Chapitre 64 - La fugue

11 minutes de lecture

Clara enfonça le bonnet sur sa tête de manière exagérée et fit disparaître son visage derrière l'écharpe qu’elle venait de dérober dans le vestiaire des internes. Elle se redressa et avança de la manière la plus naturelle possible. Elle réussit à atteindre l’esplanade de l'entrée de l'hôpital. Elle ignorait ce qu’elle allait faire, cependant elle était sûre d’une chose, c’est qu’elle ne pouvait plus reculer. Elle avait un temps d'avance mais il ne faudrait pas longtemps aux équipes de sécurité pour la repérer sur les enregistrements vidéos. Elle décida de partir sur la gauche. Elle s'arrêta au niveau d’un Starbucks qui faisait l’angle. Elle tourna à gauche une nouvelle fois, dépassa l'entrée d’une église. Il fallait qu’elle s'éloigne de l'hôpital, elle hésita et décida d’aller sur la droite.

Elle avança sans plus réfléchir. Même si celle n’avait pas marché dans les rues de New York depuis longtemps, elle se rappelait des principales artères, assez pour se débrouiller. Si elle continuait en ligne droite, elle savait qu’elle finirait par rencontrer Central Park. C’était un bon point de chute. A cette heure, il y avait toujours du monde et ce serait facile de se fondre dans la foule. Il lui fallait trouver une personne qui pourrait l’accueillir sans la dénoncer. Cela réduisait considérablement les possibilités.

Les grands parents, que ce soit côté paternel ou maternel, c’était vendu d’avance. Côté maternel, dans le meilleur des cas, il fallait environ six heures en voiture et côté paternel, il fallait compter une heure de plus avec en supplément, le passage d’une frontière. Les amis ou les amies, il ne fallait pas y compter. Depuis sept ans, moment où elle avait fait son premier aller-retour à l'hôpital, où les médecins soupçonnaient une grave pathologie, les amis avaient déserté les uns après les autres. Au début, elle en avait été particulièrement meurtrie tout comme n’importe quelle petite fille de sept ans qui voyait ses copines s’éloigner d’elle au fil des mois et des hospitalisations. Il y en avait bien eu une qui avait résisté, Eléonore. Trois ans après le grade cinq, c’était fini. Heureusement, il était une personne qui ne lui avait jamais fait défaut : Shany. Elles avaient onze ans d’écart mais d’aussi loin qu’elle se souvenait, sa tante avait toujours été présente. Elle n’avait aucune idée si toutes les tantes étaient pareilles mais Shany, elle, chaque fois qu’elle le pouvait, elle venait et s’occupait d’elle. Elles avaient passé des dizaines de centaines d’heures à parler de tout et de rien. Elles n’arrivaient jamais à se lasser. Si elle n'était pas partie sur Paris en France, cela aurait été la première personne vers laquelle elle se serait tournée. Certes, il était certain que pour ses parents, cela aurait été la piste à privilégier mais Clara n’avait aucun doute sur sa capacité à convaincre sa tante de mentir pour elle et la cacher. L'idée de prendre l’avion et de débarquer tournait en boucle dans sa tête. Si ce n'était clairement pas réalisable dans l'immédiat, elle se dit qu'elle ne devait pas l'exclure.

Clara convoqua dans sa mémoire l’ensemble des informations qui pouvaient la ramener à sa tante. L’année dernière avant qu’elle lui annonce qu’elle partait en France pour suivre son copain, Clara se souvint qu’elle vivait dans un appartement à mi-chemin entre l'hôpital et le sien. Bien entendu, Shany n'avait pas eu les moyens de se payer un loyer toute seule et elle avait pris une colocataire. Comment s’appelait-elle ? Jo… C’était Jo par çi et Jo par là… Jodie. Pour le nom de famille, c’était mission impossible. En revanche, l’adresse de l’appartement, c’était beaucoup plus facile car à l’époque, Clara avait fait une recherche pour calculer la distance qui la séparait de sa tante. Un coup de klaxon ramena Clara à la réalité. Elle était en face de l’entrée la plus à l’ouest de Central Park. Elle réfléchit et elle décida d’aller au plus court en prenant sur Broadway. Ensuite elle n’avait qu’à filer tout droit jusqu’à la 44ème. Si elle ne se trompait pas, elle aurait rejoint l’appartement de Jodie dans une demi-heure. Elle interpella alors un passant pour lui demander l'heure. Dix-neuf heures trente. Il fallait qu’elle se presse pour arriver avant vingt heures. Elle avait dans l’idée qu'au-delà, elle aurait moins de chances de croiser Jodie ou bien que celle-ci veuille bien lui ouvrir.

