XI. Anastasia
Ard hésita avant d’entrer dans la salle. Il n’avait pas l’habitude d’entrer dans la salle de repos des concubines, même si cela lui était arrivé parfois. Elle n’était pas plus grande que celle dédiée aux chanceuses qu’il fréquentait généralement, mais elle était bien plus luxueuse. Déjà, il y en avait deux, une à l’extrémité de chaque aile nord. Mais outre les matériaux précieux qui la décoraient, de l’or ou marbre blanc et rose, le plafond avait été remplacé par une verrière qui laissait entrer les rayons du soleil à flot.
À flot, en temps normal. Ces temps-ci, l’astre du jour était voilé et donnait peu de lumière. Et cette verrière qui avait constitué un attrait de cette salle en constituait maintenant un défaut. Elle rendait les lieux difficiles à chauffer, la chaleur s’en allait pas les surfaces vitrées et ce malgré les braseros disposés à chaque coin. Cela n’empêchait pas quelques concubines de se prélasser sur les divans, exposant leur corps dénudé aux faibles rayons de Fenkys ou d’autres de se baigner. Mericia était parmi ces dernières. Cela tombait bien, c’était elle qu’Ard cherchait.
Quand le vieillard entra, quelques visages se tournèrent vers lui. Certains étaient hostiles, mais ils ne constituaient qu’une minorité. L’érudit, qui avait toujours des histoires intéressantes à raconter, était toujours bien accueilli. Il n’y avait qu’un seul autre eunuque à bénéficier d’un aussi bon accueil : un qui était si vieux qu’il aurait pu être leur grand-père à toutes, et elles se comportaient avec lui comme s’il l’était.
— Excusez-moi, mesdemoiselles, dit-il, je me suis trompé de salle.
— Vous ne nous dérangez pas, répondit l’une d’elle, vous pouvez rester.
— Vous êtes adorable. Mais vos compagnes seront-elles d’accord ?
— Bien sûr, confirma Mericia, venez dans l’eau, vous y serez mieux qu’exposé à l’air libre.
Si la cheffe de la faction confirmait l’invitation, aucune n’oserait la contredire. Du coup, Ard entra franchement dans la salle. Il déposa son peignoir de bain sur une chaise longue et s’approcha du bord. Ce n’était pas, comme dans la salle des chanceuses, un bassin peu profond où barboter, mais une vraie piscine dans laquelle les concubines pouvaient plonger et nager. Devant la difficulté à y descendre, Ard hésita. Mericia fit un geste, aussitôt, deux naïades sortirent pour aider Ard à y entrer. Solidement maintenu par ses deux jeunes femmes, il se laissa descendre dans l’eau.
Il fit quelques brasses pour se délasser et faire fonctionner ses muscles rouillés. Nager lui faisait du bien. Il se dit qu’il pourrait profiter davantage de ces équipements. Même dans le quartier des eunuques il pourrait en profiter. Ces derniers étaient bien équipés aussi, et les domestiques étaient aussi attentionnées que les concubines. Presque. Il remarqua que pendant qu’il parcourait le bassin dans la longueur, deux concubines le suivaient à la trace, prêtes à lui porter secours en cas de problème. Mais il n’y avait aucun risque, son corps était en parfaite santé, c’était son cerveau qui battait la campagne.
Après quelques exercices, il revint vers Mericia. La belle concubine le regarda approcher, intrigué par sa manœuvre. Que les hommes se dirigent vers elle, elle avait l’habitude. Elle était tellement belle, bien plus que la plupart des concubines, pourtant choisies pour leur beauté, qu’elle attirait le regard, d’autant plus qu’elle ne cachait pas tellement son corps. Mais Ard était habituellement plus réservé. Elle se demanda s’il n’était pas venu dans la salle rien que pour lui parler.
— Comment allez-vous, dame Mericia ? demanda-t-il.
— Comme d’habitude, répondit-elle méfiante.
— Comment progresse votre quête de Calugarita ?
— Lentement. Nous n’avons aucune information sur ce monstre.
