Interlude IV. Éphorat de Miles, 15 ans plus tôt.

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Dalanas Botris, comte du Than, observait le champ de bataille depuis le sommet d’une colline. Cette partie du plateau d’Yrian était située au débouché d’une vallée qui descendait des montagnes de la Licorne. À l’est, un gros bourg agricole était entouré de cultures. L’affrontement devrait l’épargner. Au nord, les forces alminati se déployaient lentement. Au sud, c’était sa propre armée qui stationnait. Elle profitait d’un repli du terrain pour se cacher aux yeux de l’ennemi. Toutefois, un régiment au complet, un millier de fantassins, était disposé en ligne de bataille afin de donner de fausses informations sur leurs forces, en réalité quatre fois plus nombreuse. Et c’était sans compter sur une cavalerie, forte de deux mille hommes, qui se tenait prête à fondre depuis les hauteurs de la vallée. Le comte étant maître de la position la plus élevée, il avait une connaissance du terrain que ne pouvait pas avoir son adversaire. Son stratagème ne risquait pas d’être éventé.

— Ils sont deux fois moins nombreux que nous, fit remarquer son aide de camp.

— Il faut croire que notre combat motive davantage notre population que celle d’en face, répondit-il.

— Regardez cette tente au milieu de leur cantonnement.

Dalanas l’avait déjà repérée. Il était difficile de la rater tellement elle était grande.

— Serait-il possible que le roi en personne se soit déplacé ? murmura-t-il.

— J’en doute. Il est bien trop couard pour cela. Il n’est même pas dans sa propre ville alors qu’elle est éloignée de trente longes au moins du champ de bataille. Il a préféré se terrer dans le palais de Sernos.

— Il est coutumier de dénigrer l’ennemi. Je ne commettrais pas une telle erreur. Jusqu’à preuve du contraire, je considère le roi comme compétent. Cela évite les mauvaises surprises.

Dalanas remarqua, à l’arrière des lignes adverses, trois cavaliers se préparant à les rejoindre.

— Il est temps d’y aller, déclara-t-il.

Il retourna à son cheval et se mit en selle. Son aide de camp resta sur place en compagnie d’une section d’infanterie. Leur but était de protéger cette hauteur contre toute tentative de prise. Le point de vue qu’il offrait à Dalanas serait décisif dans cette bataille. Ce fut un autre soldat, présentant l’étendard de Miles au bout de sa hampe, qui l’accompagnerait : les trois montagnes stylisées formant la frontière est du duché sur un fond vert et bleu.

Dalanas se porta à la rencontre du commandant ennemi. Les deux ambassades s’avancèrent jusqu’à se retrouver à portée de voix, mais guère plus.

— Au nom de Falcon le grand, roi d’Yrian, je vous demande de renoncer à votre folie, déclama l’yriani

— Falcon le grand ! Rien que ça ! ironisa Dalanas. Je doute que ce soit sous ce nom que l’histoire le retienne.

— Vous ne pouvez pas gagner, nous sommes plus nombreux que vous.

— Tes armées ne sont composées que de paysans. Les miennes le sont avec de vrais guerriers, entraînés au combat lors des guerres contre le sud. J’aligne plus de soldats que toi.

— Une dernière fois, je te somme de te rendre. Je promets que tes soldats ne seront pas inquiétés, ils pourront retourner vivre en paix dans leurs foyers.

— Mes soldats sont ici de leur plein gré. Néanmoins, j’accepte de renoncer si le duc d’Elmin accepte de respecter les traités qui ont été signés lors de la création de ce pays.

— Ces traités n’ont plus cours. Il les a révoqués.

— De quel droit ! s’écria Dalanas. Par cette fourberie, il invalide l’union de nos deux royaumes. Et en vous obligeant à venir ici, il fait de vous un envahisseur.

— Maintenant, ça suffit ! je me suis montré assez patient ! Renoncez et donnez-nous vos armes !

À ses paroles, Dalanas sortit son glaive du fourreau et le brandit bien haut.

— Viens les prendre, défia-t-il son adversaire.

Devant ces paroles, l’yriani devint rouge de colère.

— C’était ta dernière chance. Si tu es vaincu, nous ne connaîtrons aucune limite. Nous pillerons vos villes, brûlerons vos champs et violerons vos femmes.

— Si ! se contenta de répliquer Dalanas.

