Chapitre 40 - Première séance
Teddy O’Connor était un homme prudent, “emprunté” disaient ses proches et flanqué d’une certaine maniaquerie. Peut-être même un peu paranoïaque et sûrement vénal. Impossible de le consulter directement. Son réseau était organisé, stratifié avec précision pour éviter toute surprise. Tout fonctionnait sur la base de la recommandation. Ce n’était que la première étape. La seconde était un entretien téléphonique avec le patient avant toute prise de rendez-vous. Cette précaution évitait les journalistes inopportuns, les gens perchés en mal de sensations fortes aux motivations floues. Les farfelus lui faisaient perdre du temps. Et le temps, c’était de l’argent. Il fallait bien avoir l’esprit pratique. Au téléphone donc, la séance d’hypnose avait été programmée pour le sept janvier à onze heures.
Jennifer consulta son téléphone pour vérifier où se trouvait exactement le cabinet de ce Teddy O’Connor. C’était dans le district de East Harlem. Ce n’était pas la porte à côté. Sur le plan du métro, elle vérifia le parcours à plusieurs reprises. Comme elle ne pouvait pas prendre les transports en commun puisque cela l’angoissait, elle appela un taxi.
*
Après trois quarts d’heure de trajet, Jennifer arriva en avance. Le taxi la déposa dans une rue proche du cabinet du praticien. Le quartier était plutôt coloré car les façades des immeubles étaient pratiquement une succession de toiles à la sauce de la rue.
Dans les rues adjacentes, elle fit du lèche-vitrine dans quelques boutiques. Les produits et vêtements lui étaient peu coutumiers. Elle connaissait peu les épices, les fruits et légumes proposés. Après avoir profité des couleurs et des odeurs des marchands, elle se dirigea vers sa destination. Au pied de l’immeuble de l’hypnothérapeute, elle chercha le bon nom sur l’interphone et appuya. Une voix stridente lui répondit :
« Que puis-je pour vous ? »
Décidément, il fallait montrer patte blanche pour s’introduire ici, se dit-elle.
« Jennifer Cunningham.
— Très bien, Mme Cunningham. dernier étage, au fond à droite. Pas d’ascenseur. »
L’ouverture de la porte vibra et elle tira sur la poignée.
Arrivée à l'étage du cabinet, elle poussa la porte et se trouva nez-à-nez avec une femme d’une trentaine d’années. Cette dernière posa un doigt sur les lèvres pour requérir le silence et lui montra du doigt la direction de la salle d’attente, au fond du couloir. Jennifer s’exécuta puis alla s’asseoir. Elle n’attendit pas plus de dix minutes. M. O’Connor se présenta. Le praticien portait un complet veston rayé gris qui laissait entrevoir une chemise en flanelle, chaussures impeccablement cirées.
Il lui fit un signe de la main :
« Après vous, je vous en prie. Prenez place. »
Avec une pointe d'appréhension, la jeune femme suivit l’indication, entra dans le bureau et s’assit sur un fauteuil qui faisait face à un autre en cuir.
« Bien, Mme Cunningham. Je vous écoute. Comment puis-je vous aider ? Commencez par le début, ne négligez aucun détail. Ils peuvent m’être utiles par la suite. »
Jennifer n’avait pas préparé l’entretien. Elle ne savait pas trop par où commencer. Pour mettre de l’ordre dans ses idées, elle se remémora sa conversation avec Brian et finit par s’exprimer :
« J’ai deux problématiques… c’est bien ce qu’on dit, non… le terme approprié, je veux dire ? »
Le praticien opina du chef en l’invitant à poursuivre en ouvrant sa main.
« Première chose, j’ai du mal à monter dans tout moyen de transports en commun. Cela date de 2009. je suis allée en Afghanistan quand l’emprise des Talibans s’était fortement amplifiée. Je couvrais les événements liés à la guerre. Sur le trajet qui devait m’emmener de Kaboul à Jalalabad, alors que j’avais pris le bus, un obus est tombé juste derrière moi, sur le 4x4 qui suivait avec deux amis journalistes. Je m’en suis voulu car eux voulaient partir aux aurores et moi, j'ai insisté pour que l’on parte dans la nuit. Ma décision leur a été fatale. Depuis, je fais des crises d'angoisse chaque fois que j’emprunte un transport en commun quel qu'il soit. »
Jennifer se tut un instant, perdue dans ses souvenirs. O'Connor prit la parole:
« Je comprends. Je pourrai vous proposer des séances afin que vous le viviez mieux. Je ne me suis jamais rendu sur le terrain de conflits. J’imagine qu’en ce cas, il faut prendre des décisions rapides. Mais comment connaître tous les paramètres ? Vous avez fait ce que vous avez pu. Sur des sables aussi mouvants, qui peut savoir, qui peut tout contrôler ?
