Chapitre VII - Portrait

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Dursun rattrapa Deirane au moment où elle sortait de sa chambre.

— Tu fais quelque chose ? demanda l’adolescente.

— Je dois aller voir Sarin dans son atelier. Pourquoi ?

— C’est pour ça que tu es habillée comme ça !

En effet, la jeune femme portait un grand peignoir de soie crème fermé par une ceinture argentée.

— Tu vas poser pour elle !

Deirane sourit.

— On ne peut rien te cacher.

— Arrête de me traiter comme une gamine. Je suis presque adulte.

— Presque, releva Deirane.

En temps normal, après ce rappel sur son jeune âge, Dursun aurait dû bouder et faire la moue. Mais, depuis quelque temps, elle avait mûri. Elle avait abandonné la plupart de ses réflexes enfantins.

— Je t’accompagne, Sarin aura peut-être besoin d’un second modèle.

— Si tu veux. Tu es assez grande pour prendre seule tes décisions.

L’arrivée en haut de l’escalier interrompit leur discussion. Puis son agression, Dursun éprouvait un peu de mal à les monter. Mais ce n’était rien en raison de ce que représentait leur descente. Chenlow avait logé Deirane au dernier étage et Sarin vivait au rez-de-chaussée. Dursun allait devoir descendre quatre niveaux d’un coup. Les lieux avaient été conçus pour des personnes en bonne santé, aucune rambarde ne permettait de se retenir. Pour la première volée de marche de chaque niveau, Dursun s’aidait du mur, pour la seconde, elle ne pouvait compter sur rien. Deirane passa devant elle pour la retenir au cas où elle perdrait l’équilibre. La jeune femme était trop menue pour la bloquer, mais l’expérience avait prouvé qu’en cas de chute, Deirane ne s’en tirerait qu’avec quelques hématomes qui disparaîtraient en quelques jours, là où Dursun risquait de se rompre les os. Chenlow avait promis que des travaux allaient corriger la situation, mais il avait du mal à se faire livrer les matériaux.

Elles arrivèrent en bas, sans aucun dommage. Deirane lui prit la main et ensemble elles traversèrent le hall pour rejoindre ce qu’elle avait surnommé « le quartier des artistes » : un couloir bordé de six suites dans lesquelles Brun avait logé celles qui participaient au rayonnement du palais hors du pays. Outre Sarin et ses talents de peintre, on y trouvait aussi une sculptrice, une poétesse, une compositrice et quelques autres. En réalité, le harem hébergeait plus de six femmes brillantes, sans compter les eunuques. Mais l’aile était trop petite pour les accueillir toutes. Sans compter cette mystérieuse ingénieure dont les magnifiques mobiles commençaient à envahir l’appartement d’Orellide ou de Brun. La concubine qui les fabriquait croupissait dans ce harem alors que son ingéniosité aurait dû lui valoir une place à la bibliothèque. Deirane aurait bien aimé la connaître. Une telle personne, à la fois mystérieuse et habile, titillait sa curiosité.

La suite de Sarin était la première du couloir, du côté du jardin. Elle ouvrit dès que Deirane frappa. La peintre s’effaça pour laisser entrer les deux arrivantes.

— Dursun, tu es venue aussi. Tu veux poser ? demanda-t-elle.

— J’en doute, répondit Deirane. C’est juste pour profiter d’une occasion de me voir nue.

— Tous les jours à la piscine, suggéra Sarin.

— Ce n’est pas pareil, les interrompit Dursun. Et puis vous vous trompez toutes les deux. Je n’ai jamais posé pour toi. Tu n’as jamais accepté quand Nëjya était encore là.

— Tu es trop jeune pour poser, objecta Deirane. Ça ne serait pas convenable.

— Ça suffit ! protesta Dursun. Tu me vois toujours comme une gosse. Mais j’ai grandi. Je suis presque adulte. J’aurai douze ans dans moins d’un an.