Les deux commandants firent demi-tour, l’yriani effectuant une volte pour impressionner Dalanas qui n’y porta aucune attention. Puis ils rejoignirent leurs lignes respectives.

La corne de guerre yriani sonna. Au signal, les troupes se mirent en route. De sa hauteur, Dalanas put constater la discipline des soldats. Le roi d’Yrian avait engagé des généraux compétents qui avaient réussi à organiser une armée qui n’était que symbolique avant la rébellion. La leçon de ces derniers mois avait porté. Ils avançaient tous ensemble sur huit lignes de profondeur. Les piques, maintenues à l’horizontale, étaient assez longues pour que même celles des hommes de derrière dépassent à l’avant. C’était comme si un mur de pointe se déplaçait en direction des Milesites.

— Formation phalangique standard, constata Dalanas.

— Une telle formation a fait ses preuves dans le passé, signala son aide de camp.

— Dans le passé en effet. Depuis nous avons imaginé mieux. À dire vrai, je comptais là-dessus.

L’attention de Dalanas se reporta sur un des fantassins.

— Leur équipement semble haut de gamme. Falcon a vraiment décidé de nous écraser, quoi qu’il lui en coûte.

— Cela va-t-il nous poser un problème ? s’inquiéta son lieutenant.

— Bien au contraire. Sa lourdeur va nous avantager. Ce genre de formation et d’équipement est redoutable en face à face. Je n’ai pas l’intention de lui offrir un combat où elle pourra exprimer toutes ses potentialités.

Dalanas s’adressa à son porte-fanion.

— Signale aux hommes de rester sur place, ordonna-t-il.

L’interpellé se tourna en direction des fantassins milesites et agita ses drapeaux, selon un code précis.

Dalanas surveillait l’avancée des lignes yrianii. L’espace avec ses propres troupes se réduisait progressivement. Il avait disposé ses hommes en cinq carrés d’environ deux cents hommes, trois au centre et un de chaque côté. Cette formation s’avérait plus mobile que celle des Yrianii, elle allait leur donner un avantage considérable dans la bataille qui débutait. Elle allait bientôt mettre à mal le bel ordonnancement de l’armée ennemie. Et leur équipement lourd deviendrait alors un handicap dans le combat au corps à corps.

Malgré sa progression lente, l’armée avait avancé au point de se retrouver dans l’axe de la vallée. En face, l’armée milesite semblait bien petite.

— Reculez ! ordonna Dalanas.

Le porte-fanion transmit la consigne. Les soldats milesites entamèrent une manœuvre de repli, tout en gardant leur formation. Globalement, leur disposition ne changeait pas, les compagnies étaient juste plus écartées. En voyant ce qu’ils confondirent avec une retraite, signe de lâcheté dans une bataille qui n’avait pas encore commencé, les Yrianii s’enhardirent. Ils accélérèrent significativement.

De son perchoir, Dalanas les regardait, incrédule.

— Ce n’est pas possible ! s’écria-t-il, le piège est gros comme un château et ils entrent dedans, presque en chantant.

— Leur commandant ne sait pas faire la guerre, suggéra son aide de camp. Ce doit être un noble promu plutôt qu’un général entraîné.

— Ou alors, quelque chose nous a échappé.

Pourtant il avait beau scruter le terrain, il ne voyait rien d’autre que ces troupes en train d’avancer. Leur camp était vide. Ils se montraient si sûrs d’eux qu’ils n’avaient laissé aucune sentinelle. Et la position élevée de Dalanas lui permettait de ne pas être gêné par les vallons qui auraient pu cacher des hommes. La seule possibilité de mauvaise surprise qu’il imaginait consistait en une troupe de cavalerie cachée dans la vallée suivante. Mais, même si elle s’élançait dès le premier choc, elle arriverait trop tard, l’infanterie ennemie aurait été laminée.

À tout hasard, il décida de prendre quelques précautions. Le porte-fanion s’éloigna du bord de la colline afin qu’on ne puisse voir à qui il transmettait ses ordres. Les cavaliers cachés dans la colline s’étaient maintenant répartis en trois groupes. L’un d’entre eux resterait en réserve en cas de mauvaise surprise.

