc, dis tout de suite que je vous ennuie… J’interromps quelque chose ?

— Mais non, andouille. Et non, on n’a encore rien commandé. On n’a même pas encore ouvert la carte pour tout te dire. »

*

Après le café, ils décidèrent de faire demi-tour. L’heure tournait et surtout la nuit tombait de bonne heure. Il faisait déjà frais lorsque le soleil était caché derrière les nuages alors lorsqu’il se couchait, la température chutait complètement. Ils retournèrent donc en direction de la voiture.

Une fois arrivés à la maison, Firmin indiqua qu’il avait besoin d’un peu de temps pour préparer le repas du soir. Pour patienter, Paula proposa à Shany de faire quelques parties de Rami.

Le dîner fut un moment plus qu’agréable. Peu avant, Raphaël, le voisin, vint les rejoindre. Firmin l’avait croisé plus tôt dans la journée et ce dernier lui avait confié qu’il venait de se faire larguer par sa copine. Contrairement à sa sœur, pourvu d’un tempérament miséricordieux, Firmin lui avait proposé de se joindre à eux pour la soirée plutôt que de broyer du noir.

Firmin avait préparé des mets simples et délicieux. En entrée, une petite omelette aux lardons, saupoudrée de miettes de truffes, un régal pour les papilles. Ensuite, un steak d’espadon aux herbes accompagné d’une farandole de petits légumes. Pour l’accompagner, Firmin sortit une bonne bouteille de vin blanc de la cave, une cuvée qu’il avait récupéré auprès d’un ami producteur dans la région. Et en dessert, il avait concocté un tiramisu tout simple mais parfait pour terminer le repas. Ceci acheva de démontrer que sans conteste, il était un hôte, un cuisinier, un homme de maison hors pair.

« La grande question que tout le monde se pose à chaque fois… fit solennellement Paula. Nom de Doué, comment ça se fait qu’il est encore célibataire. »

Après le repas, pour agrémenter les discussions, digestifs et tisanes réglementaires, Firmin proposa à ses hôtes une partie de poker et ils jouèrent ainsi jusqu’à vingt-trois heures. Malgré le contexte, Raphaël se révéla un convive très agréable. Le jour, il était mécanicien auto et la nuit, musicien. De toute évidence, sa passion pour la musique était bien plus prononcée que celle de la mécanique. Il ne désespérait pas de pouvoir en faire son activité principale mais c’était compliqué et il semblait que cette obstination n’était pas étrangère à son récent largage.

« De toute façon, pour elle, la musique n’était qu’une distraction plaisante pouvant servir de sujet de discussion avec ses amies. Elle ne comprenait pas grand-chose et n’avait aucun sens musical. »

Par curiosité, Shany posa la question de savoir ce qui pouvait les rapprocher car à l’entendre, il semblait n’avoir rien en commun.

« Bah… C’est justement cela qui est intéressant. J’ai du mal à concevoir une relation avec une personne qui serait comme une sorte de jumelle de passion…

— Moi, j’aurais plutôt le sentiment contraire. Comme quoi, le monde est quand même très varié dans les attentes des uns et des autres. »

Sur cette bonne parole, Shany s’excusa auprès de tout ce petit monde car elle était fatiguée. Elle prit donc congé et remonta dans sa chambre pour aller dormir.

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