Ce rappel fit frissonner Deirane. Elle avait raison. Elle avait grandi depuis son arrivée au harem. Dans quelques mois, elle deviendrait majeure selon les lois de l’Yrian. Elle ignorait les règles ayant cours en Aclan d’où provenait la jeune femme, les paroles de Dursun semblaient indiquer que c’était pareil. Et cette limite franchie, plus rien n’empêcherait Brun de la mettre dans son lit. Deirane ne savait pas comment Dursun le supporterait, elle doutait cependant que cela se passe bien.

— Deirane est très belle, fit remarquer Sarin. Es-tu sûre de vouloir être mise en situation d’être comparée à elle ?

— Je prends le risque.

— Et moi, répliqua Deirane, m’as-tu demandé si je voulais le prendre le risque d’être comparée à toi ?

Sarin se demanda pourquoi Deirane posait cette question. Elle la connaissait assez bien pour savoir que ce genre de sujet ne la préoccupait pas. Être belle lui suffisait, elle n’éprouvait aucun besoin d’être la plus belle pour se sentir bien, contrairement à plusieurs concubines qu’elle avait utilisées comme modèles dans ce harem.

— Très bien, céda Deirane. Tu peux poser avec moi.

— Merci de m’y autoriser.

Le ton sarcastique de la jeune femme n’échappa à personne. Deirane choisit cependant de ne pas y réagir. Dursun grandissait, il était normal qu’elle se révolte contre l’autorité. Autant lui laisser la bride sur les petites choses. Cela éviterait qu’un jour, elle se rebelle sur quelque chose d’important.

Deirane fut rapidement prête. La séance était programmée, elle s’était préparée avant de venir, elle ne portait qu’un simple peignoir qu’elle n’eut qu’à ôter. Sarin trouva amusant que Deirane se retourne avant de l’enlever. Elle allait pourtant se retrouver totalement exposée devant elle une bonne partie de la matinée. D’autant plus qu’elle avait déjà posé auparavant, elle avait l’habitude. En revanche, la prestation de Dursun était improvisée. Elle eut à retirer de multiples couches de vêtements. Une fois nue, elle croisa ses bras sur la poitrine. Elle ne manifestait pas tant de pudeur d’habitude. Deirane lui prit la main pour l’attirer vers elle et le miracle auquel Sarin avait si souvent assisté se produisit de nouveau.

Quelques concubines n’éprouvaient aucune gêne à s’exposer devant Sarin. Les cheffes de faction en particulier se comportaient de façon totalement naturelle. Mericia ce n’était pas surprenant vu ses tenues. Mais Lætitia était naytaine ; leur culture n’avait aucun tabou sur la nudité mais les pluies de feu qui ravageaient le pays les incitaient à bien se couvrir. En revanche, d’autres ressentaient tant de gêne qu’elles en étaient paralysées. Et cela même certaines qui à l’instar de Nëjya autrefois faisaient largement profiter le harem de leurs charmes. Dursun semblait appartenir à cette deuxième catégorie. Mais dans tous les cas, la seule proximité de Deirane la rassurait. La jeune femme produisait un effet unique sur ses compagnes. Sa simple présence leur permettait de surmonter leurs appréhensions et de se soumettre aux consignes de Sarin, même de la façon la plus intime qui soit. Et ce n’était pas une question d’amitié puisque cela marchait sur des étrangères à sa faction comme Niode, voire Salomé, la lieutenante de Mericia. Une seule autre personne produisait le même effet, Loumäi. Ce n’était peut-être pas un hasard si ces deux femmes étaient devenues si proches avec le temps.

Sarin guida Deirane jusqu’à un tabouret sur lequel elle la fit asseoir. Elle réfléchit un moment sur le moyen d’intégrer Dursun à l’œuvre. Elle lui demanda de s’accroupir à côté de Deirane et de lui faire reposer la tête sur la cuisse, les bras refermés autour des jambes dans un geste tendre qui évoquait les sentiments qu’elles partageaient. Leur faible différence d’âge évoquait deux sœurs. Une fois satisfaite de la mise en place, elle rejoignit son chevalet sur lequel une toile déjà apprêtée attendait de recevoir sa création.

— Il n’y a pas beaucoup de lumière aujourd’hui, releva Deirane.

