Chapitre 22 - La Saint-Sylvestre à l'hôpital
Parcourir les rues décorées pour Noël lui faisaient un drôle d'effet. Les décorations avaient dû à installées à partir de Thanksgiving. Ainsi, il était facile de se plonger dans l’ambiance des fêtes. Là, c’était très différent. A Paris, il y avait aussi des décorations mais l’ensemble restait toujours déployé de manière mesurée. Se retrouver en l’espace de quelques heures dans l’opulence avait quelque chose d’incongru.
Shany prit le métro, descendit à Cathedral Parkway pour remonter la cent-dixième et partir sur Manhattan Avenue, un trajet d'une dizaine de minutes pour atteindre le Saint Luke's Roosevelt Hospital. Elle regarda sa montre : il fallait qu'elle se presse, l'heure des visites n'était pas extensible. Si elle traînait trop, elle ne tiendrait pas la promesse qu'elle avait faite à Clara : celle d’avoir l’autorisation de la part de l’équipe médicale de passer le réveillon de la Saint-Sylvestre avec elle et son père. Shany était pratiquement certaine d’obtenir leur accord car l’équipe médicale connaissait le cas de Clara. Elle savait aussi que si Shany poursuivait ses études pour travailler dans le domaine de la recherche, Clara était son unique et seule raison. Depuis la rentrée de septembre, elle ne la voyait plus tous les jours parce qu’elle était partie à l’autre bout du monde pour passer sa thèse.
Shany s’arrêta dans une librairie pour y acheter deux ou trois livres. Elle ne savait pas ce que Clara avait lu récemment. Elle espérait qu'au moins un des trois soit une découverte et lui plaise. "C'est l'intention qui compte..." lui aurait dit Jennifer. "Tu es vraiment trop terre à terre. Il faudrait que tu t'accordes un peu plus de temps libre. Shany prit une grande respiration avant de traverser l'avenue. L'entrée de l'hôpital était de l'autre côté. Il fallait qu'elle se calme. C'était important. C'était pour sa nièce, cela n'avait pas de prix.
*
Shany se dirigea vers le bureau des infirmières. Elle passa la tête dans l’encadrement de la porte et chercha un visage connu.
« Hello Monica ! »
La plus petite des jeunes femmes de la pièce se retourna.
« Shany ? Oh, ma petite, c’est une belle surprise, ça faisait longtemps que je ne te voyais plus. Que deviens-tu ?
Monica se précipita sur Shany et l’embrassa énergiquement.
— Shany ! fit une seconde fille brune, un peu plus grande et ronde que Monica.
— Julia… Désolée, je ne vous avais pas reconnue de dos avec votre nouvelle… coiffure. Elle est… Surprenante…
— Roh, toujours aussi diplomate, je vois. Mais figure-toi que je suis au courant, et je te rassure, j’ai viré mon coiffeur à l’instant où j’ai découvert ce qu’il avait fait avec mes cheveux. »
Shany sourit.
« Je peux vous parler ? »
Shany posa une main sur l'épaule de l’infirmière.
« Je viens de débarquer de l’aéroport. Je voudrais savoir : si je viens ce soir avec Patrick pour passer le réveillon... Je sais que je m’y prends un peu tard mais… on peut ou pas ? »
Avant de lui répondre, Monica prit la main de la jeune fille et la garda dans la sienne.
« Il aurait fallu prévenir il y a trois semaines pour que le service restauration s’adapte et obtenir les autorisations... ne t’inquiète pas, ma chérie, fit Monica. On va arranger ça. C’est l’affaire de deux, trois formalités administratives… Viens par-là, ma jolie. »
L'infirmière, très tactile, passa sa main sur la joue de Shany. Même si Shany avait deux têtes de plus qu’elle, l’infirmière voyait encore la gamine qu’elle avait connue il y avait dix ans.
*
« Salut ! » fit Shany en entrant dans la chambre.
Clara qui avait le regard tourné vers la fenêtre se redressa et pivota pour faire face à sa tante. Un grand sourire éclaira son visage.
« Salut... Je ne t’attendais pas si tôt... Je suis désolée, je dois avoir l'air d'une folle… » fit la jeune fille en esquissant un geste pour se recoiffer.
Shany fit un signe de la main pour lui faire comprendre que son look n'avait aucune importance. Elle s'approcha de Clara, effleura ses cheveux et l'embrassa sur tout le visage.
— Mais, tata, tu sais bien que je déteste les bisous baveux. Je ne suis pas Jumper !
