IV : Les Enfants de Cali - (2/2)
Malgré elle, Deirane admira l’aplomb avec lequel Mericia avait énoncé ce mensonge. L’idée n’était pas mauvaise. Elle décida de la suivre dans cette direction, si Brun l’interrogeait, ce qu’il ne fit pas.
— Bien ! Puisque ce point est réglé, passons à l’autre question. Quand nous vous avons confié vos tâches, nous vous avons dit que vous me serviriez d’interface avec le harem, mais que vous pouviez déléguer autant que vous le voudriez à vos factions. Déléguez à vos lieutenantes. Salomé, de même que Dursun sont toutes les deux très compétentes. Laissez-les résoudre les problèmes que nous vous avons donnés et contentez-vous de me faire votre rapport. Et consacrez votre énergie à maintenir cette troupe en fonction.
Il regarda alternativement les deux concubines qui hochèrent la tête pour accepter sa décision.
— Bien. Maintenant, nous devons vous abandonner. Nous avons un royaume à administrer. Si vous avez d’autres questions, comme nous vous l’avons déjà dit, notre bureau vous est ouvert. Mesdames ! Messieurs !
Brun effectua une révérence à destination des danseuses, se contentant d’une simple inclinaison de la tête pour les hommes. Puis il se retourna et il quitta la salle, suivi de son escorte.
Ce fut bref, mais suffisant. Quelques mois plus tôt, Deirane n’aurait rien remarqué. Son bracelet royal n’était qu’un bijou comme les autres. Mais depuis l’Helaria avait envoyé une ambassade en Helaria. Et Bilti était passée par là. Brun possédait une pierre de pouvoir. Elle ignorait quel usage il en avait. Mais s’il savait s’en servir, il disposait une arme puissante. Contrairement à Bilti, Brun était riche. Il pouvait se procurer des sorts de haut niveau et chers pour la faire fonctionner.
Encore sous le coup de la surprise, Deirane le surveilla jusqu’à ce qu’il sorte de la pièce. Il utilisa une porte dont la décoration se confondait avec les boiseries des murs. Deirane ne s’en était jamais préoccupée, la confondant avec une réserve.
Aussitôt après son départ, Mericia prit l’initiative.
— Aujourd’hui, nous ne travaillerons pas. Nous allons juste discuter, apprendre à nous connaître.
Elle se dirigea vers le banc qui occupait l’un des côtés de la salle et s’assit. Deirane n’avait pas écouté. Elle voulait sortir rejoindre Dursun et tout lui raconter. Machinalement, elle suivit sa consœur. L’eunuque et le garde rouge restèrent à l’écart, prêts à intervenir en cas de problèmes.
— Brun vous l’a déjà annoncé. Mon nom est Mericia et ma compagne ici présente s’appelle Serlen. Nous sommes toutes les deux concubines royales d’Orvbel. Vous allez maintenant vous présenter.
Aussitôt, un brouhaha indescriptible envahit la pièce. Les noms fusaient sans que Deirane ne puisse en saisir un seul, sauf celui d’Alinae, qu’elle avait déjà prononcé en sa présence.
— Silence ! ordonna Mericia.
Décidément, en ce jour, elle allait de surprise en surprise. Depuis qu’elles se connaissaient, jamais Deirane n’avait vu Mericia faire preuve d’autorité. Maintenant, elle comprenait mieux comment elle avait obtenu son poste de cheffe de faction. Sa beauté et son intelligence y étaient pour beaucoup. Et bien qu’elle ne recourût pas souvent à cette extrémité, Deirane la pensait capable de distribuer quelques raclées si cela s’avérait nécessaire. Mais plus que tout, Mericia possédait des aptitudes pour commander. Elle savait se faire entendre et s’imposer.
Le calme revenu, Mericia désigna la première danseuse devant elle qui se présenta sans qu’elle eût à prononcer le moindre mot. Puis elle passa à la suivante. Au bout de la troisième, le pli était pris, la prise de parole se déroula sans heurts jusqu’au dernier danseur.
