Chapitre 48 - Remontée de bretelles
Ce matin, Laurent Joly s’était mis sur son 31. Il avait soigneusement brossé ses cheveux noirs et abondants, hérités de son père coréen. Laurent avait rendez-vous avec son éditrice en vue de faire le point sur le deuxième volet de son roman consacré au peintre Battaglini. Le premier opus avait connu un certain succès. Sa sortie avait été relayée par une presse qui ne cessait en parallèle de le prendre en photo au bras de très belles femmes. Les tabloïds lui prêtaient de nombreuses conquêtes parfois fictives. Joly n'y trouvait rien à y redire, ces ragots lui apportant en fin de compte une publicité, même s’il n'était pas toujours présenté sous son meilleur jour. La trentaine à peine dépassée, il estimait qu’il avait pour lui la jeunesse et qu’il ne faisait qu’en profiter. Il fallait dire qu’il portait beau. Il était certes de taille moyenne, mais fin. Ses gestes trahissaient les bonnes écoles que ses parents avaient sélectionnées afin de donner la meilleure éducation à leur unique enfant. C’était là qu’il avait pris le pli de porter les uniformes. Aujourd’hui, il portait une attention particulière à son allure donc aux vêtements bien coupés. Ses yeux étaient noirs et légèrement bridés. Bref, il avait beaucoup de charme. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur qui le menait jusqu’au bureau d’Hélène Bouvier.
Il appuya sur le bouton de l’ascenseur qui le menait jusqu’au bureau d’Hélène Bouvier et se rendit compte que ses mains étaient moites. Là, à deux pas du bureau de son éditrice, il se sentait comme un écolier qui aurait bâclé son devoir.
*
« Alors comment ça va, Laurent ? Ça avance, ton manuscrit ? J’aimerais bien lire le brouillon ou au moins les premières feuilles. »
Cela faisait un an qu’elle lui avait versé une avance et attendait la suite du premier roman. Laurent Joly se pinça les lèvres. Face à son interlocutrice, son regard balayait la pièce comme s’il était à la recherche d’une issue de secours.
« Bonjour Hélène… Toujours aussi directe.
— Que veux-tu ? c’est comme cela qu’on arrive à faire de grandes choses. Ce n’est pas en tournant autour du pot qu’on avance. » répondit Hélène Bouvier, son éditrice.
Joly ne savait pas vraiment les sentiments qu'il avait à son égard. Il n’y avait aucun doute sur le fait que c’était grâce à elle qu’il avait publié son livre. Elle avait participé à son succès d’édition en travaillant d’arrache-pieds pour lui obtenir émissions de radio et plateaux télé. C’était aussi une professionnelle intransigeante. Dans l’euphorie du succès de son premier roman, Joly s’était dit qu’il allait être facile d’écrire le second. Il suffisait de travailler sur les aspects de la vie de Battaglini qu’il n’avait pris le temps de creuser… A partir d’une simple anecdote, il pouvait en romancer un second épisode qui s’écrirait tout seul.
Cela faisait des mois qu’il s’esquivait chaque fois que son éditrice lui demandait ne serait-ce que les premières lignes. De nouveau, aujourd’hui, Joly essaya de gagner du temps.
« Je suis en train de boucler la première partie.
— Quoi ? s’étrangla Hélène ? Écoute, je t’ai déjà accordé une avance plus que substantielle et je suis même à la manœuvre pour vendre les droits d’adaptation de ton précédent bouquin au cinéma.
— Oui, mais, voulut se justifier Laurent, les recherches… »
Il n’en eut pas le temps.
« Ecoute bien, mon petit gars, je t’ai soutenu. J’ai pris contact avec mes amis de la police pour couvrir tes frasques. Tu te rappelles que je suis intervenue l’an passé pour couvrir ta petite nuit avec la mannequin mineure ?
— Mais je n’allais pas lui demander sa carte d’identité ! s’excusa-t-il d’une petite voix.