Bien sûr que Shany le savait, elle ne la voyait pas grandir. Elle aimait la couvrir de baisers. Clara ne manquait pas une occasion pour rappeler qu’elle n’était plus un nourrisson. Shany ignorait si c’était parce qu’il s’agissait de sa nièce, elle trouvait cette dernière toujours plus jolie à chaque fois nouvelle visite. Sa rousseur typique, son teint clair comme du lait dénonçait les origines anglaises de son père. Ce teint lui donnait un air un peu éthéré, surnaturel. La moue mutine en revanche, elle la tenait du côté Hall. Shany comme Jennifer avaient la même forme de visage, le nez petit, aux arêtes bien dessinées, légèrement retroussé, entouré par deux yeux grands et verts surplombés par des sourcils bien dessinés, plutôt larges mais peu fournis.
« Ça fait du bien de te voir. Je sais que tu lis beaucoup, alors je t'ai pris quelques bouquins. J'espère juste que tu ne les as pas déjà lus. »
Clara prit les livres et lut les titres.
« Merci... Non, je ne les ai pas lus. Et toi ?
— Et moi... ?
— Et toi, tu les as lus ? »
Shany sourit.
« Non, bien sûr que non... Je ne suis pas un modèle à suivre de toute manière. Il paraît qu'ils sont bien… »
Clara arqua un de ses sourcils.
« Comment tu le sais alors ?
— Tu sais que si je te le dis, je serai obligé de t'éliminer… »
Shany ne termina pas sa phrase et se mordit la lèvre. Elle était vraiment idiote.
« Mais bon, j'avoue : Google... Google est ton meilleur ami pour ça... Je n'ai aucune recette originale. »
Clara fit la moue. Internet n'était pas nécessairement la chose à évoquer étant donné qu'elle n'avait pas le droit d'aller surfer comme bon lui semblait : Jennifer et Patrick y étaient formellement opposés au motif qu'elle était encore trop jeune.
En tournant son regard vers sa nièce, Shany se dit à nouveau que sa nièce avait vraiment grandi. Bien sûr, la maladie lui laissait des traces de fatigue. Son teint était parfois terne mais la jeune fille était vraiment une belle gamine. Shany retrouvait dans ses traits, les mêmes lignes, les mêmes moues que Jennifer quand elle était petite. La tête légèrement inclinée en avant pour lire la quatrième de couverture, elle laissait la lumière déclinante du jour dessiner un joli halo sur les courbes de son visage. Depuis sa plus petite enfance, Shany avait toujours été sensible aux couleurs et aux lumières. Cela aurait dû jouer sur son choix d’orientation scolaire. Mais esprit de contradiction ou période rebelle, couplé aux circonstances de la vie, elle avait choisi la pharmacologie. La volonté un peu naïve de trouver une solution à la maladie de Clara était une motivation incomparable. C'est comme cela qu'elle avait choisi la voie de la science jusqu’au doctorat.
« Fais pas cette tête, fit Shany Si t'es sage, on surfera ensemble sur le net... Mais uniquement si tu le gardes pour toi. Je n'ai pas envie de me prendre un nouveau sermon de la part de ton père.
— Promis ! » fit Clara dont le regard s'était illuminé dans le quart de seconde suivant.
« Mais il va bien falloir qu’un de ces jours, les parents réalisent que je n’ai plus huit ans. J’en ai treize désormais et même si je vis dans cette cage à oiseaux, je vois bien qu’ils sont un peu à la ramasse de ce côté-là.
— Tu n’as pas tort… Enfin, si je me rappelle bien de moi à ton âge, j’avais déjà commencé à prendre le large. Enfin, le contexte était différent.
— Le contexte. Différent ? Tu veux que je te parle un peu du mien ?
— Non, pas la peine. » fit Shany en souriant, réalisant le côté dérisoire de la distinction sur laquelle elle appuyait son raisonnement.
Clara était désormais particulièrement vive et acérée dans ses réflexions et pointait souvent très rapidement les biais intellectuels de ses interlocuteurs. Il allait devenir de plus en plus compliqué de lui tenir tête. Même s’il lui manquait encore beaucoup d’expérience, son imagination et ses connaissances qu’elle avait accumulées au travers de ses lectures compensaient les choses. Sa nièce commençait sa métamorphose et n’allait pas tarder à devenir papillon.
Shany était heureuse de jouer le rôle de celle qui donnait les moyens de transgresser les limites. Compliqué d'expliquer pourquoi mais le sentiment qu'elle éprouvait ressemblait au contentement de l'accomplissement d'une sorte de revanche. C’était sûrement parce qu’elle-même dans son enfance n’avait pas vraiment eu de personne pour jouer ce rôle et que cela lui avait beaucoup manqué.
Sur ce, elle s’assit sur le lit aux côtés de sa nièce qui s’était assise et l’entourait maintenant de ses bras. Clara avait grandi ? Oui, mais elle savourait encore les câlins, comme au temps où leurs chambres se jouxtaient.
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