Chapitre 51 - Direction Gênes

9 minutes de lecture

Le vendredi, quand Joly atteint le grand hall de la gare de Lyon, il reconnut tout de suite la silhouette de Jennifer, le nez levé vers le tableau des départs.

« Je vérifie que le train est bien à l’heure. »

Elle se retourna et fouilla nerveusement dans la poche de son treillis, puis tendit un billet de train à Joly.

« Voilà pour vous. »

Jennifer n’avait pas l’air tranquille et Laurent la sentait sur le qui-vive.

Une vingtaine de minutes avant le départ, une annonce en gare indiqua la voie du train.

« C’est le nôtre. Vous venez ? » fit Joly en glissant son sac de voyage sur son épaule.

Jennifer hocha la tête et lui emboîta le pas. Ils formaient un drôle de duo. Lui avait revêtu un pantalon de coupe fuselée en polyester assorti à une chemise Agnès B et comme la saison était encore hivernale, il portait un manteau trois-quart en laine. Jennifer, de son côté, n’avait pas varié d’un iota dans sa tenue et elle était reconnaissable de loin avec son look de baroudeuse, fichue de son treillis et son blouson de cuir à poches qui avait vécu. Bien qu’il n’était pas rare de croiser des personnes dépareillées dans les gares de la capitale, le couple s’attira quelques regards que Joly ne put s’empêcher de remarquer. Il pressa le pas pour remonter les voitures. Arrivés quasiment en tête de train, ils vérifièrent le numéro du wagon puis rejoignirent leurs places assises. Joly remarqua que Jennifer était un peu raide. Il ne voulut pas l’incommoder en lui posant des questions et resta silencieux durant tout ce début de voyage.

De son côté, Jennifer sembla vouloir mettre à profit le temps de trajet au service de son enquête. Elle sortit son ordinateur et une pochette remplie de feuilles griffonnées, truffées de notes. Au bout d’une demi-heure, elle brisa son silence.

« Laurent, dites-moi, dans vos précédentes recherches, aviez-vous enquêté sur Eduardo Galini? » demanda Jennifer.

Joly tourna la tête vers elle, pris au dépourvu de la question et fit la moue. Le nom lui disait quelque chose et il lui fallut une petite minute pour se remettre les premiers éléments en mémoire.

« Pas vraiment. Ce n’est pas un personnage très intéressant. Je me rappelle avoir croisé son nom dans un ou deux documents mais j’ai jugé qu'il n’avait pas d'importance dans la vie de Battaglini. C'était juste un de ses contemporains jaloux de son succès.

— Peut-être… » fit Jennifer en se grattant le nez.

Joly arqua un sourcil. Qu’avait-elle trouvé de spécial ? Dans son souvenir, Gallini n’était qu’un peintre certes renommé à son époque mais que la postérité avait relégué en seconde zone. Jennifer releva la tête et vit que Laurent était assez perplexe. Elle pivota l’écran de son ordinateur portable pour montrer ce qu’elle lisait.

« Je viens de tomber sur ce document, là. C’est un article du journal local de Gênes qui décrit l’incident lors d'une soirée chez Battaglini. Ce Galini dénonçait une imposture. Dommage que le gars qui écrit le papier n’en dit pas plus. Cela vous rappelle quelque chose ? »

Joly posa un œil sur l’article en question. Il était écrit en italien. L'illustration un peu cocasse n’était qu’une caricature dudit Gallini vitupérant et vociférant avec de pauvres agents de police qui le tenaient tant bien que mal, il s’en rappela sans peine car elle l’avait fait sourire de la même manière qu’à l’instant.

« Oui, je me souviens de cet article mais je n’y ai pas attaché une grande attention. Il est juste notable par le fait que la police est intervenue. Ce n’était pas courant à cette époque. Mais la démonstration de la jalousie des artistes entre eux n’est pas franchement ce qu’il y a de plus romanesque… Généralement les motifs sont futiles et cela peut être vraiment décevant lorsqu’on gratte un peu. Peut-être qu’il s’agissait tout simplement d’une histoire de femmes.

— Mmm… Sérieusement, je n’y crois pas.

— Pourquoi ?

— Bah vous avez dû remarquer une chose à propos de Battaglini quand même, non ?

— C’est-à-dire ?

— Il n’a pas l’air d’être porté sur les femmes…

— Vraiment ? Comment pouvez-vous le savoir ?

