Le lendemain matin, Clara se leva de bonne humeur. Elle alla rapidement se doucher et s’empressa de rejoindre le bureau des infirmières. Monica arrivait à sept heures trente. Elle ne prenait son poste qu’à huit heures mais elle arrivait toujours en avance. Elle avait donc une demi-heure où elle avait le temps de papoter. L’enthousiasme de Clara ne tenait pas à grand-chose mais c’était tellement différent de la routine habituelle des derniers mois. Aujourd’hui, elle avait une mission à accomplir : récupérer son dossier médical et tous ses examens : les anciens comme les prochains. Cela pouvait peut-être paraître étrange mais Clara n’avait jamais réclamé de détails médicaux sur son état de santé. Les seules réponses qu’elle attendait, étaient surtout à propos de la maladie, de ce qu’on savait dessus, les traitements symptomatiques et plus prosaïquement combien il lui restait à vivre. En fait, il y avait quelque chose de paradoxal lorsque vous étiez diagnostiqué pour une maladie orpheline et incurable, sur le papier, l’équation était la même que pour une personne normale, car même si elle n’était pas malade, chaque minute qui passait amènerait exactement au même résultat, la mort. Alors quoi ? Pourquoi avait-t-on l’impression que c’était si différent ?

Bien sûr, Clara n’avait pas la réponse mais pour elle, faire la distinction impliquait d’avoir ce traitement particulier, d’être mise dans une espèce de cage dont elle ne pouvait plus sortir qu’exceptionnellement. Elle comprenait que ses parents y soient favorables même si leur attitude pouvait dénoncer une certaine envie de fuir la situation, il n’en demeurait pas moins qu’ils voulaient faire tout ce qui était possible pour allonger le temps à passer avec elle. Ce dévouement à la cause malgré le fait qu’il était tourné complètement sur elle était égoïste. Ils avaient peur de la perdre. Ce n’était pas le cas avec Shany. Shany avançait et faisait tout son possible pour Clara. Mais ça allait plus loin. Pour Shany, Clara se sentait comme le moteur de son ambition alors que pour ses parents, elle se sentait comme la branche dans les rayons de la roue du vélo.

Clara alluma la télévision sans le son, juste pour vérifier l'heure : sept heures vingt-sept. Ne voyant personne dans le couloir, elle sortit en direction du bureau des infirmières. Lorsque Clara arriva presque au niveau de ce dernier, elle ne put s’empêcher d’arborer un grand sourire : sept heures trente pile. Monica entra par l’autre porte côté sas de décontamination.

« Hello ! fit Clara.

— Hello, ma grande, t’es tombée du lit ce matin ? Tu as besoin de quelque chose ? »

Clara dans un geste réflexe se passa sa main derrière sa tête.

« Cela va te paraître complètement fou comme demande. J'aimerais savoir s'il serait possible pour toi d'obtenir l'intégralité de mon dossier médical, y compris tous les résultats d'examens que j'ai pu passer... Et si, à l'avenir, je pouvais avoir systématiquement des copies de tous les nouveaux résultats. »

Monica qui avait commencé à classer des papiers situés dans une bannette en les ventilant dans d’autres dossiers, s’arrêta un instant.

« Effectivement. Je ne dirai pas que c’est fou, mais pas anodin serait plus juste. Il n’y a rien de louche à vouloir connaître son dossier médical. En revanche, c’est le pourquoi qui me titille le neurone. Je ne pense pas que tu te sois subitement transformée en médecin dans la nuit donc… Je dirai que ce n’est pas pour toi, je me trompe ? »

Clara prit un moment pour réfléchir. Shany lui avait demandé de ne pas en parler aux parents, mais si elle le confiait à Monica, quelles étaient les chances que cette dernière garde l'information pour elle plutôt que de le rapporter aux autorités parentales ? L'autre option était de ne rien dire du tout, mais Clara ne se sentait pas à l'aise avec cette idée. Elle appréciait la relation qu'elle entretenait avec Monica et ne voulait pas la compromettre en lui cachant quelque chose.

« Tu comptes changer d'hôpital peut-être ? fit Monica aussitôt que cette idée lui traversa l’esprit. Tu trouves que le docteur Marlowe n’est pas bon ?