— Maintenant, vous avez des questions ?
— Moi j’en ai une, intervint un homme. Il neige dehors, et vous êtes presque nue. Comment faites-vous pour supporter ce froid ?
— Seul un homme pouvait poser une telle question, fit remarquer Alinae.
Une fois que l’éclat de rire général se fut calmé, Mericia répondit.
— Ce n’est pas difficile. Je suis née dans les montagnes de la licorne. Pas dans une plaine comme cette frileuse de Serlen. Je suis plus endurcie.
Il était vrai que la robe de Deirane constituée de multiples couches de lin contrastait avec le pagne de Mericia.
— Une autre question ?
— Oui, répondit Alinae.
Elle s’adressa à Deirane.
— Ces pierres précieuses sur votre visage, d’où viennent-elles ?
— C’est une longue histoire, répondit Deirane.
— Qu’il n’est pas à l’ordre du jour de raconter, l’interrompit Mericia.
— Et on peut les voir ? demanda le danseur qui avait déjà interrogé Mericia sur sa tenue.
— Alors si vous convainquez Serlen d’ôter sa robe…
— Comment ça « ôter sa robe », l’interrompit le danseur. Il y a d’autres diamants.
— Elle en a sur tout le corps. Et si vous arrivez à les voir toutes, alors je vous donnerai ce que vous voulez.
— Même vous ?
— Moi ?
Elle envoya un sourire de connivence à Alinae.
— Pourquoi pas ? Je suis curieuse de découvrir comment vous endureriez la colère du Seigneur lumineux.
Il s’en suivit une longue discussion dans laquelle Deirane intervint très peu. La jeune femme admira la façon dont sa consœur menait les débats, les orientant dans la direction qu’elle désirait, esquivant les questions auxquelles elle ne souhaitait pas répondre. Elle agissait comme une vraie politicienne. Elle envisageait autrefois de devenir reine d’Orvbel un jour et s’était préparée à cette éventualité. Si pour une raison quelconque, Brun venait à disparaître, Mericia pourrait monter sur le trône à sa place et se montrer aussi efficace que lui.
Ni les concubines ni les danseurs ne virent la journée passer tellement les débats étaient animés. Ce fut la baisse de la lumière entrant par les vasistas qui les avertit de l’heure tardive. Sans s’en rendre compte, Deirane avait sauté deux repas.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, suggéra Mericia. Il ne faudrait pas faire attendre vos maris, c’est qu’ils mourraient de faim sans vous.
Un éclat de rire accueillit la blague.
— Vous avez raison, répliqua Alinae, le mien est incapable d’étaler du beurre sur une tranche de pain. Il mourrait de faim dans une cuisine pleine.
— Le mien est ici avec moi, intervient une autre, mais il est pareil.
Deirane n’eut aucun mal à repérer un homme qui arborait un air maussade dans l’hilarité ambiante, certainement le mari en question. Ce que lui confirma rapidement le nombre de bourrades amicales qu’il encaissa de ses voisins.
Après un échange de quolibets, les danseurs se dirigèrent vers la porte qui menait hors du palais.
— Un instant, s’écria Deirane. Nous avons oublié quelque chose.
Tous les regards se tournèrent vers elle.
— Quoi donc ? demanda Mericia.
— Le nom de la troupe. Brun nous a demandé de choisir un nom.
— Elle a raison, fit remarquer Alinea. Nous n’avons pas choisi de nom.
— Tu en as un à proposer ? s’enquit Mericia.
— Non, répondit Deirane. Mais ce n’est pas à moi de choisir, c’est aux membres de cette troupe.
— Mais moi j’en ai un, proposa Alinea. Que diriez-vous de « Les Héritiers de Cali » ?
— Les héritiers de Cali, ça sonne bien, fit remarquer Mericia.
— Je trouve aussi, ajouta Deirane.
Les discussions reprirent entre toutes les danseuses et les danseurs. Le brouhaha enfla. Calas s’approcha des deux concubines restées à l’écart.
