Chapitre 9 - Joyeux Noël, Clara!
Lorsque le téléphone se mit à vibrer à quatre heures du matin, Shany sursauta et s’empressa de couper l’alarme avant que la sonnerie ne résonne dans toute la maisonnée. Elle se redressa sur le lit puis composa le numéro de sa nièce.
« Allo ?
— Salut. C’est Tata.
— Je sais. Tu sais que je vois ton numéro quand tu m’appelles ? »
Clara n’était pas de bonne humeur. C’était prévisible.
« Je voulais te souhaiter un Joyeux Noël même si je ne suis pas avec toi. J’aurais bien voulu mais j’ai un examen la semaine prochaine et je ne pouvais pas le décaler. Et je ne pouvais pas non plus me permettre de faire deux aller-retours Paris-New York en moins d’un mois. Je n’ai pas vraiment les moyens.
— Mouais, je sais mais bon…
— Comment ça se passe là-bas ?
— Mmm… Y a Mamie Marine et Papy Wyatt qui sont venus mais ils sont repartis là. Ils étaient fatigués car ils ont fait le voyage dans la journée. Du coup, il n’y a plus que moi et Papa, là. Papy Jack passera demain midi et restera tout l’après-midi, je crois.
— Ta mère n’est pas là ?
— Evidemment que non. De toute manière, elle n’est jamais là. Elle préfère passer Noël en Birmanie. On n’a même pas de nouvelles d’elle depuis deux ou trois jours. »
Shany regretta d’avoir abordé le sujet de sa sœur. Elle soupira :
« Je suis sûre qu’il y a une bonne raison pour qu’elle n’ait pas pu revenir et donner de nouvelles. Mais dès qu’elle le pourra, je sais qu’elle t’appellera. Ta mère a toujours été fâchée avec le calendrier. Le nombre de fois où elle a réussi à me souhaiter mon anniversaire à la bonne date doit se compter sur les doigts d’une main. J’ai demandé à mes parents à l’époque si on pouvait pas me l’échanger mais on m’a dit qu’elle n’était plus sous garantie. »
Shany se tue un instant en essayant de percevoir dans la respiration de sa nièce, un indice qui eût pu lui indiquer qu’elle avait réussi à la faire sourire. Mais ce ne fut pas le cas alors elle enchaîna :
« Je serai à New York pour le nouvel an et pour deux semaines. Je viendrai te voir tous les jours. »
C’était pathétique de sa part. Elle disait cela à sa nièce comme s’il y avait moyen de marchander sa présence contre une once de gaîté dans sa voix.
« Sinon, tu n’as pas reçu mon cadeau ?
— Si, je l’ai bien reçu. Et je pense que je vais mettre un certain temps pour l’assembler.
— Oui, je crois bien. Il doit y avoir un millier de pièces si je ne me trompe pas. »
Shany sentit que la voix de Clara venait de changer. Clara avait développé une passion pour les maquettes en bois depuis quelques années. Au départ, il n’y avait qu’une trentaine de pièces et désormais, Shany essayait de trouver celles qui étaient les plus belles et les plus complexes. Celle qu’elle avait trouvée cette fois-ci était une réplique miniature de Big-Ben et le plus extraordinaire, c’est qu’à la fin, le pont était manœuvrable.
« J’ai demandé aux infirmières d'avoir une plus grande table. Je ne sais si je l’aurais demain.
— Tiens-moi au courant si elles ne t’en trouvent pas une. Je m’arrangerai pour t’en avoir une.
— Oui. Tu es où, là ?
— Dans la maison du frère de Paula, en Bretagne. Vu que je ne rentrais pas, Paula m’a proposé de passer Noël avec elle et sa famille.
— Et c’est bien ?
— C’était… Il est quatre heures du matin, ici. Oui, c’était un peu bizarre mais la famille de Paula est gentille, donc la soirée a été agréable. Mais bon… Tu m’as manqué et je me suis couchée plutôt que tout le monde pour pouvoir t’appeler. »
Clara ne dit rien mais le bruit de sa respiration permit à Shany de savoir qu’elle l’avait touchée.
« Je ne t’ai pas envoyé ton cadeau. Il t’attend là dans ma chambre et si tu le veux, il faudra que tu viennes. » fit Clara.
« Je rêve ou tu es en train de me faire chanter, là ? fit Shany dans un gloussement de rire étouffé. Mais bon, je crois que je vais me faire à l’idée… En revanche, je ne vais pas accepter sans y mettre mes propres conditions… Voyons voir… Une vingtaine de gros câlins ?