— Mais vous n’allez pas abandonner ?
— Certainement pas. Il a failli me défigurer. Mes cicatrices ont mis des douzains à disparaître.
Par réflexe, le regard d’Ard glissa vers le bas. Mais l’eau l’empêcha de bien distinguer la taille de la jeune femme. Un tentacule s’était enroulé autour et avait brûlé la peau. Mais Matak avait fourni une crème qui l’avait totalement guérie.
— Je suppose que cette épreuve a dû être difficile à supporter.
— Elle m’a mise en colère. Calugarita a nié ma qualité d’être humain pour me réduire à celui de viande consommable.
— Ce qui explique certainement que vous vous soyez retourné vers vos anciens souvenirs.
— Comment ?
Mericia ne comprenait pas du tout ce que voulait dire le vieillard.
— Soyez plus explicite.
— Je voulais dire qu’il y a quelques jours j’ai remarqué que vous portiez une bague d’apprenti. C’est certainement un souvenir antérieur à votre arrivée au harem. Ces bagues sont importantes pour un helariamen, je doute qu’un membre de la délégation, il y a quelques mois, vous l’ai donnée.
— Continuez.
Tout à ses pensées, Ard ne décela pas la menace dans la voix.
— Je pense que vous l’aviez en arrivant au harem. Mais vous étiez jeune à l’époque. Et je vois mal une fillette de six la voler à un stoltz adulte.
La réponse de Mericia fut glaciale.
— La prochaine fois que vous faites les courses de Serlen, ayez le courage de le dire. Et vous lui répondrez qu’une fillette de six ans peut très bien prendre une bague au doigt d’un cadavre. Maintenant, sortez d’ici et ne revenez plus si c’est pour nous espionner au nom de Serlen.
Prudemment, Ard s’éloigna. Il se doutait que Mericia n’apprécierait pas d’être ainsi espionnée. Mais il était loin de se douter que cela déclencherait une telle colère. Deux concubines l’aidèrent à sortir de la piscine.
Dès qu’Ard fut sorti de la salle de repos, Mericia sortit de l’eau. Elle prit une serviette pour se sécher, puis elle enfila son pagne. Mais cette fois-ci, elle y ajouta une chemisette qui traînait sur une chaise longue.
— Hey ! s’écria la propriétaire.
— Je te la rendrais, répondit la belle concubine.
Ses lieutenantes la connaissaient suffisamment bien pour savoir ce que cela signifiait. Elle prévoyait d’en venir aux mains. Quatre d’entre elles sortirent de l’eau et se préparèrent. Quand elles furent prêtes, le groupe sortit.
Mericia aborda le premier eunuque qu’elle croisa.
— Sais-tu où se trouve Serlen ? demanda-t-elle.
— À la bibliothèque de l’école, répondit l’homme.
Personne ne savait comment ils faisaient, mais les eunuques savaient toujours où se trouvait chaque personne dans le palais. Mericia le remercia puis entraîna sa petite troupe vers les escaliers.
L’eunuque avait raison, Deirane était bien en train de travailler à la bibliothèque. Elle n’était pas seule. Dursun et Sarin l’accompagnaient. Mais pas Naim, ni Nëjya, ce qui allait lui faciliter la vie. Tiens, cela faisait un moment qu’elle n’avait pas vu la Samborren, où était-elle passée. Un simple coup d’œil circulaire lui suffit pour trouver Deirane en train de reposer un livre dans son rayon. En quelques pas, elle fut sur elle. Elle l’empoigna par le col et la plaqua contre le mur. Deirane, surprise par l’assaut n’eut pas le temps de réagir.
— Bonjour Mericia, dit-elle.
Elle espérait que sa voix ne reflétait pas sa peur. Une peur inexplicable d’ailleurs. Mericia ne pouvait pas la blesser ou la tuer.
Sarin se leva pour intervenir, mais Dursun la retint. Les lieutenantes de Mericia n’avaient pas bougé. C’était une affaire entre les deux concubines.
— Tu as envoyé Ard pour m’interroger. Ne recommence plus jamais ça ?