Alors elle marcha vite. Ses muscles chauffèrent rapidement et elle dut tempérer son allure. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point au fil des mois, restreinte à sa vie en cage, elle avait perdu son tonus musculaire. Pour elle qui adorait le sport, c’était plus qu’un crève-cœur. Elle déglutit et retint un sanglot qui termina coincé dans le fond de sa gorge.

Clara arriva au niveau du 15 West 44th Street. Elle s’approcha de l’interphone. Elle appuya sur les boutons pour naviguer dans la liste des résidents. Ce qu’elle craignait advint. L’interphone n’affiche que le nom de famille suivi de l’initiale du prénom. Clara soupira et continua de faire défiler la liste : l’appartement cinq cents quatre retint son attention.

“TAILOR, J. / HALL, S.”

Serait-ce donc que la chance lui souriait ? Était-il possible que le nom sur l’interphone n’ait pas été modifié depuis des mois ? Elle réfléchit un instant. Fallait-il qu’elle parcourt toutes les entrées d’abord avant de tenter sa chance ?

« Vous en avez encore pour longtemps ? »

Clara sursauta et son doigt appuya sur le bouton d’appel. Elle se retourna et vit une jeune femme qui semblait quelque peu énervée. Elle s'apprêtait à lui répondre quand une voix nasillarde sortit de l’interphone.

« Allo, oui…. Qui est-ce ?

— C'est Clara, la nièce de Shany.

—Tu peux reculer pour que je te vois mieux ?

Clara eut un léger mouvement de recul en s'apercevant qu’il y avait l'œil d’une caméra sur la partie haute de l’interphone.

« Tu es bien Jodie ? l’amie de Shany ?…

— Oui bien sûr mais euh… Ce n’est pas cela le problème. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Tu peux m’ouvrir ? Je te dirai tout ça mais ça serait cool si tu pouvais…

— Oui, oui, bien sûr… Entre…. Tu prends l’ascenseur. C’est à droite en sortant, cinquième étage… »

La gâche électrique de la porte se fit entendre et Clara poussa la porte. L’autre femme la doubla et se précipita à l’intérieur.

« Hey !... » fit Clara mais elle préféra ne pas râler.

Pour l’instant, l’essentiel était de rejoindre l’appartement de Jodie. Comme elle vit que l’autre prenait l’ascenseur, elle décida de monter par les escaliers. Sûre qu’elle aurait de fichues courbatures ce soir et encore plus demain. Elle avait fait plus de mouvements en une journée que ces trois derniers mois réunis. Elle avait des pointes dans le dos à rester debout comme cela. Elle n’avait que treize ans et la condition d’une grand-mère de soixante-dix ans. Malgré cela, Clara ne fléchit pas et monta les marches le plus rapidement qu’elle put.

Elle était nerveuse mais quelque part, elle était aussi fière d’elle. Jodie lui avait ouvert sans trop réfléchir. Sa tante lui avait expliqué que prendre de court une personne était une stratégie presque toujours gagnante. La bienveillance en règle générale remportait sur le rejet.

Arrivée au cinquième étage, complètement essouflée, elle essaya de repérer où était l’ascenseur. Jodie avait dit que l’appartement était à droite et forcément, la porte de l’escalier donnait sur le couloir opposé. Elle avança dans le couloir. A mesure qu’elle progressait, elle regarda les numéros sur les portes. Au niveau du cinq cents quatre, elle vit que la porte était entrouverte. Alors elle poussa légèrement le panneau et lança un petit “Jodie ?”.

