II : La Bague
Depuis que la neige s’était mise à tomber, la limite du bouclier qui protégeait le palais était bien visible. La zone qu’il abritait était totalement libre alors que l’espace au-delà était couvert d’un manteau blanc. Dans les jardins, la frontière était flagrante. En revanche, le froid était aussi intense d’un côté que de l’autre, surtout à une heure si matinale. Deirane ne savait pas comment la protection différenciait les menaces du reste. Mais il ne se trompait pas, les humains pouvaient le traverser comme ils le voulaient, tandis que le danger restait bloqué à l’extérieur. Il devait considérer les cendres volcaniques comme telles puisqu’en le percutant constamment, elles l’activaient, il émettait alors un flash lumineux. Mais leur rythme s’était bien raréfié depuis les premiers temps.
Et pour l’heure, les plus jeunes des concubines s’amusaient à une bataille de boule de neige. Les inconscientes, elles voyaient le côté ludique de ces événements, mais elles n’avaient pas compris le risque qu’il représentait. Presque toutes les cultures étaient mortes, gelées par le froid. Depuis quelques douzains, le palais vivait sur ses réserves et celles-ci ne dureraient pas au-delà de deux mois. Déjà, les rations s’étaient réduites, il n’était pas rare que Deirane sortît de table en ayant encore faim.
Au pied du bâtiment des novices, Deirane vit Dursun en train d’examiner un plant de tomate. Il n’avait pas résisté au froid et au manque de lumière. Brun avait chargé Deirane d’assurer l’approvisionnement de la cité en nourriture. Et pour le moment, ses efforts s’étaient révélés infructueux. Elle avait même tenté d’envoyer une délégation commerciale en Helaria. Mais la Pentarchie éprouvait les mêmes problèmes. Elle n’avait pas pu lui fournir le moindre sac de vivres. Une démarche identique vers la Hanse avait donné ses résultats similaires. Quant à l’Yrian, localisée plus au nord, la situation était pire. Il n’y avait plus de nourriture nulle part. Ceux qui disposaient de réserves pleines les gardaient pour l’année à venir. Son deuxième axe de recherche consistait à essayer d’assurer une production locale. Elle avait confié cette tâche à Dursun qui essayait depuis d’utiliser les parties exemptes de neige pour mettre des cultures en train.
Deirane resserra son manteau autour de son cou. Puis elle descendit l’escalier pour la rejoindre.
— Elles n’ont pas l’air en bonne santé, remarqua-t-elle.
Dursun salua l’arrivée de son amie d’un hochement de tête.
— Il fait trop froid et trop sombre.
— Alors c’est la fin ? Nous allons manquer de légumes.
— Non, il me reste une dernière carte à jouer.
Elle désigna une petite équipe d’eunuque occupé à monter un bâti en bois.
— Je vais construire une serre autour de ces plants.
— Et où vas-tu trouver le verre ?
— Je vais me servir dans la réserve destinée à réparer le hall. Et si je n’en ai pas assez, Brun m’a donné l’autorisation d’installer des bacs dans le palais.
— Brun accepte que tu transformes son palais en serre !
— Il est comme tout le monde. Il n’aime pas avoir faim, assena Dursun.
Deirane la salua et continua son chemin.
— Attends, la retint Dursun.
Deirane s’immobilisa.
— Je pense que ces plans ne survivront pas. Je vais me rendre à mon potager chercher des semences. Tu m’accompagnes.
— Bien sûr.
Dursun hocha la tête. Elle rejoignit la jeune femme près de la limite du bouclier. Tout en marchant, elle ajusta son manteau. Ces derniers douzains, Deirane avait pu apprécier l’efficacité de Chenlow. L’Orvbel étant situé en zone tropicale, le palais n’avait pas de système de chauffage et les tenues des occupants n’étaient pas adaptées au froid. Après quelques jours pendant lesquels toutes les concubines s’étaient calfeutrées dans leur chambre et emmitouflées dans les couvertures, l’intendance avait pu trouver de quoi vêtir les trois cents résidents. Et moins d’un douzain plus tard, certains bâtiments étaient chauffés.
Les deux amies traversèrent le bouclier ensemble. Les jeunes confiées à la garde de Deirane jouaient juste derrière avec quelques conconcubine set même un eunuque. Dursun se précipita vers elles et ramassa une immense quantité de neige qu’elle tassa bien. Puis elle se tourna vers Deirane.
— Fais attention à ce que tu t’apprêtes à faire, l’avertit Deirane.