— Tatatata. Si, si cela se trouve, elle n’en avait pas ou plus. Son souteneur le lui a peut-être subtilisé. Tu te rends compte de ta responsabilité ? Et celle de nos éditions. Tu te rends compte des conséquences possibles pour notre maison ? On se bat pour maintenir les ventes des romans. Et Monsieur, que fait-il ? Il se pavane ? Dois-je te rappeler que j’ai évité que ta trombine ne sorte dans les magazines à sensation ? »
La directrice de la maison d’édition Bouvier passa plusieurs fois ses doigts dans ses cheveux châtains bouclés. Ce geste présageait un de ses fameux coups de gueule. Les colères de la patronne étaient connues et redoutées dans toute l’entreprise. Dès que le ton montait, les employés retournaient sagement à leur place, de peur que la colère ne retombe en dégât collatéral sur l’un d’entre eux.
Elle se leva, posa les mains sur le bureau, tout son visage se contracta. Laurent savait qu’il allait passer un mauvais quart d’heure.
« Et, tu sais, ce que ma secrétaire m’a apporté hier matin ?
— Heu. »
Joly n’en avait pas la moindre idée. Il avait passé son temps en soirée, puis à dormir pour récupérer pour ressortir à nouveau.
« Toi. Toi en couverture de Paname Potins, en goguette, sortant d’une boîte sélect avec tes amis aussi inflammables qu’un baril de poudre. Dis-moi, j’espère que tu n’es pas sorti au bras d’une cocotte de seize piges une nouvelle fois, en oubliant ta bonne étoile Hélène. Alors, mon gars, tu vas oublier de t’enivrer avec tes potos ados attardés et alcolos. Tu vas vite retourner poser ton cul devant ton ordi et reprendre tes recherches pour me pondre ce punaise d’ouvrage. Sinon ta poule aux œufs d’or, cette fois-ci, c’est elle qui va t’oublier et fissa avec ça. Tu m’as bien comprise ?
— Heu oui, Hélène. Bien sûr, Hél...
— Tant mieux. Rejoins tes pénates et remets-toi au boulot. Tiens tes engagements, cette fois. Tu connais le chemin de la sortie. »
Joly se leva et s’apprêtait à quitter le bureau quand Bouvier l'interpella :
« Une seconde, petit gars, j’ai oublié de te parler d’un truc. »
Joly pivota sur ses talons et fit de nouveau face à son éditrice en forçant un sourire.
« J’ai eu une américaine en ligne, une sorte de journaliste, il y a deux ou trois jours. Peut-être plus, je ne sais plus. Quoi qu’il en soit, j’ai discuté avec elle, elle voulait des détails sur une toile de Battaglini et elle désirait un rendez-vous avec toi. Je lui ai donné ton adresse et elle arrive demain soir. Elle t'appellera en cas d’imprévu. Je t’envoie ses coordonnées par email. »
Joly ne put s’empêcher de prendre un air contrarié.
« C’est rémunéré ?
— Je ne sais pas exactement. Cela dépendra du résultat de son entrevue avec toi, je suppose. Tu vois ce qu’il te reste à faire. »
Joly hocha la tête. Il n’était pas très heureux de la réponse mais il fallait qu’il s’y résolve. Au stade où il en était, il n’en menait pas large.
« Bye… » fit Bouvier a priori agacée qu’il n’ait pas disparu sitôt sa réponse formulée.
Il sortit. Tandis qu’il refermait la porte, il entendit encore :
« Et fais-moi le plaisir de te faire oublier des torche-culs. »
Quand il passa par l’accueil, la standardiste baissa la tête. Encore une qui lui en voulait de n’avoir été qu'une histoire d’un soir. Il se dit qu’il avait intérêt à se remettre en selle rapidement car il n’avait pas commencé à écrire la moindre ligne.
*
Un taxi apparut dans l'angle de la rue et remonta doucement l'artère en cherchant un endroit pour stationner. Joly regardait la scène au travers de la vitre. Ce devait être elle, l’américaine, se dit-il.