— Regardez ses œuvres. Lorsqu’il peint une femme, ça ne donne vraiment pas l’impression qu’il le fait avec un regard d’homme. Certes, cela n'est pas une preuve tangible. En plus, je n’ai rien trouvé qui laisse à penser qu’il ait eu une vie amoureuse… On a l’impression qu’il a juste traversé les années en rencontrant toutes les célébrités du siècle. Troublant d’avoir autant de gens qui gravitent autour d’une même personne et que les seules choses qui restent, ce soient uniquement des morceaux de sa vie publique. Rien sur une quelconque relation, nada. Au mieux avec son mécène, Giovanni…. Rossi… Ils ont l’air proches… Et encore. S’ils avaient été si proches que cela, je pense qu’on aurait un portrait de ce Giovanni peinte de la main de Battaglini…

— Hum… Je ne peux rien dire à ce sujet.

— Mais avez-vous fait des recherches avant d’écrire votre bouquin ?

— Bien sûr, se défendit Joly.

— Bah, on ne dirait pas, des fois. Il a des descendants ce Giovanni ? »

Joly, un peu piqué au vif, s’empressa de répondre.A cette question, il avait une réponse :

« Bien sûr. Même si ce n’est pas une grande maison qui vend des parfums à l’international, l’entreprise existe toujours. Elle reste réputée et dans le petit monde des parfumeurs, c’est une des plus vieilles familles du secteur.

— Et vous êtes allés les voir ?

— Jamais. Aucun intérêt.

— Bah, on va aller leur rendre une petite visite.

— Pourquoi ? Qu’allez-vous leur demander ?

— Il y a un truc qui me paraît louche. J’ai déjà enquêté sur des collaborations comme ça… Sur le mécénat, je veux dire. C’était plus récent mais il y a une chose que j’avais remarquée, c’est que le mécène et l’artiste parlent entre eux. Les effets de réputation sont toujours dévastateurs. En principe, chacun surveille l’autre et s’assure que les intérêts ne divergent pas. Ils ont bien dû échanger d’une manière ou d’une autre. Vous suivez ? Il n’y a rien dans les archives italiennes… Je n'ai rien trouvé en tout cas. Je me dis que la famille Rossi a peut-être conservé des traces de cette correspondance. »

Joly se mordit les lèvres. Il était étonné voire un peu jaloux de ne pas avoir eu cette intuition à l’époque. Il regarda Jennifer quelques instants.

« Vous faites parfois un peu fofolle mais votre intuition est surprenante. En tout cas, votre idée mérite d’être creusée. »

Joly se leva du siège. Jennifer le regarda bizarrement, n’ayant pas tout à fait compris si ce qu’il venait de dire était un compliment ou pas.

“Je vais sur la plateforme pour passer un coup de fil. On va voir si c’est possible de prendre rendez-vous.”

*

Joly médita quelques instants sur la stratégie à adopter pour prendre ce rendez-vous. D’ordinaire, il aurait été tenté de déléguer cela à Hélène, son éditrice. Ce n’était pas son rôle mais il avait tendance à la considérer comme son agent en relations publiques. Alors il décida de commencer par une simple recherche sur Internet. En quelques minutes, il trouva le numéro du siège qui n’était autre que l’adresse de la boutique originale à Gênes. Une seule chose le préoccupait : il ne parlait pas italien.

« Bah, on verra bien… » finit-il par dire tout haut.

Il prit une grande inspiration et composa le numéro.

« Pronto, Benvenuti nella sede del Gruppo Rossi!

— Hello, do you speak English ?

— Of course, what can I do to help you ? »

Et il continua en anglais.

« Parfait, je me présente, Laurent Joly, je suis un romancier. Je fais actuellement des recherches pour mon prochain livre et dans ce cadre, je souhaiterais m’entretenir avec une personne de la famille Rossi. Est-ce possible ?

— Je ne saurai pas vous répondre tout de suite. Pourriez-vous me fournir un peu plus de précision. Je vais prendre ces éléments, aller les soumettre à Madame Rossi et je vous rappelle dans l’après-midi. Cela vous convient-il ?”

Joly précisa donc qu’il était à la recherche d’informations sur la relation entre Giovanni Rossi et Battaglini mais il ne dit rien à propos des lettres. Il lui sembla préférable d’y aller graduellement.

« Vous avez d’autres questions ?

— Non ça ira.

— Bonne journée.

— Bonne journée à vous aussi. »

Joly prit un air satisfait. Finalement, tout s’était bien passé. Il retourna s’asseoir à côté de Jennifer.

« On aura une réponse en début d’après-midi.

— Parfait. » répondit-elle heureuse de voir que son compagnon commençait à prendre des initiatives.