— As-tu peur que je découvre des secrets inavouables ?
— Petite idiote ! Le harem était calme avant ton arrivée. De temps en temps, il fallait corriger Larein, mais ça n’allait pas plus loin. Depuis que tu es là, c’est la folie. Les morts s’enchaînent. Le harem est devenu une vraie jungle. Larein, Dovaren, Gyvan. Combien t’en faudra-t-il avant que tu t’arrêtes ?
— Tu vas me mettre la vague de froid sur le dos. Parce que j’en suis tout autant responsable que de toutes ces morts.
— C’est toi qui as tué Cali ! cria Mericia.
Deirane détourna la tête. La concubine avait raison. Elle était responsable de la mort de Cali. Elle n’avait pas tenu le poignard qui avait tué la danseuse. Mais c’était sa main qui l’avait guidé. Et le fait que ce fût une erreur n’atténuait en rien sa faute. Elle ferma les yeux, attendant une correction qui ne vint pas. Au lieu de cela, Mericia la lâcha.
— N’expose pas Ard avec tes manigances. Il sait beaucoup de choses, mais ce n’est pas un espion.
— C’est juste la santé d’Ard qui t’inquiète.
— Ard est la meilleure chose qui soit arrivée à ce harem depuis une décennie. Et toi, tu ferais bien de mettre fin à tes complots et à obéir aux ordres que t’a donné le roi. Ton roi !
— Menjir II ne m’a donné aucun ordre.
Mericia recula.
— Comment ça, Menjir ? Tu n’es pas loyale à Brun ?
— Je n’ai aucune loyauté envers ceux qui m’ont arraché à ma famille en tuant l’homme que j’aimais, séparée de mon fils, laissé croire à sa mort et qui aujourd’hui limitent mes visites à ma fille. Je ne respecte en rien tous ces gens.
— Cali était une erreur, mais pas Dayan, constata Mericia.
— Non. Pas Dayan. Lui il devait mourir.
Elle se recula, laissant Deirane s’écarter du mur.
— Tu es gonflée de me révéler le fond de ta pensée. Je pourrais te dénoncer à Brun. Tu veux détruire le harem, alors qu’il me convient tel qu’il est.
— Je ne crois pas. Quand tu sortiras d’ici, tu n’en auras plus envie.
Mericia
— Tu n’as pas le monopole de la souffrance, reprit Mericia, comment crois-tu que je suis venue ici. J’ai retiré cette bague sur le cadavre d’un homme. Il avait juré de me protéger si mes parents venaient à disparaître. Il a tenu parole, ce qui lui a coûté la vie. Toi, tu sais que ta famille est vivante. Peut-être que tu la retrouveras un jour, alors que pour moi c’est exclu. La prochaine fois que tu voudras savoir quelque chose sur moi, viens me le demander directement.
Mericia se dirigea vers la sortie. Ses lieutenantes qui n’avaient rien compris à la scène qui venait de se dérouler devant elles.
— J’ai une dernière question, s’écria Deirane. Comment pouvais-tu avoir un protecteur helarieal et quel était son nom ?
Mericia s’arrêta juste le temps de lever le poing et de déplier le majeur.
— Anastasia, l’interpella Deirane.
Ce coup ci, la belle concubine s’arrêta. Elle se retourna pour faire face à son interlocutrice.
— Comment m’as-tu appelée ?
— C’est ton nom. Anastasia Farallon, fille de l’éphore de Miles.
Mericia mit longtemps à répondre.
— D’où sors-tu ce nom ?
— C’est Dursun qui a compris. Elle a remarqué que ton prénom était la fusion de Meghare, Ridimel et Ciarma, trois membres de la famille Farallon. Il ne manque que le dernier, le bébé. Ton jeune frère.
— Ce qui est le cas de toutes les femmes qui se prénomment Mericia dans ce monde.
— Je doute que les Mericia d’origine milesite âgées exactement de vingt ans soient très nombreuses. D’autant plus que tu penses bien que ce n’est pas mon seul indice.
