Chapitre 14 - Interview
Ils remontèrent la rue qui commençait à se vider. Ils arrivèrent sur une sorte de place où sur un bon quart de sa circonférence, il y avait des habitations à l’aspect un peu moins précaire que les autres. De toute évidence, ici résidaient des personnes plus importantes ou d’un statut social supérieur. Devant l’entrée de l’une d’elles, trois hommes discutaient et surveillaient l’activité de tout individu qui traversait la place. Chacun d’eux portait à la taille, une sorte de machette qui semblait être une sorte de holster. Un des hommes jeta un œil en direction d’Aye et de Jennifer dès lors qu’ils s’approchaient. Il dit quelque chose à l’autre qui révéla en se tournant une balafre gigantesque qui lui traversait toute la joue, hocha la tête avant de disparaître dans la maison. Lorsqu’ils furent à une dizaine de mètres, Aye barra le passage à Jennife de son bras et s’adressa à l’homme.
Jennifer essaya de comprendre l’échange mais n’ayant aucune base sur la langue, elle se raccrocha aux intonations et au langage corporel. Elle se rendit à l’évidence : même par ce biais, elle ne pouvait rien déduire. Là où elle avait cru à une certaine universalité dans le signifié du mouvement et autres expressions faciales, elle dut constater qu’il n’en était rien. Il sembla y avoir de la nervosité dans la voix de l’autre homme.
« Un problème ?
– Non, ne t’inquiète pas. Simplement, il faudrait faire vite et aller à l’essentiel. Le chef doit partir d’ici une demi-heure.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Je ne sais pas exactement mais, ce n’est pas négociable.
– Je ferai avec. Mais ça ne sent pas bon.
– Peut-être. J’essaierai de me renseigner après ton interview. Les gars seront peut-être un peu moins tendus. L’autre option étant qu’ils ne savent rien et qu’ils sont juste nerveux en ta présence.
– J’ai un peu de mal à y croire. Je ne suis pas impressionnante à ce point. »
L’homme qui s’était engouffré dans la maison quelques minutes auparavant, ressortit et interpella Aye.
« Jennifer, c’est à nous. »
*
Jenny hocha la tête et emboita le pas à Aye. L’habitation n'était pas constituée de bambou comme la plus grande part de celles du village mais de planches de teck plaquées sur une armature de bois. Elle était organisée sur deux niveaux. Le rez-de-chaussée était divisé en deux espaces : le premier consacré à l’empilement de bois, de tonneaux de fortune, le second prévoyait des box qui devaient pouvoir accueillir des animaux d'élevage. Ce n'était pour autant pas une ferme. Comme dans de nombreuses cultures traditionnelles et dans les villages de modeste taille, on gardait soit une vache ou un buffle, soit quelques chèvres ou volailles. Le premier étage était composé d’un grand espace de vie et de quatre pièces, deux chambres, une sorte de bureau et une dernière dont Jennifer n'arrivait pas à donner d'utilité. On s’y rendait en montant un escalier calé sur le flanc droit de la maison qui donnait sur une petite véranda avec deux chaises et une table basse. Il n'y avait qu’une porte à claire-voie pour entrer dans la grande pièce. Les volets étaient fermés mais la lumière du jour était telle qu’on voyait clairement. Un homme d’un certain âge était assis sur un coussin au milieu de la pièce. Jennifer était incapable de lui donner un âge précis, il pouvait avoir autant cinquante ans que soixante-dix. Son visage était marqué de rides profondes mais ses expressions faciales montraient que sa peau était encore élastique et saine. Son nez était typique, pas très grand mais plutôt large et épaté. Une moustache extrêmement fine et blanche suivait la ligne d’une lèvre supérieure fine, un peu desséchée. Il souriait et dévoilait ainsi une dentition usée, très légèrement jaunâtre. Il prononça quelques paroles à l’intention d’Aye et invita ses deux visiteurs à s’asseoir sur deux autres coussins.