*

Jennifer et Joly effectuèrent un court changement à Turin. Ils y contemplèrent la “puerta nueva’ et son architecture en verre, puis en profitèrent pour se dégourdir les jambes. Ils terminèrent par la dégustation d’un café italien fraîchement moulu à une terrasse proche de la gare.

Le train les conduisit en direction de Gênes. Jennifer, tout en jetant un œil vers la fenêtre pour contempler le paysage qui défilait, en profitait pour prendre des notes dans son carnet en moleskine. Elle réfléchissait aux questions à poser à Mme Rossi. Le train négociait un virage emportant les corps des passagers vers la gauche. Quand la jeune femme sentit que le train freinait. Une alarme retentit. Le wagon vacilla de droite à gauche sur les rails. Les passagers commençaient à s’inquiéter, ils s’agitaient. On entendait les femmes rassurer les enfants.

Jennifer sentait monter une tension croissante. Une anxiété s’empara d’elle. Sa respiration devint difficile. Elle chercha de l’air, tenta de respirer à plein poumons mais n’y parvint pas. Son angoisse monta d’un cran. Elle ne connaissait que trop cette impression. Elle tenta de chasser les images qui s’imposaient à elle. Celles de deux journalistes, deux amis. Respire, respire, se dit-elle. Sa main agrippa l’accoudoir du siège. Elle tenta de se concentrer sur son inspiration, son expiration, comme elle le faisait avec l'hypno-thérapeute.Inspire, expire… se répéta-elle comme un mantra. sens l’air passer dans les narines.

Rien à faire, elle était propulsée des années en arrière. Elle entendit siffler des balles, se demandant d’où elles étaient tirées. Les visages des deux hommes se superposèrent au bus qui se renversa. Le chauffeur hurla de se baisser, de protéger leurs têtes sous les fauteuils. Trop tard, un des deux hommes était touché.

Elle eut l’impression que la terre s’écroulait sous elle. Oppressée, une douleur aiguë se logea dans sa poitrine, Sa respiration se mit à saccader. Son rythme cardiaque s’emballa.

A ce moment, Joly apparut.

« Que se passe-t-il ?

— Je… je… ne sais pas.

— Jennifer, que vous arrive-t-il ? Regardez-moi, fixez mes yeux. Vous pouvez tenir ma main ? Ne me lâchez pas du regard. Voilà, respirer doucement, dou-ce-ment. Voilà. Continuez ! C’est bien. Visiblement, la situation revient à la normale. Asseyez-vous. Respirez encore. »

Jennifer releva la tête et fixa Joly droit dans les yeux. Elle se concentra sur sa voix.

« On dirait quelque chose comme une crise de panique, fit Joly en s’approchant pour lui mettre la main sur l’épaule. Cela vous arrive-t-il souvent ? »

Jennifer ne répondit pas. Elle n’aimait pas reconnaître que c’était effectivement le cas. Elle avait du mal par rapport au fait que son cerveau échappe à son contrôle. Elle le comprenait d’un point de vue rationnel et elle l’acceptait parfaitement lorsqu’elle rencontrait le phénomène chez d’autres personnes. C’était une sorte d’orgueil mal placé, cela ne devrait jamais lui arriver. Joly vit bien que Jennifer n’était pas disposée à lui répondre et il continua à lui parler.

« Ce que vous pouvez être tête de mule, je m’en suis rendu depuis la première minute où je vous ai rencontrée. Bon, il va falloir que vous lâchiez un peu de leste. Pas pour vous mais pour moi. Je n’ai pas envie de voyager avec ce genre d’épée de Damoclès au-dessus de la tête. Et je n’ai pas envie non plus de vous ramasser à la petite cuillère, capiche ? »

Jennifer hocha la tête. Elle reprit son souffle. La crise semblait passer. Elle commença à expliquer à Joly la raison de ce qu’il s’était passé dans le détail.

*

Le train s’arrêta sur le quai de la gare de Gênes vers dix sept heures. Joly aida Jennifer à remballer ses affaires.

« Nous allons nous rendre directement à l’hôtel et vous n’aurez qu’à vous reposer. Cela vous fera du bien. »

Jennifer hocha la tête.C’était sûrement une bonne idée. La première chose qu’elle voulait, c’était sortir du train. Ensuite occuper son esprit à autre chose : regarder la télévision, bouquiner, faire un jogging, n’importe quoi qui pouvait éviter le retour de ce flux néfaste d’images qui continuaient insidieusement à lui oblitérer la tête dès qu’elle devenait un peu anxieuse.

Sur le parvis devant la gare, Joly partit sur la gauche pour héler un taxi.

« Au NH Collection Genova Marina, per favore. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire EleonoreL ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0