— Vendu. » fit Clara.
Shany ne put s’empêcher de sourire. Elle avait gagné et elle était heureuse d’entendre sa nièce reprendre un ton de voix qui lui correspondait mieux. Elle en profita pour enchaîner sur d’autres sujets, tant est si bien qu’elle ne vit pas l’heure tourner. Cependant sur les coups de cinq heures, elle entendit Patrick râler dans le fond car il était vingt-trois heures à New York et il était temps de laisser Clara dormir même si celle-ci ronchonnerait à coup sûr.
« Je t'embrasse. » fit-elle en raccrochant.
Elle regarda le plafond en imaginant un moyen de voyager dans le temps pour se propulser directement une semaine plus tard. Mais bon, la réalité de sa fatigue la rappela à l’ordre et elle posa son téléphone sur sa table, se retourna dans son lit puis s’endormit dans la minute qui suivit.
*
Le lendemain matin, Shany se réveilla vers les coups de neuf heures et elle fut bien heureuse de bénéficier de l’accès à sa salle de bain directement. D’ordinaire, lorsqu’elle couchait à l’extérieur, il y avait toujours cet espace de temps où il faut se réveiller et attendre que ses hôtes se lèvent, les rejoindre pour prendre le petit déjeuner et encore attendre de négocier une place pour la salle de bain, tout en évitant de trop forcer la main même si elle était souvent impatiente d’y passer en premier. Elle n’y pouvait rien : à partir du moment où elle se levait, elle ne savait pas traînasser dans son lit ou dans un appartement sans se débarbouiller.
Une fois, rafraîchie, elle décida, même si toute la maisonnée semblait dormir à poings fermés, de descendre à la cuisine, histoire d’ingurgiter un bon bol de café et d’ensuite tenter d’aller faire un tour sur le bord de mer. Le ciel était clair et la température étonnamment douce, il fallait donc en profiter.
Lorsqu’elle se retrouva dans l’entrée sur le point d’enfiler chaussures et manteau, elle croisa la mère de Paula.
« Oh ! Vous êtes bien matinale. Cela me change de n’être pas la seule à errer dans une maison qui dort à poings fermés et à vouloir aller se dégourdir les jambes. Cela vous dérange si je vous accompagne ?
– Pas du tout, fit Shany
– Je suis contente que vous soyez amie avec ma fille, vous savez ?
– Euh, non… Je ne savais pas mais je suis contente. Moi aussi… Que vous le soyez… »
Marie-Claire gloussa gentiment :
« Oui, je comprends bien que dit comme ça, c’est un peu étrange mais je vais vous expliquer. Vous ne le savez peut-être pas mais Paula est une bonne fille. Mais pour ce qui d’avoir une idée de ce qu’elle voulait faire, de prendre une vraie décision d’aller à gauche ou à droite, c’est une vraie plaie ! Je sais, je ne devrais pas dire cela. Ayden me dirait que je suis mauvaise langue et que j’en ai que pour Firmin mais ça n’a rien à voir. Tout ça pour dire que depuis que vous êtes avec ma fille, ça fait quoi ? A peine quatre mois ? J’ai l’impression qu’on m’a changé ma fille. Même son père l’a remarqué. Elle sait ce qu’elle veut faire maintenant la gosse ? m’a-t-il dit la semaine dernière. Et moi je lui ai dit que j’en avais bien l’impression… Alors continuez comme ça ! Je suis prête. On y va ? »
Shany acquiesça. La balade en bord de mer allait être un peu moins reposante qu’elle l’avait imaginée. Malgré le côté pipelette invétérée qui devait être génétique dans la famille car Paula était à cent pourcents pareil que sa mère. Celle-ci était aimable et cela risquait d’être assez drôle et plein de promesses pour constituer des dossiers utilisables pour les opposer gentiment à Paula en cas de nécessité de négociation. Shany entendit intérieurement son rire machiavélique et reprenant une constance plus ordinaire, elle emboîta le pas de Marie-Claire.
*
Elles descendirent le chemin des Goémoniers pour atteindre la plage de Penn an Hent Névez. Le vent du large était frais mais le soleil avait décidé de montrer son nez et de ce fait, la température était douce. Shany regarda la ligne d’horizon et laissa échapper :
« Vivement la semaine prochaine… »
Marie-Claire tourna la tête vers la jeune fille.
