XIV. La Maladie
Comme d’habitude depuis la mort de Dayan, les trois concubines se retrouvaient pour leur rapport du douzain dans le bureau de Brun. Dursun accompagnait Deirane et deux compagnes entouraient Lætitia. Contrairement à son habitude, Mericia vint seule, sans Salomé. Ce jour-là, un inconnu participait à la réunion. Deirane le détailla. De stature moyenne, il portait un bouc soigneusement taillé et ses longs cheveux bruns qui grisonnaient sur les tempes étaient rassemblés en une queue de cheval. Ses vêtements le désignaient comme une personne aisée sans être riche.
Brun se mit au petit bout de la table en verre qui faisait l’admiration de la jeune femme chaque fois qu’elle la voyait. Les autres participants se répartirent sur les longs côtés. Essayant de faire bonne figure malgré la douleur qui lui vrillait le crâne, Deirane s’installa entre Dursun et Mericia.
— Bonjour mesdames, les salua Brun, docteur. Êtes-vous prêts à commencer la séance du jour ?
Devant la réponse affirmative unanime, il continua.
— Aujourd’hui, nous recevons Azra. Tout à l’heure, il nous parlera d’un problème qui le préoccupe depuis quelques jours en ville. D’abord, nous allons faire le point sur les tâches que je vous ai confiées.
Le dénommé Azra ne parvenait pas à détacher son regard de Deirane. Il avait tout d’abord été intrigué par le côté exotique que conféraient ses yeux en amandes et le teint jaune à Dursun. Mais la jeune femme avec son rubis sur le front et les diamants sur les joues le subjuguaient. Brun frappa dans ses mains pour le rappeler à la réalité.
— Avant de commencer la session de travail, j’ai une annonce.
Il se tourna vers Deirane.
— Serlen, tu n’as pas encore pris ton tour sur l’autel lors des cérémonies de Matak. J’ai choisi la date à laquelle tu passeras.
La jeune femme sentit le sol s’effondrer sous elle. Elle avait toujours espéré y échapper. Rien que l’idée d’être dénudée en public face à la moitié de la ville la paniquait.
— Tu tiendras le rôle de la sacrifiée lors les célébrations du printemps dans deux douzains.
Deux douzains, elle n’avait que deux douzains avant d’être exhibée comme de la viande.
— Seigneur lumineux, intervint Mericia, les célébrations du printemps sont longues et difficiles, surtout pour une première fois. Il vaudrait mieux choisir une concubine plus expérimentée.
— Larein n’est plus là. Mais si tu estimes que c’est trop ardu pour Serlen, tu peux la remplacer. Te portes-tu volontaire ?
— Non.
Deirane ne put que remarquer la précipitation dans sa réponse. Elle avait peur de cette cérémonie.
— Pourquoi épargnerais-je Serlen ? Elle a tué Dayan.
C’était donc ainsi que Brun la punissait. Il inaugurait les prestations de Deirane avec l’épreuve la plus dure pour se venger de la mort de son ministre. Elle prit la main de Dursun et la serra pour ne pas paniquer. La jeune femme se retenait pour l’enlacer et la rassurer.
— Cette parenthèse refermée, occupons nous des choses sérieuses. Mericia, où en es-tu de ce monstre qui nous a attaqués ?
— Il est difficile d’enquêter sans sortir de ce palais, fit-elle remarquer.
Le roi ne releva pas la pique.
— Aux dernières nouvelles, il était parti dans les territoires Sängaren. J’ai donc interrogé tous ceux qui sont passés en ville. Ils ne l’ont pas vu. Depuis le temps, il a dû atteindre la route de l’est. Comme aucun voyageur n’en parle, je dirais qu’il a continué à travers le Chabawck.
Si Deirane n’avait pas été assommée par l’annonce de Brun, elle aurait souri. Elle savait bien, elle, où était passé ce monstre. Il n’avait pas quitté l’Orvbel. En fait, il était même dans le palais. Les composés volcaniques qui imprégnaient l’atmosphère et étaient responsables de cette vague de froid constituaient un poison pour lui. Il restait donc précieusement à l’abri du bouclier, dans les souterrains qui couraient sous le palais. Une quinte de toux mit fin à ses réflexions.