— C’est vrai que ce n’est pas optimal, confirma Sarin. Les nuages cachent le soleil. Mais si je rajoutais des torches, ça déformerait les couleurs. On serait mieux dehors. On y va.

Deirane tourna un instant la tête vers la fenêtre. Les flocons de neige tombaient paresseusement. Dursun ne bougea pas, mais face à l’idée, elle frissonna.

— Sans façon, merci.

Sarin avait changé. Autrefois, elle n’aurait jamais osé taquiner ainsi Deirane. Ces derniers mois, elle était devenue plus confiante. En fait, cela datait de l’annonce de la mort de Larein. L’agression l’avait vraiment traumatisée. La disparition de sa Némésis avait constitué une renaissance pour elle. Cette nouvelle Sarin, Deirane se rendit compte qu’elle l’appréciait.

— Autrefois, quand il pleuvait, je m’installais dans le hall. Les verrières permettent à la lumière d’entrer bien mieux que ces fenêtres. Mais il est trop grand et trop vitré pour être correctement chauffé.

Sarin commença à tracer l’esquisse du futur portrait à grands traits avec une sorte de charbon qui pouvait s’effacer. Deirane, qui avait déjà posé, savait qu’elle n’appliquerait les couleurs que quand le dessin serait suffisamment précis.

Le regard de Deirane se posa sur l’étagère qui portait les pigments qu’elle utilisait. Ils étaient contenus dans des pots transparents ce qui lui permettait à la peintre de voir le contenu.

— D’où viennent tes couleurs ? demanda-t-elle.

Sarin n’interrompit pas son travail pour répondre.

— Ça dépend. J’en fais acheter certains. J’en prépare d’autres.

— Tu les prépares ? Comment ?

— Je trouve quelques uns dans la nature. Le rouge par exemple est préparé à partir de ces insectes qui infestent les arbres. D’autres viennent de plantes que les eunuques cultivent pour moi. Certains sont extraits d’animaux marins comme les coquillages.

— Donc cette belle couleur rouge provient d’insectes nuisibles.

Sarin se tourna un bref instant pour voir le pot désigné par Deirane.

— Celui-là, non. Je l’obtiens en chauffant la poudre blanche que tu vois juste à côté.

— Tu obtiens ce rouge à partir de ce blanc ?

Deirane semblait incrédule devant cette découverte. Sarin reprit son travail.

— Et ce blanc, tu le fabriques comment ?

— Je ne le fabrique pas. Je l’achète au marché de Kushan. Mais je crois qu’il provient des royaumes nains. Et j’ignore d’où ils le tirent.

— Et comment passes-tu de ces poudres à de la peinture que tu peux appliquer au pinceau ?

— Je la mélange à un liant.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Oh, il en existe plusieurs. La plus courante est la gomme qui a l’avantage d’être produite ici en Orvbel. Mais on peut utiliser certaines huiles ou même du jaune d’œuf.

— Du jaune d’œuf !

Le regard de Deirane était fixé sur le pot de poudre blanche. On avait l’impression qu’elle voulait demander quelque chose, mais qu’elle n’osait pas. Enfin, elle se lança.

— Ton pigment blanc, il coûte cher ?

— Pas trop non. Il est facile à trouver. Autrefois l’Helaria et le Mustul s’en servaient pour blanchir les coques de leurs navires. Mais depuis qu’ils ont arrêté, il n’a quasiment plus aucun usage. Son prix a chuté.

— Pourquoi ont-ils arrêté ?

— Je l’ignore. Tu en veux ?

— Je me demandais si tu ne pourrais pas utiliser cette couleur pour me peindre ?

— Te peindre ! Elle est bien trop pâle. Tu es l’une des plus claires dans ce palais, mais pas à ce point. Pour représenter ta carnation, il faut un pigment plus foncé.

— Je ne parlais pas de me représenter sur une toile. Je voudrais que tu me peignes moi, mon corps. Que tu dessines dessus.

Sarin était si surprise qu’elle quitta son ouvrage pour reporter son attention sur la jeune femme. Même Dursun releva la tête vers elle.

— Mais pourquoi te peindre en blanc ? Tu es déjà très pâle de peau. Ça ne changerait pas grand-chose. Utilise plutôt ce pigment bleu, à base d’azurite, il serait du plus bel effet sur toi.