Il sourit. Son appartement situé Avenue Foch, flanqué au cinquième étage, offrait une vue imprenable sur les toits de Paris comme sur les rues adjacentes. Un vrai mirador. Il n’était pas peu fier d’habiter dans une des avenues les plus cossues de la capitale.
Il pleuvait dru et le vent n'était pas en reste. Il y avait vigilance orange à cause de la tempête qui traversait le pays : cela avait été annoncé la veille au soir au journal télévisé.
Comme d’habitude, Joly n’avait pas tenu compte de l'information. C'était tellement la routine désormais. Les médias, les hommes politiques transforment un simple coup de vent en catastrophe naturelle et en drame humain. Faire peur. Cela occupait les esprits, leur donnait de quoi alimenter la conversation à l'heure du café au boulot le lendemain et anesthésier toute réflexion critique. Mais la tragédie était déjà écrite, emballée. Ne restait qu'à récupérer deux ou trois images bien cadrées pour faire croire à l'ampleur du désastre. Une vraie production hollywoodienne. On vendait de la catastrophe comme des chaussettes au supermarché. Un business model bien éprouvé désormais.
Laurent n’avait pas d’avis sur cela : il y était juste indifférent. Les attitudes avaient plus de poids dans les changements que la parole et l’action concrète, alors il préférait passer son tour plutôt qu'ajouter sa voix au flot continu de ceux qui tentaient de se convaincre les uns et les autres sur celui qui avait raison. De plus, tout ce tintamarre n'avait comme unité temporelle que la journée, au mieux la semaine. Ensuite, le monde reprenait son cours, prêt à se reposer les mêmes questions la semaine ou le mois d’après. Tout le contraire du cercle vertueux. Pas vraiment cercle vicieux. Au mieux pouvait-on le qualifier de “stagnant”.
Joly en revint au taxi dont la porte s'ouvrit. Une jeune femme en sortit, la trentaine à vue de nez, habillée d’une robe de laine à motifs blancs, gris et noirs. Des escarpins sombres avec un talon compensé. Laurent remarqua de suite que sa démarche était peu assurée. De toute évidence, elle n’était pas coutumière des chaussures à talons. C'était un signe négatif. Il regrettait déjà de ne pas avoir protesté vis-à-vis de ce rendez-vous. En vérité, il se mentait à lui-même, car jamais il n’aurait refusé l’entrevue. C’était une journaliste, pas un. C’était le seul point que son cerveau retenait et cela déterminait le reste.
Dès qu’il était question qu’une femme lui portât un quelconque intérêt même de manière détournée, il y avait un certain nombre de mécanismes qui se mettaient en branle dans sa tête et s’en suivaient des décisions assez pitoyables. Son comportement dénotait le grand paradoxe de sa personnalité, à savoir à la fois la crainte de se voir découvert pour la légèreté de ces traitements et un besoin quasi pathologique de reconnaissance et en particulier de la part de la gente féminine. Son arme était alors toute trouvée : la séduction. Une arme à double tranchant surtout quand on ne savait pas l’utiliser avec doigté. Il aimait ce type de challenge.
Joly regarda la jeune femme remonter la rue, un bout de papier dans la main et le regard oscillant tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle finit au pied de l'immeuble et disparut de son champ de vision. Après une ou deux minutes, la sonnerie de l'interphone résonna dans l'appartement. Durant ce laps de temps, Joly avait anticipé et s’était déplacé vers l’entrée.
« Monsieur Joly ? » demanda la voix grésillant dans le haut-parleur.
Joly ne répondit pas et se contenta d’appuyer sur l'interrupteur d'ouverture. Un silence surpris, un souffle exténué et un bruit de pas désordonnés lui confirmèrent que la jeune femme était entrée. Il déverrouilla et entrouvrit la porte. Puis il retourna à son bar pour se servir un verre. Si elle était arrivée jusqu'ici, elle trouverait sûrement son chemin pour le rejoindre dans le salon.
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