Sans tenir compte de la menace implicite, la jeune fille se retourna vivement et balança le projectile qu’elle tenait à la main. Elle avait bien visé, mais les batailles que Deirane menait contre ses sœurs n’étaient pas si lointaines qu’elle ait perdu ses réflexes. Elle se poussa pour éviter le jet. Dursun regarda son aînée d’un air faussement contrit. Brusquement elle ouvrit de grands yeux et devint très pâle.
— Excusez-moi, bredouilla-t-elle, je ne vous avais pas vu.
Intriguée, Deirane se retourna. Derrière elles, le roi Brun époussetait la neige qui saupoudrait son manteau. Même s’il lui arrivait de fréquenter le harem autrefois, cela était bien plus fréquent depuis la mort de Dayan. Il avait quasiment délaissé son jardin personnel, pourtant idéalement placé face à la mer et à l’abri des regards.
— Serlen, Sidil, les salua-t-il.
Il passa à côté d’elle pour se mettre face à Dursun.
— Jolie bague Mericia, remarqua-t-il au passage.
Effectivement, la belle concubine rentrait de sa promenade matinale. Malgré la température glaciale, elle n’avait pas changé sa tenue habituelle, alors qu’il était manifeste qu’elle avait froid. Par contraste, les membres de sa petite cour paraissaient engoncés dans leurs fourrures. Par réflexe, Mericia cacha la main incriminée dans la paume de l’autre. Un geste bien inutile. Mais le roi ne se préoccupait plus d’elle.
— Serlen, continua-t-il, au septième monsihon, tu iras dans mon appartement. Tu pourras y rester six calsihons. La suite dépendra de ton comportement.
Deirane se demanda ce que ces paroles sibyllines signifiaient.
— Quant à vous, jeune fille, déclara-t-il à Dursun, votre éducation laisse à désirer. Je vais devoir la prendre en main.
L’adolescente était affolée. Elle venait d’humilier le roi qui n’était pas particulièrement tendre quand son honneur était en jeu. Brun se baissa et rassembla de la neige. Il commença à constituer une boule. Serlen comprit. Il n’allait pas punir la, il allait se venger. Dursun aussi avait compris. Brun était d’humeur folâtre. S’il avait envie de se détendre, c’était certainement que les nouvelles n’étaient pas bonnes. De toute façon, si l’Helaria elle-même avait accompli le premier pas, c’était bien que la situation était grave.
Brun était maintenant rentré dans la bataille avec les participantes. Dursun avait totalement oublié son projet d’aller chercher des graines dans son ancien potager. C’était sans importance. Tant que la serre ne serait pas prête, elles étaient inutiles. À moins de préparer les semis à l’intérieur du palais. Les chambres inoccupées de l’aile des visiteurs et de celle des ministres pourraient accueillir des cultures en pot. Après tout, rien n’obligeait à ce qu’elles fussent situées en plein air.
Le froid était trop intense, et Deirane ne s’était pas suffisamment couverte. Elle hâta le pas en direction de la salle des tempêtes. L’escalier était glissant. Elle dut se rattraper à la rambarde pour ne pas tomber. Et la porte, coincée par le gel, se laissa ouvrir difficilement. Enfin, elle se trouva à l’intérieur, au chaud. Un chaud tout relatif, par contraste avec l’extérieur. D’ailleurs, la pièce était vide.
Un clapotis dans l’eau lui indiqua qu’elle s’était trompée. Quelqu’un profitait de la solitude des lieux pour se baigner. Elle reconnut la peau noire et ridée, ainsi que la chevelure blanche d’Ard. Il essayait de maintenir en forme son corps. Et la nage lui permettait de faire de l’exercice en douceur, sans mettre ses vieilles articulations à l’épreuve. Elle le regarda faire quelques brasses. Le contraste était saisissant entre l’homme âgé, mais en pleine forme, qu’elle avait connu et cet individu décharné qui se mouvait avec précaution. Et pourtant, cela datait d’à peine trois ans.
Le pire était que son cerveau suivait le même processus. Son intelligence était restée intacte, mais ses souvenirs, surtout les plus récents, s’envolaient. Elle toussota pour l’avertir de sa présence. Avec lenteur, il se tourna dans sa direction. En la découvrant, son visage s’éclaira de joie.
— Deirane ! s’écria-t-il, quel plaisir de te voir.
— Je ne m’attendais pas à te trouver ici.