« Vos parents vous manquent, c’est ça ?
– Oui et non. Je n’ai pas la même relation avec mes parents que celle que vous avez avec Paula et Firmin.
– Vos parents sont divorcés ?
– Non pas du tout. Même si cela aurait pu arriver à une certaine époque.
– Du coup, je ne comprends pas. »
Shany chercha ses mots.
« Disons que… Même si mes parents se sont toujours occupés de moi, il y a eu un moment où nous nous sommes éloignés au sens propre comme au sens figuré. J’ai vécu davantage chez ma grande sœur. Et il en est resté des séquelles, si je peux dire les choses ainsi.
– Oh, du coup, votre sœur est devenue un peu comme votre deuxième mère ? C’est cela ? »
Shany fut prise d’un fou rire incontrôlé devant le regard décontenancé de la mère de son amie. La réaction de Marie-Claire avait sonné tellement juste et logique qu’il était risible de constater que la déduction puisse être à un point difficilement imaginable hors du champ du plausible.
« Désolé, je ne me moque pas… Je me rends juste compte que ma famille est, sans être totalement dysfonctionnelle, profondément atypique. Ma grande sœur est journaliste reporter et passe son temps à sillonner la planète dans tous les sens. Du coup, cela limite les liens.
– Du coup, c’est votre… beau-frère qui s’est occupé de vous ? »
Shany prit quelques secondes avant de répondre :
« En quelque sorte, vous avez raison. Mais cela reste un peu spécial donc ça me paraît à la fois étrange et très éloigné de la réalité de dire qu’il s’est occupé de moi. On va dire qu’il est devenu une sorte d’oncle et de colocataire d’un style particulier…
– Ne m’en veuillez pas, ma chérie, mais c’est effectivement très difficile à imaginer. Cela dit, on dirait que cela vous a réussi. Et ça, c’est l’essentiel.
– Vous avez raison. J’ai tendance à dire que c’est mon petit bordel affectif à moi. Il ne faut pas trop chercher à comprendre et c’est sûrement pour cela que mes relations amoureuses tournent un jour ou l’autre au vinaigre.
– Oh, vous savez, ma grande, je n’en suis pas si sûre… Je ne dis pas qu’il n’y a pas du tout de lien mais les relations amoureuses qui tournent au vinaigre, c’est juste que ce n’est pas le bon. Faut chercher plus loin. Quand c’est le bon, peu importe que vous soyez la femme parfaite ou la pire des pestes. Il y a quelque chose qui tient de la sidération dans l’amour…. C’est de la sidération de longue durée.
– C’est de l’adoration, ce dont vous parlez mais pas de l’amour, à mon sens. Personnellement, je ne veux pas de quelqu’un que je puisse traiter n’importe comment et qui ne me fiche pas une baffe quand il le faut. »
Marie-Claire lança un regard à Shany qui en disait long sur son incompréhension. La jeune fille qu’elle avait devant elle avait de toute évidence un caractère bien trempé et une attente très précise sur la vie qu’elle voulait mener. C’était assez peu courant à cet âge-là. Au lieu de se laisser porter par la vie, c’est elle qui la portait vers là où elle le voulait. De son point de vue, cela procédait du raisonnement d’une personne qui avait failli perdre la vie et qui courait alors après elle de peur que le temps lui manque. Marie-Claire aurait bien voulu en savoir plus mais c’était Noël et elle ne voulait pas se risquer sur ce qui ressemblait à des sables mouvants.
« Dans tous les cas, essayez de lâcher du lest, ma chérie. Je ne vous dis pas de faire n’importe quoi, mais je pense que ça fait toujours du bien de profiter des situations lorsqu’elles ne sont pas contraintes. Je sais qu’on apprend aux gens de votre génération d’être toujours plus ambitieux les uns que les autres ce qui les poussent à vouloir maîtriser chaque instant de leur vie… Mais c’est si anxiogène… C’est ce qui fait que ces gamins arriveront à l’âge de trente ans avec des ulcères à l’estomac avec la frustration de vieux soixante-dix ans. Et ceci est totalement délirant. »
Shany haussa les sourcils. Elle ne savait pas trop quoi répondre. Elle n’était pas très calée au niveau de l’Histoire. Elle connaissait les classiques de l’Histoire américaine mais l’histoire de France récente était plutôt floue. Cependant, le discours de Marie-Claire lui rappelait quelques articles de presse qu’elle avait lu, il n’y avait pas très longtemps sur une génération dite de Mai 68. Shany goûtait peu ce genre de personnes. Il y avait une sorte de démission totale de la responsabilité dans leur raisonnement et une sorte de fuite perpétuelle devant la réalité. Une génération capricieuse en fin de compte et qui avait été à l’origine de la propagation d’idées de laissez-faire particulièrement nocives pour l’éducation ou plutôt la non-éducation, des générations qu’elle avait engendrées.