« Vas-y, entre… Désolée, c’est le bazar ici, ma coloc s’est barrée dans sa famille pour la semaine et je ne m’attendais pas à recevoir de la visite… »

Clara referma la porte et s’avança jusqu’à l’endroit qu’on pouvait considérer comme un vestibule puisqu’il donnait autant sur la cuisine/salon que sur les deux chambres et la salle de bain. Jodie était dans le salon, armée d’un sac poubelle et elle ramassait à grande hâte tous les sachets, boissons, assiettes en carton et autres boîtes de pizza vides qui s’étaient empilées tout du long de la semaine a priori.

« Déjà enchantée de faire ta connaissance parce qu’on ne s’est jamais vues en vrai… Heureusement que Shan m’a abreuvé de photos de toi… Mais euh, comment ça se fait que tu es là ? T’es pas censée vivre en chambre stérile ? »

Clara sourit. Jodie était une vraie amie. En trois phrases, elle venait de montrer qu’elle connaissait parfaitement une des choses les plus importantes de la vie de Shany et qu’elle en avait retenu les essentiels. Cela dit, Clara n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’elle allait pouvoir dire à Jodie pour justifier sa présence. Alors elle laissa une longue minute de silence passer avant de répondre :

« Bon, déjà, je suis contente de faire ta connaissance moi aussi. »

Clara fit une nouvelle longue pause. Elle ne savait vraiment pas comment poursuivre. Jodie le remarqua sûrement car elle s’approcha d’elle.

« Et donc ? Pourquoi es-tu ici ? Tu sais que Shany ne vit plus ici ?

— Oui, je le sais mais disons que j’ai jugé que c’était le seul endroit où je pourrais être en sécurité.

— Tu es en danger ?

— Euh. Pas au sens strict. Je peux m’asseoir et enlever mon manteau avant que je t’explique ?

— Oh mais bien sûr, ma chérie… Désolée. Vas-y, enfin, viens, installe-toi. »

Clara défit son manteau et alla s’asseoir sur le canapé.

« Bon, déjà, je voudrais que tu me promettes d’écouter tout ce que j’ai à dire avant de juger ou de paniquer. »

Jodie semblait un peu inquiète. Pour autant, elle écoutait attentivement. Elle compléta par un “Je t’écoute” qui finit de soulager Clara.

« Tata a dû te dire que ma maladie est rare, que les médecins ne savent pas grand-chose et aussi qu’il n’existe pas de traitement. »

Jodie acquiesça.

« C’est à peu près ça, à ceci près que Shan m’a toujours dit qu’elle trouverait un traitement et que c’est un peu ce qui la motive tous les jours.

— Ah oui… C’est aussi vrai. J’aime ma tante pour ça mais elle n’en aura pas le temps en vrai. »

Jodie eut comme un coup au cœur.

« Tu veux dire que… »

Clara regarda Jodie les yeux dans les yeux et comprit alors le malentendu.

« Ah non… Enfin, c’est pas ce que je voulais dire.

— Je ne comprends pas. » fit Jodie décontenancée avec la sensation d’être entrée dans un grand-huit émotionnel et de s’y déplacer à la vitesse du son.

« C’est pour ça que je suis ici en fait. Les médecins ont proposé un traitement à mes parents, il y a quelques mois mais jusqu’à aujourd’hui, ils n’avaient pas donné leur accord.

— Pourquoi refuser s’il existe un traitement ? C’est un peu bizarre, non ?

— Je vais t’expliquer… Sais-tu ce qu’est une greffe de poumon ?

— Je crois. Pourquoi ? »

Clara répondit :

« Ok. Bon tout d’abord, je suis très heureuse que la greffe de poumons existe et que cela puisse sauver des vies. Mais voilà… Quand tu vis avec une greffe de poumons et tout type de transplantation en règle générale, tu t’engages sur un traitement médicamenteux à vie. Tu prends ce qu’on appelle des immunosuppresseurs qui ont des effets secondaires, non négligeable. Le principe est de diminuer la réponse immunitaire pour éviter le rejet du greffon. Tu saisis ?

— Je crois.