— Nager fait du bien à mes vieux os. Et le froid à l’extérieur me fait souffrir.
— Tu comptes rester longtemps ? J’ai à te parler.
— Le plus longtemps possible. Mais pourquoi ne me rejoins-tu pas ? L’eau est bonne.
— Je n’ai pas de costume de bain.
Le vieillard fit semblant de l’ignorer, comme si sa réponse était incongrue. Et en y réfléchissant, c’était le cas. Ce n’était pas l’absence de tenue de bain qui retenait Deirane. La plupart des concubines s’en passaient. C’était la pudeur. Elle avait toujours éprouvé de la gêne à se déshabiller en présence d’autres gens. Mais Ard n’était pas n’importe qui. Si elle ne pouvait pas se montrer nue devant lui, devant qui alors ?
Elle enleva son pull en le passant par-dessus la tête. Puis elle déboutonna son corsage. Au moment de l’ouvrir et de s’exhiber à demi nue devant son mentor, elle hésita. Elle l’ôta finalement et le posa sur la banquette à côté d’elle. Elle frissonna. Cette pièce était trop grande pour être convenablement chauffée. Puis elle descendit dans l’eau. Ard avait raison, elle était bonne. Elle fit quelques brasses pour se détendre, puis elle rejoignit le vieillard.
— Tu as besoin d’aide pour tes exercices ? demanda-t-elle.
— Nageons ensemble, ça suffira.
Elle calqua sa vitesse sur celle bien plus lente de son mentor. Au bout d’un moment, c’est lui qui engagea la conversation.
— Je crois que tu avais quelque chose à me dire.
— J’ai une mission pour toi.
— Pour moi. Je peux donc encore servir à quelque chose malgré mon vieil âge et ma tête qui me joue des tours ?
Prise d’une pulsion, elle l’enlaça, manquant de le faire couler.
— Mais bien sûr que tu n’es pas inutile ! s’écria-t-elle. Nous avons toutes besoin de toi.
Il hésita un moment avant de rendre l’étreinte. Mais il finit par se dégager.
— Dis-moi tout, l’invita-t-il.
— Tu es prêt ?
— Toujours, pour toi.
— Ça concerne Mericia.
Ard fouilla dans sa mémoire.
— La belle concubine qui se promène constamment presque nue, même aujourd’hui malgré ce temps froid, le renseigna Deirane.
— Je vois de qui tu parles. Elle dirige une faction. C’est ça ?
— On a découvert il y a peu qu’elle avait des origines naytaines.
— Tu crois ? C’est vrai qu’on décèle un peu de naytain en elle. Un grand-parent ?
Ard lui-même avait émis cette hypothèse. Elle retint un soupir qui l’aurait mis sur la voie et l’aurait attristé. Ils reprirent leur nage de concert.
— J’ai remarqué quelque chose tout à l’heure. Elle portait au doigt une bague que je n’avais jamais vue sur elle.
— Et c’est important ?
— C’est possible. C’est un anneau en cuir gravé de quelques lettres.
— Quelque chose de très simple. Le roi ne peut pas lui la lui avoir offerte. Tu veux savoir d’où ce genre de bague vient.
— Je sais d’où elle vient. Ce que j’ignore c’est comment elle l’a eue.
Ard s’immobilisa.
— Tu as en donc déjà vu une.
— À l’ambassade d’Helaria. Quand un adolescent est pris dans une corporation en tant qu’apprenti, on lui en donne une pareille. J’en possédais une aussi avant qu’elle brûle dans la ferme de Dresil.
— Ça veut dire qu’à un moment, un Helariasen lui a offert cette bague. Dernièrement, une délégation est venue au palais, il me semble. Tu ne crois pas que…
— Non. Ces bagues sont très importantes pour eux. Elles marquent leur entrée dans la vie active. C’est un symbole très important, ils ne s’en séparent jamais.
— Je vois. Et le symbolisme est fort pour eux ?
— Très fort. Il est dur d’imaginer un apprenti se séparer de sa bague pour l’offrir à une concubine, aussi belle soit-elle.
— Ce qui ne laisse que deux solutions. Elle l’a trouvée. Où elle l’avait déjà, conclut Ard.
— Mais elle n’aurait jamais porté un bijou si pauvre s’il n’avait eu de l’importance pour elle. Pas en ce lieu.
— Donc elle l’avait avant. Peut-être même est-elle arrivée au harem avec. C’est bien ce que tu penses.
— Oui.
— Et que veux-tu que je fasse ?