Une rivière qui descendait de la vallée coupait le champ de bataille en deux. Elle n’était pas très profonde. Les fantassins, n’ayant de l’eau que jusqu’aux genoux, purent la traverser à pied. C’est le moment que choisit Dalanas pour lancer son attaque. À son signal, deux escadrons de cavaliers dévalèrent de la montagne et se précipitèrent contre les Yrianii. Au même moment, les troupes milesites sortirent de leur cachette et se portèrent sur les lieux du combat. Ce n’était plus cinq compagnies que les Yrianii avaient face à eux, mais vingt.

Le choc eut lieu alors que la moitié seulement de l’armée yriani avait traversé. Les cavaliers tombèrent sur les soldats qui se trouvaient encore du côté yriani du champ de bataille. Les fantassins s’occupèrent de ceux qui reprenaient pied sur la rive opposée. Ce fut un massacre, les soldats yrianii tombaient les un après les autres. Encombrés par leurs longues lances, ils ne pouvaient pas se défendre contre les Milesites à l’armement plus léger.

Soudain, le visage du porte-fanion se décomposa.

— Qu’est ce que c’est que ça ! s’écria-t-il.

Intrigué, Dalanas suivit son regard, en direction du camp. De la tente, qu’il avait oubliée, venait de sortir un être monstrueux. La distance ne permettait de distinguer les détails, mais il était immense, presque trois perches de haut et il semblait nu. Et surtout, il arborait sur le crâne deux épaisses cornes torsadées.

— Un gems, s’étrangla Dalanas.

— Je ne connais pas celui-là, fit remarquer son aide de camp.

— Cela ne veut rien dire, ils peuvent choisir la forme qu’ils désirent.

— Celle qu’a adoptée celui-là n’est pas encourageante.

— Non.

Le gems marcha en direction du champ de bataille, ce qui permit de mieux le distinguer. Celui-là, plus que tout autre gems que le comte avait croisé au cours de sa vie, méritait le titre de démon. Le contraste avec Panation Tonastar, une amie du duc, était saisissant. Alors que cette dernière ressemblait à une belle jeune femme, adaptant sa silhouette au gré de ses rencontres, ce gems-là avait pris une forme à la virilité exacerbée : muscles hypertrophiés, organes génitaux énormes, une épaisse toison noire et drue lui couvrait le poitrail jaune sable.

Arrivé à quelques dizaines de perches du fleuve où l’armée yriani se faisait massacrer, il s’immobilisa, se campant solidement sur ses deux jambes. Près de lui, une compagnie faisait basculer l’ennemi dans le fleuve où ils se noyaient, le poids de leur armure les empêchant de se remettre debout. Il leva la main dans leur direction. Une boule de feu s’élança vers eux. Elle explosa, les projetant dans tous les sens. Une vingtaine d’hommes s’envola et retomba à une centaine de perches de là. Aucun ne se releva.

Dalanas observait attentivement le gems.

— Ce n’est pas…, commença son aide de camp.

Il l’interrompit en levant le doigt.

— Une boule de feu tous les trois vinsihons (15 secondes environ), annonça-t-il enfin. Ce n’est pas assez pour changer l’issue de la bataille, à condition d’agir vite.

Il identifia les oriflammes au sein de la mêlée humaine en contrebas.

— Donnez l’ordre aux bataillons trois et cinq ainsi qu’à la première escouade de l’attaquer, ordonna-t-il.

— On ne peut pas attaquer un gems ! objecta l’aide de camp.

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne se fait pas.

— Il faut un début à tout.

Pendant que ses deux supérieurs discutaient, le porte-fanion, imperturbable, transmettait les consignes.

En voyant les fantassins progresser vers lui, le gems arrêta de lancer ses boules de feu. Les bras tendus en avant, il souleva la masse d’eau de la rivière et l’amena au-dessus d’eux. Puis il la lâcha. Elle se disloqua en une multitude de fragments de glace, aiguisés comme des couteaux, qui tombèrent sur les Milesites. De sa hauteur, Dalanas entendait les hurlements de souffrances des soldats qui agonisaient, perdant leur sang par de multiples blessures. Puis le gems se retourna vers les cavaliers. Quand il leva les bras, rien ne se produisit. Brusquement, les destriers lancés à pleine vitesse heurtèrent brutalement un mur invisible. Les premiers ne purent s’arrêter à temps, ils s’écrasèrent contre l’obstacle. Les derniers, en voyant ce qui se passait, purent s’arrêter ou changer de direction à temps. Les chevaux survivants, à peine plus de la moitié de la charge, s’égayèrent dans toutes les directions. Mais le gems ne s’intéressait plus à eux. Dans la rivière, l’eau descendant de la vallée réoccupa l’espace libéré. Les soldats yrianii, dans leur solide armure, résistèrent à la violence des flots, quand les Milesites furent entraînés.

