Chapitre 60 - Le lien généalogique
« J’irai bien m’asseoir autour d’une table et d’un café bien tassé pour profiter de la farniente italienne.
— Allons-y. Une terrasse arborée sur la marina du port vous tente ?
— Parfait. Je n’en peux plus d’être assise. J’ai des puces dans les jambes, comme disait ma grand-mère. »
Ils marchèrent quelques instants et s'installèrent à la terrasse du restaurant, le Rio Bistrot. Depuis leur table, la vue sur les bateaux réconfortait Jennifer. Elle y voyait la promesse d’un ailleurs.
« Alors, cette carte. Huuum, je vais me laisser tenter par une limonata. J’ai une soif de chameau. »
L’image fit sourire la journaliste qui contemplait au loin, le ressac de la mer contre les rochers.
« Enzo Calabra a raison, cette région mérite vraiment le détour. Notre voyage a du bon, tu ne trouves pas ? fit Jennifer.
— Si, bien sûr. C’est un voyage dans tous les sens du terme, pour ne pas dire l’essence du terme.
— Que veux-tu dire en jouant ainsi sur les mots ?
— Hé bien, en marchant jusqu’ici, j’ai plein d’idées qui m’ont tourné dans la tête et je me suis dit que j’avais une chance inouïe.
— Inouïe, rien que ça ? et ?
— Je vais peut-être te surprendre et ne prends pas la grosse tête pour autant, mais j’ai beaucoup appris à ton contact. J’ai l’impression d’avoir grandi, ça, je l’ai déjà dit. Vous m’avez permis d’ouvrir une nouvelle porte. Entrebâillée, pour le moment. Il ne tient qu’à moi de modifier mes comportements. A l’avenir, je ferai preuve d'opiniâtreté. L’oisiveté sera moins prégnante. Je sens que je me laisserais moins aller, je me découragerais moins. Vous m’avez montré le chemin, je n’ai qu’à semer les petits cailloux pour aller au-delà de ma paresse habituelle. »
« Si je t’ai apporté cela, tant mieux. J’en suis ravie.
— Tu dis cela d’un ton morne, Jennifer.
— Je me dis que j’ai plus apporté à un inconnu (sans vouloir te blesser) qu’à ma propre fille. J’en frissonne.
— Tu as une fille ? Et pourquoi tu dis ça ? Vous avez de mauvais rapports ?
— Oui et la situation n'est pas simple avec elle. Mais je préfèrerai ne pas en parler.
— Ecoute, je suis sûrement un mauvais conseiller. Pour autant, si tu peux agir sur moi, je crois sincèrement que tu peux recoller les morceaux avec ta fille.
— Les morceaux dont tu parles, c’est pour recoller une faïence brisée à la colle. Pour les sentiments, les relations familiales, c’est différent.
— C’est en tout cas plus délicat, ressouder les liens familiaux prend du temps, certes. Si retrouver ta fille vous anime aujourd’hui, je suis certain que tu trouveras les ressources pour vous rapprocher. Ca te parait infaisable aujourd’hui. Lorsque tu te trouveras devant elle, je pense que tu t’y emploieras. En parlant de recoller les morceaux, si on regardait l’arbre généalogique ?
— Laurent, merci d’essayer de me remonter le moral, c’est gentil à toi. Tu es mignon quand tu veux. »
Joly sentit ses joues rougir. Après ce qu’ils avaient partagé, il pouvait bien assumer de s’empourprer devant elle.
« Quand je pense à la manière dont tu m’as accueilli… »
Elle laissa sa phrase en suspens pour prendre la chemise que la secrétaire d’Enzo Calabra lui avait remise.
« Ha oui, vu que j'avais fait la fête la veille et que ma tête m'avait fait souffrir toute la journée. Je n’avais qu’une envie : me recoucher. »
Jennifer regarda Laurent en coin et acquiesca mollement à son explication. Laurent préfera noyer le poisson en changeant de sujet.
« Voyons ce fameux arbre. On y voit ici notre héroïne : Fiorenza Esposito alias Battaglini. Elle a eu deux enfants : l’un décédé des suites de sa maladie, l’autre sa fille Clélia a survécu.
— Regarde, elle-même a eu une fille prénommée Erina Falcone née en 1881, puis...
— Comment ? Erina, Erina Falcone répétait-elle.
— Comment ça, elle est connue aussi ?
— Erina, ce prénom me dit quelque chose, mais quoi ? »
Jennifer leva la tête et tenta de faire revenir de vieux souvenirs.
« Je crois bien que ma grand-mère me parlait bien d’une Erina. Peut-être que je me trompe. La coïncidence semblerait grossière, non ?