Le silence soudain qui régna dans la salle mit un moment à attirer son attention.
— Serlen, que t’arrive-t-il ? demanda Brun.
— Que m’arrive-t-il ? répéta-t-elle étonnée. Mais rien !
— Ne dis pas rien ! s’écria Dursun. Tu craches du sang !
Interdire, elle regarda sa main. Elle la découvrit constellée de gouttelettes rouges.
— Mais que m’arrive-t-il ?
— C’est ce que nous t’avons demandé, signala Brun.
Mericia poussa sa chaise, espérant qu’elle n’avait pas été contaminée. Deirane se leva. Elle dut se retenir à la table pour ne pas tomber. Mais une fois debout, elle tenait sans problème.
— Rentre dans ta chambre, ordonna le roi. Dursun est capable de te remplacer.
Elle hocha la tête. Il avait raison. Elle marcha quelques pas vers la porte. Mais au lieu de l’ouvrir, elle s’appuya contre le mur.
— Je…
Brun attendit la suite, contrairement à Dursun qui se leva pour aider son amie.
— Je n’y arriverai pas.
L’inconnu intervint alors.
— Seigneur lumineux. Si cette maladie a atteint le palais, la situation est plus grave que ce que je croyais. Nous devons absolument traiter ce sujet lors de cette séance.
Brun n’eut pas à réfléchir longtemps pour se décider.
— Tout le monde à l’infirmerie. Dursun, Mericia, puisque vous avez été en contact avec Serlen, vous l’aiderez à marcher. En chemin, vous m’expliquerez tout.
Mericia lança un regard noir à la jeune femme, mais elle obéit. Juste à temps pour rattraper sa consœur qui venait de perdre connaissance.
La concubine allongea Deirane à terre. Dursun se précipita sur elle.
— Deirane ! s’écria-t-elle en proie à la plus profonde panique.
Elle retourna le corps sur le dos.
— Il faut faire quelque chose !
Brun sonna une cloche sur son bureau. Aussitôt, la porte s’ouvrit et une domestique entra. En un clin d’œil, elle engloba la scène. Puis elle reporta son attention sur son roi.
— Envoyez-moi l’officier de service. Puis après, vous irez à l’infirmerie pour qu’ils envoient mon médecin et de quoi la transporter.
— Tout de suite, répondit la jeune femme. C’est la maladie ?
Azra hocha la tête.
— Je vais l’examiner.
Il se préparait à contourner de la table quand Brun l’interrompit.
— Non. Ne vous approchez pas d’elle, ordonna Brun. Nous aurons besoin de vous en ville. Laissez le palais s’en charger. Quant à vous, exécution !
— Tout de suite, Seigneur lumineux, lança la domestique.
Elle s’esquiva, refermant la porte derrière elle.
— C’est trop tard. À partir du moment où elle a éternué dans la salle, nous sommes tous contaminés, déplora Azra. Vous, moi, ces demoiselles.
— En êtes-vous sûr ?
— Avec les maladies, on est jamais sûr de rien. Pourquoi même pour les plus contagieuses d’entre elles certains y échappent ? Une affection en apparence bénigne peut abattre un colosse. À l’inverse, un être faible survivra là où tous les autres mourront.
Brun se leva. Il se rendit à son bureau. Il prit le coussin qui couvrait le siège et le lança à Dursun.
— Mets-lui ça sous la tête, dit-il.
La jeune femme l’attrapa lestement. Puis avec l’aide de Mericia, elle l’allongea dans une position plus confortable et lui cala la tête.
Brun rejoignit sa place à la table de conférence. Il jeta un coup d’œil aux deux femmes qui s’occupaient de leur consœur. Une fois assis, son regard se posa sur Azra. Il joignit ses mains par l’extrémité des doigts.
— Puisque nous sommes pour le moment bloqué ici, vous allez nous faire votre rapport.
Il inclina la tête
— Je travaille dans les quartiers de la basse ville à l’est du port. Parmi ma clientèle je compte beaucoup de maisons closes. Depuis deux douzains, j’ai pu constater l’apparition d’une nouvelle maladie. Elle ressemble à un banal rhume. Aujourd’hui, j’ai une trentaine de patientes…
— Combien sont mortes parmi elles ?