— Eh bien, puisque tu sais tout sur moi, tu comprendras le reste toute seule.
— Son nom.
Mericia dévisagea la jeune femme. Elle découvrait un visage dur, qu’elle n’avait pas l’habitude de voir sur elle.
— Trouve-le.
Puis elle quitta la bibliothèque.
Une fois dans les couloirs, Mericia enleva son chemisier. Elle le passa à une de ses lieutenantes.
— Rendez cela à sa propriétaire. On se retrouve pour le repas.
Puis elle planta là son groupe. Seule Salomé l’accompagnait.
— Tu n’as pas l’air d’aller bien, fit remarquer cette dernière.
— Anastasia Farallon, ça te dit quelque chose ?
Salomé s’immobilisa un instant avant de rattraper sa cheffe.
— Ça fait longtemps que je n’ai pas entendu ce nom. En son temps, tous les aèdes avaient chanté le mariage de Meghare et Ridimel. Puis à leur naissance, les jumelles ont volé la vedette à leurs parents. Toutes les semaines, ils inventaient une nouvelle chanson sur elles.
— Des jumelles ! Cette Anastasia a une sœur jumelle !
— Oui.
— Et un frère ?
— Pas à ma connaissance. Mais quand j’ai intégré le harem, elles avaient quatre ans. Il a pu se passer des choses dans les deux ans qui ont suivi.
— Et y avait-il des Helariaseny dans leur entourage ?
— Les parrains étaient helarieal. Le parrain était quasiment inconnu et j’ai oublié son nom. En revanche, la marraine était très célèbre, c’était la guerrière libre Ksaten. Elle était ici même, il y a quelques mois.
— Ici ! Au harem ! Et Brun était-il au courant du lien qui existait entre elle et les deux filles ?
— Comment aurait-il pu l’ignorer ?
Mericia réfléchit longtemps avant de répondre. Le fait que Brun lui ait interdit de rencontrer la délégation helarieal quelques mois plus tôt prenait soudain tout son sens.
— L’opéra Farallon raconte la chute de Miles, reprit-elle.
— En effet, répondit Salomé. Pourquoi ?
— D’après lui, le duc Farallon est mort en tentant de sauver sa femme et ses enfants.
— L’opéra est romancé. Personne n’a survécu pour raconter ce qu’a fait le duc dans ses derniers instants. L’autrice Preven Privas a dû tout imaginer. Mais pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
— D’après Serlen, une sœur au moins aurait survécu.
— C’est peu probable. Avec les soldats yriani qui entouraient la ville et massacraient tous ceux qui tentaient de s’enfuir, elles ont dû mourir dans l’incendie.
Elles arrivèrent devant l’escalier qui menait aux combles, l’endroit où elle se rendait quand elle ne voulait pas qu’on la dérangeât. Salomé, qui connaissait les habitudes de sa cheffe de faction, ne l’accompagna pas au-delà.
— J’ai une dernière question. Pourquoi penses-tu que Farallon a été composé par une femme ?
— Parce que c’est évident. Preven Privas : Les héros de la guerre contre les feythas, qui eux même étaient des jumeaux. Jamais leur mère n’aurait toléré qu’un aède utilise ce pseudonyme, sauf si ce dernier est un membre de sa famille, telle que leur sœur aînée, Saalyn.
Mericia lacha un petit rire.
— C’est loin de ses productions habituelles. Mais si ton raisonnement est correct, cela signifie que derrière ce compositeur que Brun admire se cacherait en fait la personne qu’il haït le plus.
Salomé rendit son sourire à sa cheffe.
— D’où l’usage d’un pseudo, entérina-t-elle.
— Tu as une autre révélation du même acabit à me faire ?
— Je pense que oui. Si tu as envie de voir à quoi ressemblaient le duc et la duchesse, le tableau de la salle de réception les représente avec leurs enfants.
Mericia resta un instant muette.
— Comment pourrais-je le voir ? Il est hors du harem, objecta-t-elle.
— Je vais y réfléchir.
Mericia entama son escalade, laissant sa lieutenante derrière elle.
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