— Vous avez raison. Je ne suis pas certaine de me sentir soulagée pour autant.
— Bien, fit O’Connor en jetant un œil à sa montre. Nous pourrons éventuellement en reparler ultérieurement. Vous aviez en tête une autre raison de venir me voir, me semble-t-il ?
— Le deuxième sujet est plus récent. En début de semaine, une amie m’a invitée à une exposition du Musée d’Art Moderne. A la troisième salle, une peinture m’a littéralement frappée. Le tableau représente une petite fille d’environ une dizaine d’années munie d'un filet pour chasser les papillons qui joue devant un bosquet dont il émane une odeur prenante. Une lumière quasi incandescente inonde la scène et m’éblouit littéralement. Cette odeur m'a tellement pris que je me suis retrouvée en quelque sorte catapultée dans la scène. Cela a duré quelques minutes et depuis, je n’arrive pas à m’enlever de l’idée que cette petite fille , c’est peut être moi. Seule ombre au tableau, si j’ose dire : l'œuvre date de dix-huit cent cinquante-cinq. Etrange, non ? C’est la raison qui m’amène à vous voir. Ces sensations reviennent constamment, jour et nuit. Je sais que tout ça semble irrationnel. Je pense que je dois comprendre pour me défaire de ces images qui me reviennent comme s'il s'agissait de mes propres souvenirs.
— Pardon ?
— J'en conviens: mon histoire paraît délirante. Mais dites-moi sans détour, est-il possible de tester si je peux de revivre ses souvenirs ? Je vous assure que je suis saine de corps et d’esprit. J’ai besoin d’y voir clair. Quel est le lien entre ma vie et ce tableau de dix-huit cent cinquante-cinq ?
— Vous me dites que la petite fille du rêve aurait eu une dizaine d’années, c’est bien cela ?
— Oui. »
Jennifer repoussa une mèche qui lui tombait sur le front puis demanda :
« Vous pouvez faire quelque chose pour moi ?
— Ce que je vous propose c’est d’intervenir à propos de cette idée obsessive. C’est ce qui vous gêne le plus aujourd’hui, il me semble. Dans un deuxième temps, je pourrai vous accompagner pour la sidérodromophobie, c’est le terme pour la phobie des transports.
— Très bien. »
O’Connor poursuivit d’un ton docte :
« Si je vous ai bien comprise, vos impressions sensorielles sont perturbées. Cette distorsion crée une confusion entre vos souvenirs et vos ressentis par rapport au tableau. Cela cache-t-il un message sous-jacent ? Parfois cette confusion va persister jusqu’à ce que nous en comprenions l'origine. Durant les premières séances, nous procéderons par régression afin de la part des choses entre la fiction et la réalité : c’est ce que nous évaluerons ensemble. »
Jennifer acquiesça car elle était impatiente d'aller mieux.
« L’hypnose n’est pas une méthode miracle. Il est possible que votre personne résiste à l’état d'hypnose. Que vous ayez du mal à entrer dans un état que nous appelons dans notre jargon “état modifié de conscience”. De plus, il est possible que le résultat d’une séance ne corresponde pas à votre intention de départ. Vous pourriez en être déçue.
— Que voulez-vous dire, M. O’Connor ?
— Supposez que vous vouliez absolument être cette petite fille attirée par les papillons, par cette lumière intense. Que vous y cherchiez une sérénité, un souvenir apaisant, que sais-je ? Imaginez encore qu’un détail du tableau aie juste eu l’effet d’éveiller un souvenir enfoui. Cela peut-être l’odeur, par exemple, qui vous a plongée dans un état de transe où le temps, l’espace se confondaient. L’état de transe aurait fait le reste, vous vous seriez projeté dans la scène, vous identifiant à cette petite fille. Bref, il y aurait bien un décorum similaire au tableau et ce serait tout. Finalement, seul le souvenir serait réel. Vous pourriez en ressentir une frustration voire m’en vouloir. Est-ce que vous validez cette approche ? Vous n’êtes pas obligée de vous prononcer à l’instant, réfléchissez-y.
— Je saisis votre point de vue. C’est vrai que je suis plus une personne qui mène les choses de front. J’aime avoir le contrôle sur les choses. Enfin, ça, c’est dans notre bonne vieille grosse pomme. Loin de chez moi, les événements peuvent évoluer d’une manière inattendue, anarchique. Les circonstances nous imposent d’agir, on pense après.
— Parfait, si nous sommes d’accord, je vous laisse entre les mains de Truth pour le règlement et programmer la prochaine séance. »
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