— Il y a quelques mois, tu l’as reconnue. Sauf qu’elle est arrivée à six ans, tu n’as donc pas pu la rencontrer avant qu’elle arrive ici. Elle était trop jeune. On a alors pensé que tu avais connu sa mère.
— Tu es sûre. Je ne me souviens pas d’avoir parlé de sa mère avec elle.
— Mais si. Tu nous avais appris que tu étais précepteur de nombreuses familles nobles avant de devenir esclave. Et le visage de Mericia te rappelait l’une de tes anciennes élèves. Une Naytaine, ce qui m’avait surprise parce que Mericia est trop pâle pour avoir un parent naytain. Mais tu n’as pas réussi à nous donner son nom.
Le vieillard fouilla dans ses souvenirs avant de répondre.
— Je t’assure. Je ne me souviens pas d’un tel moment.
— Ce n’est pas grave.
Elle l’enlaça à nouveau pour lui déposer un baiser sur la joue.
Tout en reprenant sa nage avec Ard, Deirane réfléchissait. Ard savait quelque chose. Malheureusement, avec ses absences, il était incapable de lui dire ce qu’elle cherchait à découvrir. Et si par hasard la mémoire lui revenait, il aurait oublié qu’il devait en parler à Deirane. Mais il devait bien exister un moyen de résoudre ce mystère. Elle avait peur d’être obligée d’enquêter directement en Nayt. Mais comment faire en étant enfermée dans ce harem ? La Nayt, un État situé au centre des terres, était loin de son réseau commercial basé sur les bateaux. Venaya n’y avait certainement pas d’agents.
Elle soumettrait ce problème à Dursun, peut-être trouverait-elle une solution. Dans l’immédiat, elle abandonna ses réflexions et profita de l’instant présent. Sa préoccupation devint de se décider de ce qu’elle allait faire du reste de sa journée. Sans Cali, elle n’avait plus personne pour l’entraîner aux exercices physiques. Plus question d’aller nager à la plage ou de se promener dans les jardins. Le froid les cloîtrait à l’intérieur, alors que le palais avait été conçu pour la vie au plein air. Seules quelques concubines, généralement celles qui pratiquaient une activité artistique, arrivaient à s’en accommoder. Sarin, par exemple, poursuivait toutes les concubines et les domestiques de ses assiduités pour les représenter sur ses toiles. Et vu l’ennui procuré par le manque d’exercice, bien peu étaient celles qui refusaient. D’ailleurs, pas plus tard que la veille, elle avait sollicité Deirane pour qu’elle posât en compagnie de Dursun. La jeune femme s’y était opposée. Dursun était encore une enfant, ce n’aurait pas été convenable. En fait, en y réfléchissant, l’Aclanli n’était plus vraiment une enfant. Elle avait huit ans à son arrivée au harem. Elle approchait maintenant des douze ans, presque une adulte. Elle allait bientôt atteindre l’âge que Brun estimait décent pour intégrer sa couche. Elle ne le supporterait jamais. Elle allait devoir trouver une solution. Et la seule qui lui venait à l’esprit ne lui plaisait pas. Et puis, se proposer à la place de Dursun pour lui éviter les assauts du roi marcherait un temps. Mais tôt ou tard, Brun voudrait tester les charmes de cette femme si exotique. Le harem n’hébergeait qu’une Aclanli. Et ce pays était si inaccessible qu’il y avait peu de chance qu’une deuxième la rejoignît un jour. Elle était donc unique. Dursun en était-elle consciente ? Bien sûr qu’elle s’en doutait, elle était trop intelligente pour ne pas l’avoir compris. Elle se demanda si sa tendance à continuer à se comporter comme une enfant n’était pas une stratégie destinée à la faire passer pour plus jeune qu’elle l’était et oublier qu’elle était presque adulte, ce que sa silhouette gracile facilitait. Ça aussi ne marcherait pas éternellement. Tôt ou tard, elle recevrait la convocation de Brun. Et bien qu’il pût se témoigner beaucoup de douceur à l’encontre de ses concubines, cela resterait pour elle une épreuve horrible. Deirane devait trouver une solution pour épargner Dursun. Et vite. Elle avait déjà montré qu’elle était capable de prendre du plaisir et d’en donner dans les bras d’une autre personne, à condition que cette dernière fût une femme. Brun ne patienterait plus très longtemps.
Pour oublier ces pensées déprimantes, elle se concentra sur les mouvements de nage et rattrapa Ard qui l’avait distancée.
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