— Le problème, c’est que je ne crois pas que ce traitement soit le bon. En fait, j’ai la conviction comme Tata qu’il y a autre chose à faire. Je sais que mon état ne s’est pas amélioré ces derniers mois… Je sais que ce n’est facile pour personne. Mais voilà mes parents ont donné leur feu vert et moi, je n’ai pas envie de cela. Je veux croire qu’il y a une solution quelque part qui m’évitera de survivre au lieu de vivre. C’est pour ça que je suis partie. C’est pour ça que je suis ici. Et je te serai super reconnaissante si tu pouvais m'héberger cette nuit. Je n’ai pas beaucoup d’endroit où me cacher. »

Etonnamment, Jodie était assez calme. En vérité, dans sa tête, c’était comme si elle essayait d’appuyer sur tout un tas d'interrupteurs pour remettre le courant entre ses neurones et qu’à chaque fois, cela partait en court-circuit.

« Et pour la chambre stérile ? » posa-t-elle très logiquement.

Clara commença à répondre.

« Disons que c’est une précaution. Ce n’est pas parce que je suis dehors que je vais choper tout ce qui traîne. Mais promis, je vais éviter les endroits insalubres. »

Jodie ne sembla guère rassurée par la réponse mais elle fit comme si c’était le cas.

« Clara, c’est évident que je ne peux pas imaginer ce que tu ressens. J’en suis à des milliers d’années-lumière. Mais je ne suis pas sûre que tes parents ne m’en veuillent pas si jamais il t’arrive quelque chose. J’ignore si je saurais gérer. Mais je ne veux pas que tu ailles t’imaginer que je veux pour autant te rejeter. C’est vraiment pas cela. »

Jodie laissa deux minutes passer mais étant donné que Clara restait silencieuse, elle prit l’initiative de reprendre.

« En fait, la question que je me pose, c’est quoi ton plan ? Peut-être qu’on pourrait commencer par là. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Clara sentait bien que Jodie essayait d’arranger les choses mais sa première réaction avait été exactement celle qu’elle avait redoutée. Alors c’était difficile de continuer. Mais avait-elle d’autres options ? Clairement non.

« Pour être honnête, je n’ai pas vraiment de plan. Si tu veux, c’est un peu comme si on m’avait piégée… Peu importe ce que je vais dire ou faire, si je retourne à l'hôpital, tout sera déjà décidé et mon opinion n’aura aucune espèce d’importance. Alors… À quel autre plan veux-tu que je réfléchisse à part m’enfuir et me cacher jusqu'à la fin de mes jours ? »

Jodie s’assit aux côtés de Clara et la prit dans ses bras.

« Ce n’est pas totalement faux… » reconnut-elle.

« Honnêtement, de mon côté, je suis en train d’en vouloir à tes parents de la manière dont ils ont fait les choses. Ils auraient dû t’en parler avant et pas après….

— En fait…

— En fait, quoi ?

— En fait, ils ne m’ont rien dit.

— Comment ?!

— Garde-le pour toi mais l’infirmière avait oublié de couper l’interphone quand mon père est allé remplir les papiers.

— Ouah… C’est pire que ce que j’avais compris. »

Jodie se leva pour aller se chercher un verre et une bouteille d’alcool. Elle en profita pour demander à Clara :

« Tu veux un verre d’eau ou de jus de fruit ? »

*

Jodie profita de passer dans le côté cuisine du salon pour tenter de faire le point dans sa tête. Elle n’avait pas la moindre idée de l’attitude qu’elle devait adopter. D’un côté, elle se disait qu’il y avait urgence à remettre Clara dans un endroit plus adapté aux soins que son appartement et d’un autre côté, elle se sentait révoltée et en colère. En fait elle trouvait même que c’était la pire des attitudes d’avoir rempli les documents sans le dire à leur fille. Elle imaginait bien que c’était pour le bien de Clara mais comme disait le proverbe “l’enfer est pavé de bonnes intentions”. Alors dans un premier temps, pour se sortir de ce grand écart intellectuel, elle eut l’idée d’envoyer un message à Shany. Elle prit alors son téléphone et écrivit :

« Besoin de toi de toute urgence. Peux-tu me rappeler dès que possible ? C’est important. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire EleonoreL ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0