Les yeux exorbités, Dalanas regardait l’horreur qui se déroulait devant lui. En un claquement de doigts, le gems avait éliminé un quart de ses effectifs.

— On se fait massacrer ! s’écria-t-il soudain. Ordonnez la retraite !

Le porte-fanion prit un drapeau noir planté dans le sol devant lui et le leva. Subitement, du sang jaillit de sa bouche. Son corps, coupé au niveau de la taille tomba dans deux directions différentes. L’aide de camp s’élança. Il ramassa le fanion et l’agita. Dans la plaine, les trompes de guerre sonnèrent, transmettant l’ordre. Tous ne s’en sortiraient pas. Le gems avait repris le lancer de ses boules de feu, il n’hésitait pas à tuer des soldats qui s’enfuyaient ou se rendaient.

Dalanas se dirigea vers son cheval. Il fuyait, comme un lâche. Jamais un Botris n’avait fui devant l’ennemi. Mais il se rendait bien compte que s’il persistait, Miles n’aurait plus d’armée. Autant sauver ce qu’il pouvait.

Soudain, son aide de camp poussa un gémissement étrange. Il se tourna vers lui. Son corps était bizarrement déformé, arqué, comme si une main invisible se refermait sur lui. Un bras qui se cassa déclencha un hurlement de souffrance. Depuis la vallée, le gems s’amusait à lui rompre les os les uns après les autres. Il termina par le crâne, mettant ainsi fin à son agonie. Quand l’étau se relâcha, ne retomba au sol qu’une masse ensanglantée de chair et d’os brisés.

En contrebas, le gems regardait Dalanas. Quand il vit que le général milesite l’avait aperçu, il lui envoya un salut, puis il reprit son massacre.

La mise à mort de l’aide de camp de Dalanas avait été longue. Les Milesites en avaient profité pour se dégager de l’assaut et une bonne partie d’entre eux avaient réussi à s’enfuir, bien peu cependant face à la masse des soldats qu’il avait amenée en ce lieu. Il ne pouvait plus rien faire. Sans porte-fanion pour transmettre les ordres, sans soldats pour les exécuter, il ne restait qu’une seule chose à faire, rejoindre le rendez-vous pour tenter de reformer des régiments. Heureusement qu’il avait pris le soin de mettre de côté une partie de sa cavalerie.

Il s’installa sur son cheval et partit en direction du sud.

À la fin du mitan, Dalanas arriva au point de rassemblement. La plupart des cavaliers qu’il avait gardés en réserve s’y trouvaient déjà. De ceux qui avaient participé au combat, une moitié était revenue. Et la plupart étaient blessés. Le soir, les fantassins commencèrent à arriver par petits groupes de trois ou quatre personnes. Ils ne souffraient que de légères blessures ; les plus gravement atteints n’avaient pas pu faire le trajet. Dalanas en interrogea quelques-uns pour savoir ce qui s’était passé après son départ. Il serait resté avec ses hommes, aurait combattu à leur côté s’il avait pu. Mais les ordres du duc étaient clairs : il devait revenir vivant. Il était irremplaçable à la tête des armées. Aucun des autres généraux milesites ne possédait ses compétences. Il avait beau avoir respecté les consignes, il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver de la honte d’avoir laissé ses soldats derrière lui. Même s’il savait que s’il était resté, ses cavaliers se seraient battus à ses côtés jusqu’au bout et qu’aujourd’hui Miles n’aurait plus ni général ni cavalerie. S’il ne disposait plus d’assez de chevaux pour participer à une bataille rangée, il pouvait encore mener des opérations de guérilla contre les forces ennemies.

Vers le premier monsihon, le discours des nouveaux arrivants changea. Les ennemis avaient attaqué le village voisin du champ de bataille, tué ses habitants et brûlé les maisons. Les hurlements des paysans avaient atteint les soldats malgré la distance. Puis il avait fait de même avec d’autres villages situés au-delà de l’horizon. Les colonnes de fumée, chacune le signe d’un nouveau massacre de civils, s’étaient rapidement multipliées. Ce n’était plus une guerre que menait l’Yrian, c’était une extermination.

L’Yrian ne conquérait pas Miles, il l’anéantissait.

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