— Vous avez déclenché quelque chose d’impressionnant, fit-il remarquer.
— J’en ai bien peur, répondit Deirane.
— Il ne faut pas. Bien au contraire. Regardez-les. C’est leur troupe et choisir un nom rend cette possession encore plus profonde. Ils n’en seront que plus motivés pour la faire fonctionner. La mort de Cali leur a porté un grave coup au moral, mais je pense qu’ils vont reprendre le flambeau haut la main.
— Vous êtes sûr.
— Je crois qu’il a raison, confirma Mericia.
Au bout d’un moment, les discussions se calmèrent. Alinea rejoignit les deux concubines.
— Nous avons choisi, annonça-t-elle. Nous avons décidé de nous appeler : Les Enfants de Cali.
— Les Enfants de Cali ? Vous êtes sûre ? s’enquit Mericia.
— Tout à fait sûre. Le nom a été choisi à l’unanimité.
— Quand je verrai Brun, je lui annoncerai ce nom. Tu en penses quoi Deirane ?
Devant l’absence de réponse de sa consœur, Mericia tourna la tête vers elle.
— Deirane !
— Excuse-moi. Ce nom m’avait inspiré un début de chanson.
— Vous allez faire une chanson sur notre formation ! s’écria Alinea.
Prise d’une impulsion soudaine, la danseuse enlaça Deirane et Mericia. Puis elle retourna auprès de ses compagnons afin de leur annoncer la nouvelle. Les discussions reprirent, encore plus animées que précédemment. Ce fut l’ouverture de la porte qui la stoppa. Le message était clair. Il était temps de partir. Obéissant à l’injonction, ils sortirent et bientôt ne resta plus que Deirane, Mericia, l’eunuque et Calas.
— Cette chanson est un coup de génie, la félicita Mericia. Tu m’as surprise. Mais maintenant, tu vas devoir la composer.
— Ne t’inquiètes pas, j’y arriverai. Toi aussi tu m’as surprise. Je ne te savais pas si conviviale, envoya Deirane à Mericia.
— Tu ne sais pas grand-chose de moi, répliqua la belle concubine.
L’eunuque s’approcha d’elles, ce qui interrompit cet embryon de discussion.
— Mesdames, nous devons réintégrer le harem, dit-il.
— La porte est juste là, fit remarquer Mericia en désignant la sortie qui menait vers les jardins. Une fois passée, on est dans le harem.
— Il neige dehors, fit remarquer Deirane. Te sens-tu le courage de parcourir deux cents perches par ce froid, vêtue d’un simple pagne ? Moi même, alors que je suis normalement habillée, j’en suis incapable.
— Tous les jours, je fais une promenade de bien plus de deux cents perches, objecta Mericia.
— En plein jour. Fenkys est levé et te réchauffe. Là, il est bas sur l’horizon.
Mericia ne répliqua pas à la remarque de Deirane parce qu’elle avait raison. Au crépuscule, le froid allait être mordant. Elle arriverait aux portes du hall, mais elle allait bien souffrir en chemin.
— Existe-t-il un autre trajet ? demanda-t-elle.
— Par ici, les invita l’eunuque.
Il se dirigea vers l’issue qu’avaient empruntée les danseurs pour partir tout en les incitant à le suivre. Deirane, puis avec retard Mericia, lui emboîtèrent le pas.
Le passage donnait sur un long couloir fermé à son extrémité opposée par une porte. Calas la montra de la main.
— Le harem s’étend jusque là-bas, la limite où vous pouvez vous rendre sans eunuque. Au-delà, c’est le palais lui-même.
— Je croyais qu’on devait être accompagnée dans les souterrains, fit remarquer Deirane.
— Vous devez l’être puisque vous ne possédez pas de bracelet pour déverrouiller les portes. Mais ce n’est pas obligatoirement un eunuque.