— Deux.
— Deux ! Vous sonnez l’alerte pour deux prostituées mortes.
— Deux mortes dans ma patientèle. Mais je ne suis pas le seul à exercer en ville. Et je n'avais que trente malades. Si on extrapole à l'echelle de la ville, ça peut faire plusieurs centaines de morts.
Brun se cala dans sa chaise.
— Continuez.
— Cette maladie est inquiétante sur plusieurs points. Tout d’abord, son évolution et son parcours. Elle commence comme un simple rhume, puis elle accélère, le malade crache du sang, manifeste une forte fièvre, parfois il délire, mais ce n’est pas systématique.
Brun s’adressa à Dursun.
— Elle a de la fièvre ?
Dursun lui toucha le front.
— Elle est brûlante.
Azra continua son exposé :
— Un second point préoccupant, c’est son apparition sporadique. Si toutes les malades s’étaient retrouvées dans la même maison, on aurait pu en conclure qu’elles se sont contaminées mutuellement. Mais là, elles se trouvaient dans des établissements différents. Si c’est la même personne qui les a contaminés, cela veut dire qu’il était contagieux longtemps avant que les symptômes se manifestent. Votre amie a-t-elle rencontré quelqu’un extérieur au palais ?
— Son commis pour ses affaires en ville et la nourrice de sa fille.
— C’est donc l’une de ces deux personnes qui lui a transmis ses miasmes.
Le médecin se caressa la barbe en un geste qui rappela Dayan à Brun.
— Quand les a-t-elle rencontrées ?
— La nourrice c’était deux jours avant le précédent rapport, il y a quatorze jours et son commis il y a, trois jours.
— La maladie met donc entre trois et quatorze jours entre l’infection et la maladie pour évoluer.
— Parce que vous disposiez pas de cette information, remarqua Brun.
— Des prostituées, elles rencontrent plus d’une dizaine de personnes par jour. Comment pourrais-je savoir quand elles ont été infectées ?
— Ce n’est pas forcement vrai, remarqua Dursun. Elle a peut-être été infectée lors des rencontres précédentes, un douzain encore plus tôt. Ou encore par quelqu’un du palais en contact avec des personnes qui viennent de l’extérieur.
Azra la dévisagea, étonné par cette déduction.
— Vos traits sont étranges, mais vous savez réfléchir, remarqua-t-il.
— Ce sont vos traits que je trouve étranges, répliqua-t-elle.
Azra éclata de rire.
— Belle répartie, jeune fille.
— Nous sommes assez fière d’elle, répondit Brun, mais là n’est pas le sujet. Notre plus précieuse concubine est peut-être en train de mourir.
— C’est malheureusement vrai. Mais je ne peux rien y faire. Je ne sais pas comment combattre ce fléau. Mais si vous le permettez, je voudrais examiner plus avant cette jeune femme.
— Pourquoi ?
— C’est la seule personne dont je peux dater approximativement l’infection.
— Entre trois et quatorze jours, c’est très approximatif, maugréa Brun.
Dursun allait protester, mais Azra balaya ses objections d’un revers de main.
— Je comprends vos remarques et je les reconnais fondées. Mais elles impliquent trop d’hypothèses. Pour le moment, je veux m’en tenir à la situation la plus simple. Et si je me trompe, nous aviserons.
— Est-ce la bonne méthode d’étude ? demanda Dursun.
— Je l’ignore. Notre pays n’a jamais été confronté à ce genre de problème. En Orvbel, les maladies sont rares. C’est l’Yrian qui est spécialiste dans ce domaine. Situés à la jonction des principales routes commerciales, ils y sont souvent confrontés Et ils savent y faire face.
Brun allait faire une remarque, mais il s’interrompit sans sortir le moindre mot. Le docteur avait raison. Jamais de toute son existence, il n’y avait eu de maladies graves en ville. Des rhumes, souvent, des blessures qui s’infectent, à l’occasion des allergies. Mais rien de plus violent.