— Je ne veux pas me peindre en bleu. Juste…

Elle hésita, gênée par ce qu’elle voulait dire.

— Juste quoi ?

— Juste mes tétons, lâcha-t-elle enfin. Je voudrais que tu le fasses quand je serais convoqué chez le roi. Tu crois que tu pourrais.

— Ah ! Bien sûr ! Tu passes juste avant et je m’en occupe. Mais pourquoi ? Avec ta carnation, le contraste va être peu marqué.

— Je crois que c’est le but, suggéra Dursun. Te déshabiller devant le roi te gêne. Rendre tes tétons moins visibles te mettrait plus à l’aise.

— C’est ça, confirma Deirane en rougissant.

Sarin reprit son ouvrage.

— Je comprends, dit-elle. Passe assez tôt avant de le visiter. Je ferais le nécessaire. En plus son goût est sucré. Brun va adorer.

Deirane piqua un tel fard qu’elle était en limite de réchauffer la pièce à elle seule. Elle ne prononça plus un mot.

La lumière diminua dans l’atelier. Deirane regarda par la fenêtre. Le soleil avait passé le zénith et n’éclairait plus directement les fenêtres. La pièce devenait trop sombre pour travailler. Sarin reposa son crayon de charbon.

— On arrête là pour aujourd’hui, déclara-t-elle.

Deirane se leva et rejoignit Sarin pour jeter un coup d’œil sur le tableau. Les personnages étaient achevés. Autour, Sarin avait commencé à dessiner le paysage, un rocher au sommet d’une montagne servait de siège. Bien que seuls les contours soient tracés, le résultat était impressionnant.

— C’est incroyable ! s’écria Dursun. Comme je voudrais savoir dessiner comme ça.

— Si tu veux, je t’apprends, proposa Sarin.

— Je ne pourrais jamais. Je n’aurais pas la patience.

Elle était assez mature pour le reconnaître. Deirane n’aurait pas à la détourner de cette idée sans lendemain qui n’aurait abouti qu’à gaspiller les précieuses couleurs de la peintre.

— Suis-moi, ordonna Sarin à Deirane.

Elle se dirigea vers son étagère à pigment et prit son pot de blanc. Avec une petite spatule en bois, elle en prit une quantité minuscule.

— Goûte ! incita-t-elle.

Obéissante, Deirane avala la substance.

— Tu as raison ! s’extasia-t-elle. C’est bon.

— Ce n’est pas très cher, mais ça l’est plus que le sucre. Et puis, ça n’en a que le goût, pas les autres propriétés. On ne peut pas l’utiliser en cuisine. Donc je ne préfère l’utiliser pour peindre que pour la boisson.

— Oui, mais ça va rendre Brun fou. Et plus il s’attardera ici, moins il s’occupera du reste.

Sarin lui sourit.

— Je ne comprends pas que Brun te répugne tant. Il est plutôt bon au lit.

— Peut-être que si on m’avait laissé le choix, je penserais comme toi, répondit Deirane.

Il n’en fallut pas plus à Dursun pour comprendre. Elle enlaça son amie, prenant bien soin d’éviter tout contact qui aurait pu la mettre sur la défensive. Sarin, de son côté, n’avait rien remarqué.

— Vous avez un calsihon de pause devant vous, dit-elle, le temps que je prépare quelques couleurs.

Dursun croyait que ce serait plus rapide. Un calsihon, c’était long. Elle alla ramasser le peignoir de Deirane et le lui tendit.

— Et toi, demanda la jeune femme en se couvrant.

— Moi ça va, il fait chaud ici, répondit Dursun.

En effet, les braseros disposés aux quatre coins de la pièce rendaient l’atmosphère agréable. De temps en temps, il fallait ouvrir les fenêtres un instant pour aérer, la pièce n’avait pas le temps de refroidir.

Deirane alla se servir une tasse du thé au jasmin que Sarin gardait toujours au chaud lors des séances de pose, puis elle alla s’assoir sur une chaise, attendant que la peintre soit prête à reprendre la séance.

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