Juste derrière lui s’ouvrait un passage qui longeait la salle de Cali. Leur guide les y entraîna. Il s’incurva un peu plus loin. Deirane comprit qu’il contournait la salle de danse. Il se termina par un escalier qui déboucha dans le sas qui reliait la salle des tempêtes au couloir de service. Deirane connaissait l’existence de cet accès – autrefois, elle avait offert à Cali l’autorisation de l’utiliser – mais c’était la première fois qu’elle l’empruntait. Elle ne s’était jamais rendu compte qu’il était si court. C’est une fois que l’eunuque voulut verrouiller le passage qu’il s’aperçut que Mericia ne les avait pas suivis. Il attendit un moment, puis ne voyant personne venir, il referma la porte. Après tout, elle n’avait pas besoin d’être accompagnée d’un eunuque dans ces souterrains, un garde rouge faisait parfaitement l’affaire.
Dans le couloir, Calas regardait Mericia, légèrement intrigué de sa présence.
— Vous n’allez pas avec votre amie ?
— C’est la salle des tempêtes des chanceuses derrière, je n’ai pas le droit d’y entrer sans invitation, expliqua-t-elle. Et Serlen ne l’a pas fait.
— Ah bon !
Calas surveillait souvent les images issues des yeux feythas. Depuis leur voyage au Sangär, il n’avait pu oublier la nuit qu’elle lui avait offerte, même si la terreur qu’elle avait éprouvée ce jour-là l’avait rendue maladroite. Dès qu’il la voyait apparaître à l’écran, il l’épiait. Et il avait pu constater que la belle concubine ne s’embarrassait jamais de ce qu’elle avait le droit de faire ou pas. Elle avait plusieurs fois pénétré cette salle sans avoir reçu d’invitation.
— Connaissez-vous un autre trajet pour rejoindre la surface ?
— Bien sûr, répondit-il. Suivez-moi.
Calas guida Mericia dans les souterrains du palais. À un embranchement, Mericia bifurqua alors que Calas continuait devant lui.
— Eh ! s’écria-t-il.
Il la rattrapa.
— Vous vous trompez de chemin.
— Je suis déjà venue ici avec une domestique, je connais l’endroit.
— Ça mène à destination aussi, mais c’est plus long.
Elle s’immobilisa brutalement et le regarda dans les yeux. Indice le plus flagrant de son ascendance naytaine, elle était presque de la taille du garde, ce qui contrastait avec le reste du harem vu que Brun préférait les femmes petites et menues.
— Vous êtes pressé ? lui demanda-t-elle, avez-vous prévu quelque chose dans votre agenda.
— J’ai fini mon service et personne ne m’attend avant un moment. Je comptais manger puis sortir en ville avec des amis.
Mericia ouvrit la porte derrière lui et le poussa dans la pièce, une dépendance quelconque du palais. S’interrogeant sur le tour qu’elle lui jouait, il s’apprêtait à ressortir quand elle entra à son tour et abaissa le loquet de la porte.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il. À quel jeu jouez-vous ?
— Vous n’avez vraiment aucune idée ?
Il secoua la tête. En guise de réponse, elle retira son pagne. Elle se tenait devant lui, désormais totalement nue.
— Et maintenant ?
Calas comprit alors que cette nuit qui le hantait, il n’était pas le seul à ne pas l’avoir oubliée. Il regarda autour de lui. Le réduit contenait le linge qui sortait de la laverie et n’avait pas encore été plié. Avec tous les draps propres qui débordaient des paniers, l’endroit présentait un certain confort. Au diable, les amis, la soirée qu’elle lui proposait était de loin supérieure à celle qu’ils pouvaient lui offrir.
— Deirane m’a raconté que sa domestique utilisait ce genre de pièces pour s’isoler avec son amant. Il ne m’a pas fallu longtemps pour pousser Loumäi à m’en montrer quelques unes.
Sur ces dernières paroles, elle s’avança jusqu’à lui, s’accroupit et pendant que les mains du garde exploraient son corps, elle s’attaqua à la ceinture qui maintenait son pantalon.
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