— Je dois être honnête, je n'ai pas une confiance totale en lui. Même s'il fait son travail, j'ai toujours l'impression qu'il traite ma maladie comme s'il s'agissait d'une autre et qu'il oublie qu'il s'agit de la mienne. Il se concentre uniquement sur les symptômes et ne va pas plus loin.

— Pfiou… Des fois, je te vois plus jeune que tu ne l’es. T’es douée…

— En quoi ?

— Le pire, c’est que tu ne t’en rends même pas compte, fit Monica en riant. Tu viens d’analyser, cataloguer et conclure sur le comportement de ton médecin avec une finesse de vue… Je ne suis même pas sûr que la moitié de l’équipe des infirmières ici, aient la même acuité que toi ! C’est géant. »

Monica ne put s’empêcher de s’approcher de Clara et lui poser une bise sur le front.

« Bon sinon… Sérieusement, c’est quoi la raison de ton histoire. T’es pas obligée de me le dire… Mais je sens que ça va te travailler pendant des jours et des jours si tu ne me craches pas le morceau. »

Clara hocha la tête pour acquiescer et souffla.

« Tu ne dis rien à Papa et Maman, hein ?

— C’est quoi l’embrouille ?

— Y a pas d'embrouille : c’est pour Shany.

— Shany… Qu’est-ce qu’elle a encore fait cette gamine ?

— Rien du tout. Tu sais qu’elle passe son doctorat en pharmacie.

— Oui, je le sais bien… J’essaie de passer le même avec des cours du soir. Je lui en veux d’ailleurs d’être partie en France. J’aurais bien aimé qu’elle m’aide, elle est jeune et douée et moi j’ai le cerveau un peu rouillé des fois.

— Elle le fera. J’en suis sûre.

— Pour cela, il faudrait qu’elle revienne à New-York. Elle n’était pas partie s’installer avec son petit gars ? Comment il s’appelait… Il est venu ici, une ou deux fois, si je me souviens bien.

— Ouais mais… » commença Clara qui resta en suspens en se demandant si Shany lui en voudrait de donner des détails de sa vie privée à Monica.

Monica et elles avaient une relation particulière. Alors elle réfléchit et finit par dire :

« Je ne sais pas si elle te l’a dit et si ce n'est pas le cas, tu feras comme si tu ne savais pas. Son copain l’a trompée avec son amie d’enfance.

— Son amie d’enfance ? Je n’ai pas souvenir que Shany ait eu une amie d’enfance.

— Nooon… L’amie d’enfance du gars…

— Ah ! C’est pas joli joli ça !

— Non… Mais c’est pour ça que ce n’est pas dit qu’elle reste en France. Et puis si c’est le cas, elle m’a dit qu’elle m’y emmènerait, t’auras qu’à venir toi aussi !

— Mouais, on va y réfléchir… C’est quoi l’histoire avec Shany, recadra Monica en regardant l’horloge dont les aiguilles se rapprochaient toujours plus de huit heures.

— Ah oui… Bah c’est pour son mémoire. Je n’ai pas tout compris mais elle veut de vraies données pour montrer qu’avec le protocole de recherche sur lequel elle a travaillé, en gros, ça ferait d’elle la meilleure… Rooh, j’ai oublié les mots qu’elle m’a dits.

— Pas grave. J’ai compris. J’ai compris aussi pourquoi elle ne veut pas que tes parents le sachent. Ça pourrait tourner en aune de boudin cette affaire. Surtout avec ton père. Shany et lui, ça a toujours été “je t’aime moi non plus”. Jamais trop compris comment ça marchait entre eux. Il faut bien reconnaître que la situation était compliquée à l’époque. »

Monica parlait avec les yeux un peu dans le vague et l’on voyait bien qu’elle revivait dans sa tête des scènes auxquelles elle avait assisté.

« Promis, je dirais rien mais faut que je la vois pour lui dire deux mots. Je suppose qu’elle vient aujourd’hui. Elle n’est pas repartie sur Paris. »

Clara acquiesça.

« T’inquiète, je ne vais pas la sermonner. Je vais juste lui dire comment faire les choses pour éviter toute embrouille. Si je ne la croise pas, dis-lui de passer me voir au plus tard à six heures ici. D’accord ?

— Ok !

— Maintenant, file et moi, faut que je commence ma tournée du matin. A tout à l’heure. »

Clara fit un demi-tour telle une petite danseuse et repartit en direction de sa chambre avec ce sentiment incroyable d’avoir accompli sa mission.