— Excuse-moi mais de quoi parles-tu. Je n'ai pas suivi
— Ah oui, désolée, de mon arbre généalogique. J'ai l'impression d'avoir déjà entendu ce nom lors des réunions de famille où l'on parlait de nos ancêtres.
— Ok, je comprends mais du coup, il n’y a qu’une façon de le savoir, Jennifer. Tu peux contacter quelqu’un qui détiendrait l’information ?
— Oui.
— Dix-huit ici, quelle heure est-il chez toi?
— Il est midi. Ma mère doit s'apprêter à manger.
— Nous pouvons en profiter pour faire la même chose et tu appelleras ta mère après le déjeuner, qu’en penses-tu ?
— J’en pense que c’est une excellente idée.
— J’émets cependant une condition.
— Oups, je crains le pire. »
Laurent s'exclama :
« Je voudrais juste que nous sortions de tout cet imbroglio. On ne parle pas de notre affaire. Parlons de nous ou de ce qui nous passionne. Finalement, on se connaît peu.
— Normal, pour des copains de comptoir. Vendu. Commence, Laurent. »
Laurent et Jennifer parlèrent en s’en saoulant de paroles. Ils rièrent plus qu’ils ne mangèrent. Avant le dessert, Jennifer s’éclipsa momentanément pour téléphoner à sa mère.
« Allo, ma fille. Comment vas-tu ? »
Sa mère, comme à son habitude parlait lentement. Jennifer se demandait souvent ce que ressentait sa génitrice, vu que le ton de sa voix était le plus souvent monocorde. Il était difficile quel que soit l'interlocuteur de percevoir les ressentis de Marine.
« Très bien maman. Je suis actuellement en Italie. Ça me rappelle quand grand-ma nous y emmenait, tu te rappelles ?
Jennifer tentait de raviver de bons souvenirs chez sa mère, histoire que de la joie la traverse. Le plus souvent, les tentatives se révélaient vaines.
La mère de famille souffla, comme dépitée de ce passé heureux mais révolu.
— Et comment, comment oublier ses voyages, ses paysages, la gentillesse des italiens et leur grande générosité ?
— Maman, je t’appelle pour quelque chose de particulier. »
Sa mère soupira. Il est vrai qu’elle appelait surtout quand elle en avait besoin. Elle ne doutait pas que sa fille l’aimât, mais elle l’exprimait si abruptement. Contrairement à Shany, elle ne revenait jamais au foyer familial. Son cœur se serrait à chaque appel. Sa fille ne montrait que rarement sa tendresse. “Mes filles sont tellement différentes l’une de l’autre se disait-elle souvent, se demandant ce qu’elle avait raté dans sa mission de mère”.
« Oui, je t’écoute.
— Maman, grand-ma évoquait une grand-mère qui s’appelait Erina, je me trompe ?
— Attends un instant, je récupère la pochette avec toutes les recherches effectuées sur la famille. Ne quitte pas. »
Jennifer entendit des tiroirs s’ouvrir. Elle revit le salon de ses parents, les étagères en chêne couvertes de livres. Son père était un autodidacte, une réussite à l’américaine. Parti de rien. Il avait fait fructifier une affaire achetée trois pences. Vers la quarantaine, sa mise avait été multipliée par dix. Ceci dit, il avait su rester simple et proche de ses équipes. Sa mère revint visiblement avec la fiche adéquate.
« C’est cela. Elle est née en 1881 de Clélia de Luca.
— Ohh, mais c’est tout simplement extraordinaire, maman, c’est exceptionnel comme nouvelle.
— C’est-à-dire ? Ma fille, je ne comprends rien du tout.
— Je t'expliquerai dès que j’en aurai le temps, je te rappelle très bientôt. »
Voilà le problème avec Jennifer, elle n’avait jamais le temps. Ou bien son malaise avec sa mère créait le fait qu’elle ne voulait pas en trouver. Jennifer était plus à l’aise avec son père qui était un taiseux. Avec lui, il n’y avait aucun risque qu’on parlât de trop. Les confidences n’étaient pas leur habitude. Ils parlaient peu. Ce silence n’était pas pesant.
Elle courut vers son partenaire.
— Laurent, Laurent. Bingo, Erina Falcone et moi sommes parentes. Comme elle est la fille de Battaglini/Esposito, je suis liée à Battaglini. C’est fou, non ?
— Heu, je ne sais quoi répondre. C’est tellement démentiel !
— Allez, trinquons !
— La tête me tourne déjà, Jennifer.
— Ça ne fait rien. Nous rentrerons en taxi. Nous viendrons chercher la voiture demain. Pour t’épargner cette peine, je viendrais même. Seule.
Et elle remplit plusieurs fois les verres. Décidément, que l’Italie offrait de belles découvertes.
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