L’exposé du médecin fut interrompu par l’arrivée d’un officier des gardes rouges, splendide dans sa tenue écarlate et ses bottes blanches. C’était la première fois qu’Azra voyait un membre de cette troupe d’élite d'aussi près. Ils sortaient rarement du palais, et alors c’était pour escorter le roi dans différentes manifestations culturelles qu’il fréquentait rarement. Le sabre fixé à son côté gauche, une arme dont ils partageaient l’usage avec les eunuques uniquement — l’armée utilisait principalement des piques — l’impressionna.
— Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux, déclara-t-il, lieutenant Bledoe à votre service.
Il accompagna sa présentation du salut réglementaire que Brun lui rendit.
— Repos lieutenant.
Le garde se détendit.
— Lieutenant, vous allez prendre une unité de la garde et vous allez bloquer les accès au palais.
— Une unité complète Seigneur lumineux ? Cela fait beaucoup d’hommes pour bien peu d’accès.
— C’est à vous de voir. C’est votre fonction.
Le lieutenant hocha la tête.
— Compris Seigneur lumineux.
— Vous empêcherez quiconque d’entrer dans le palais, mais aussi d’en sortir.
— Y compris les parties publiques ?
— Tout le palais. Y compris les parties publiques.
— Seigneur lumineux. Il y a des civils dans le musée, que faut-il en faire ?
— Vous les empêchez de partir. L’intendance s’occupera d’eux.
— Parmi eux, il y aura certainement des réfractaires. Ai-je carte blanche ?
Brun soupira. Le lieutenant Bledoe avait raison. Il y avait toujours des gens qui protestaient, s’estimaient trop importants pour être retenus contre leur gré ou juste par esprit de contradiction. Dans l’ensemble, ils ne faisaient qu’exprimer leur frustration. C’était normal, sans grandes conséquences. Mais certains ne savaient pas quand il fallait s’arrêter, obligeant l’autorité à prendre des représailles.
— Faites ce qui sera necessaire pour qu’ils obéissent en restant dans le domaine du raisonnable.
Le garde esquissa un sourire qu’il réprima bien vite.
— À vos ordres, Seigneur lumineux, est-ce tout ?
— C’est tout, confirma Brun.
Le lieutenant sortit de la pièce. Le claquement de ses pas sur le carrelage de marbre s’était à peine estompé que les infirmiers entrèrent.
— Seigneur lumineux, saluèrent-ils leur souverain.
D’un geste de la main, il leur désigna Deirane étendue sur le sol. Avec beaucoup de douceur, l’un d’eux écarta Dursun qui avait pris la tête de son amie sur ses genoux. Le second posa la civière à côté d’elle. Puis à deux, ils transférèrent le corps inerte sur la litière. Enfin, chacun à une extrémité, ils la soulevèrent.
— On les suit, ordonna Brun, nous devons nous faire examiner avant de rencontrer qui que ce soit.
— Je ne suis pas sûr que cela serve à quelque chose, remarqua Azra, si nous avons contracté la maladie maintenant, il s’en faudra de plusieurs jours que les premiers signes apparaissent.
— Combien ? demanda Brun.
— Vu la violence de sa réaction, je pense que cette jeune femme doit être malade depuis quelques jours, mais que les premiers signes sont suffisamment anodins pour qu’elles les aient ignorés. Ce qui veut dire qu’elle aurait mis plus d’un douzain à manifester les symptômes.
— C’est trop long. Le gouvernement de ce pays ne peut pas s’arrêter de fonctionner aussi longtemps.
Avant de quitter la pièce, Brun ouvrit un tiroir de son bureau. Il en sortit quelques billes d’albâtre qu’il glissa dans une poche de son pantalon ainsi qu’un poignard au fourreau, le tout attaché à une ceinture. Il le fixa à sa taille. Devant le regard interrogatif de Mericia, il se sentit obligé de justifier.
— Pour atteindre l’infirmerie, nous devrons passer par les parties publiques du palais.
— La population ne s’est jamais montrée hostile, fit remarquer Lætitia.
Brun ne répondit pas, continuant d’attacher sa ceinture. La concubine ne put s’empêcher de remarquer qu’il avait changé depuis l’attentat, quelques mois plus tôt. Il était devenu plus méfiant. Et pourtant, ce n’était pas lui la cible.
— On y va, ordonna-t-il.
Sous la conduite de Brun, les concubines et le docteur Azra se lancèrent à la poursuite des infirmiers.
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