*
« Je peux entrer ? »
Shany était en train de refermer sa valise.
« Oui, tu peux.
– Ça va ? » demanda Paula.
Shany soupira et haussa les épaules.
« J’aimerais déjà être la semaine prochaine.
– Clara ?
– Ouais. Je sais qu’on pourrait trouver cela ridicule mais voilà, je ne peux pas m'empêcher d’y penser. Tu ne la connais pas mais…
– Je ne la connais pas ? Je ne la connais pas de visu mais comment je pourrais ne pas la connaître vu que tu parles d’elle tout le temps et en la moindre occasion. Sinon, en tout cas, je peux comprendre. Mais j’arrive pas à savoir si tu te prends pour sa mère ou bien sa sœur… »
Shany aurait eu tendance à s’énerver sur ce genre de remarque d’ordinaire, mais le fait que ce soit Paula la fit relativiser et même mieux, lui permit d’envisager qu’elle n’avait pas tout à fait tort. D’un côté, elle savait que, intérieurement, elle était attachée à Clara comme s’il s’agissait d’une sœur. A aucun moment, elle se sentait “tante” et d’ailleurs, elle n’avait aucune espèce d’idée de ce que cela signifiait : être une “tante”. De l’autre, il n’était pas totalement dénué de sens d’envisager la relation sous l’angle mère-fille. Honnêtement, était-ce bien un rôle qu’elle, Shany, voulait prendre ou bien n’était-ce pas plutôt le rôle qui lui était tombé sur le coin du nez étant donné l’attitude de sa sœur avec ses absences récurrentes ? Certes, elle ne l’avait jamais refusé ni supplié Jennifer de revenir à la barre, mais pour autant, cela signifiait-il qu’elle le voulait ? En plus, il y avait Patrick. Elle ne l’avait jamais vu reprendre Jennifer pour lui rappeler qu’elle ne devait pas laisser son rôle de mère en jachère, ou bien s’il l’avait fait, cela n’avait eu d’effet réel. En revanche, maintenant qu’elle essayait de prendre un peu de recul, peut-être y avait-il eu quelques disputes assez corsées avec Patrick où celui-ci avait dû lui rappeler qu’il était le père, donc, sous-entendu, qu’elle n'était pas la mère. Le truc, c’est que Patrick avait commencé très tôt à lui dire cela. A l’époque, elle n’était qu’une ado, elle n'avait pas compris. Et puis, à force d’entendre ce refrain et de grandir avec, il y a une sorte d’habitude qui s’installe et le reproche s’écoute sans plus avoir conscience du fond. Bref, Shany avait grandi auprès de ce beau-frère, adulte, certes, qui jouissait d’une certaine autorité sur elle. Pour autant, les deux colocataires gardaient au fond d’eux une impression que tout en partageant la même préoccupation autour de la santé de Clara, l’autre ne le comprenait que mal.
« Ouais, il y a du vrai. Je n’ai jamais été, ni ne suis, ni ne serai jamais au clair sur le sujet. Les choses de la vie ont fait que tout le bazar est bancal depuis le début alors faut faire avec.
– Du coup, si faut faire avec, inutile de se torturer et profite de la fin de ce week-end au lieu de mettre à ruminer un truc qui est passé. Tu ne peux réécrire les choses et là, maintenant, tu es entourée de gens qui ont envie de profiter d’un bon moment et qui ne seraient pas contre le partager avec toi. »
Shany acquiesça. Paula avait raison encore une fois. Sa fixation sur ses regrets lui faisait oublier de vivre avec les gens qui étaient là, au présent. Son amie, sous ses airs parfois très superficiels, n’était pas dupe et savait mettre le doigt sur les problèmes.
« On décolle d’ici une petite demi-heure. Mes parents vont nous déposer à la gare. Tout le monde est en bas, à la cuisine. Tu viens boire un dernier thé ou un café ? » demanda Paula.
Shany hocha la tête en manœuvrant la fermeture éclair de son sac.
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