« Il s’appelle Moe et il te salue, te souhaite la bienvenue à Wan Ho-hwé. Il regrette de ne pas pouvoir t’accueillir mieux que cela. Il pense que tu comprendras étant donné les circonstances. Il s’excuse aussi de ne pas pouvoir te consacrer plus de temps même s’il serait honoré de te présenter son village et de te faire rencontrer chacun de ses habitants pour que tu puisses comprendre comment on vit ici et comment on peut être heureux aussi en temps ordinaire. En ce moment, ce n’est pas facile. Il ne comprend pas pourquoi les gens viennent ici y amener de mauvaises pensées et faire de mauvaises choses. Tous les gens qui vivent ici ont toujours été heureux comme ils étaient depuis des générations. Certes il peut arriver qu’ils se disputent mais la communauté n’est pas assez grande pour que les conflits deviennent des haines. Les gens se voient tous les jours et sont obligés de se rencontrer. Alors ils doivent parler et se réconcilier. C’est dans l’intérêt de tout le monde. Mais là, ces derniers mois, il y a plein d’étrangers qui arrivent avec de la noirceur au fond du cœur et ils prennent à partie les gens du village. Sous la contrainte, il y a deux mois, ils ont emmené une vingtaine de personnes. Ils les ont fait marcher dans la forêt pendant des heures, jusqu’au village suivant. Ils se mettaient en retrait derrière ces personnes. Comme ça, s’il y avait d’autres individus qui sont leurs ennemis, ils étaient protégés. Sur les vingt personnes, il n’en est revenu que dix-huit. Un gamin de vingt ans est mort après s’être pris une balle en pleine poitrine. Et il y a une jeune fille de seize ans aussi mais pour elle, il ne sait pas ce qu’il s’est passé. Tous les rescapés lui ont juste dit qu’elle avait disparu pendant la première nuit qu’ils avaient passée dans le village suivant. Il est inquiet mais il ne peut pas faire grand-chose. Il aimerait pouvoir faire plus mais il faut qu’il protège le village et il ne peut pas envoyer quelqu’un à sa recherche pour l’instant. Vous comprenez ? »
Aye se tut. Jennifer mit une trentaine de secondes à comprendre que la question s’adressait à elle.
« Oui… Je comprends. »
Elle était fascinée par le calme apparent du vieux.
« Cela ne le révolte pas ? »
Aye traduisit la question et celle-ci sembla amuser le vieil homme.
« Clairement, il pourrait être en colère et cela pourrait être une réaction normale. Mais lui, c’est le chef du village. Il doit garder toute sa lucidité. La colère, la révolte n’a pas sa place en lui, pour le moment. »
Jennifer hocha la tête.
« Si je comprends bien, vous ne participez pas au conflit ? Vous en connaissez l’origine ou les raisons ? »
Comme elle s’en doutait, Moe lui dit clairement qu’il n’avait que faire des conflits qu’il pouvait exister en dehors de son village. Malheureusement, il n'était pas naïf au point de croire qu’il y aurait une solution pour s’y soustraire. Pour lui, c'était juste regrettable que les gens ne comprennent pas qu’il n’y avait rien à gagner dans le chaos. Toute cette folie était la marque d’une dérive latente et rampante de la société qui n'observe plus les enseignements de sa propre culture. Aye précisa que lorsque Moe parlait de culture, il utilisait le sens large qui y amalgamait la philosophie.
Jennifer hocha et alors qu’elle s'apprêtait à poser une nouvelle question, un homme déboula dans la pièce en criant. Jennifer lança un regard à Aye :
« Que se passe-t-il ?
– Il faut qu’on bouge, tout de suite. Les militaires ont fait demi-tour et ils seront là d’une minute à l’autre. »
Jennifer prit quand même le temps de s’incliner devant le chef du village pour le remercier.
« Je ne comprends pas. De quoi ont-ils peur ?
– Je ne sais pas, sincèrement, je ne pense pas qu’on ait le temps de s’y attarder ! Si les militaires reviennent, ce n’est pas de bon augure. »
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