Interlude VI : Cité de Miles, 15 ans plus tôt - (2/2)

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Derrière la fenêtre du salon, le commandant Joras suivait la progression de l’incendie à travers la ville. Les soldats yrianis venaient d’atteindre le quartier voisin. Ils arriveraient bientôt devant chez eux.

— Pensez-vous qu’ils respecteront notre neutralité, demanda l’ambassadeur de Nayt.

— Je l’espère, répondit Joras. À tout hasard, j’ai fait barricader les entrées et posté des soldats sur le toit.

— Cette ambassade est renforcée, mais elle n’est pas destinée à soutenir un siège.

— S’ils nous attaquent, je n’ai pas l’intention de mourir sans en emporter un maximum avec moi, assena le militaire.

— Je n’ai pas l’intention de mourir du tout. Mais si Meisos a décidé que mon heure était venue, j’y ferais face avec honneur.

— Vous ne mourrez pas, monseigneur. Je ferais tout pour l’éviter.

— Tout faire risque de n’être pas suffisant. Écoutez ces hurlements. Ce n’est pas une conquête, c’est une extermination.

Le soldat se concentra sur les cris qui parvenaient jusqu’à eux, malgré la fenêtre fermée. L’ambassadeur avait raison. Les Yrianis ne se contentaient pas d’investir la ville. Ils massacraient la population.

— Je peux solliciter une faveur, commandant, reprit l’ambassadeur.

— Je suis à vos ordres.

— Si l’ambassade devait tomber, ne laissez pas ces hommes s’emparer de ma femme vivante.

Joras était surpris de la demande.

— Je comprends ce que vous voulez dire. Mais je ne peux pas tuer votre femme.

— De toute façon, elle mourra. Mais je préfère que ce soit de votre main, rapidement et proprement, sans souffrance, plutôt que violée et déchirée par ces monstres.

Joras hocha la tête.

Les soldats yriani débouchèrent sur la place devant les jardins de l’ambassade. Une partie investit les bâtiments qui leur faisaient face. Mais le reste se dirigea vers eux. N’avaient-ils pas reconnu une délégation étrangère ? Ou cela ne leur faisait ni chaud ni froid. Ils abattirent la grille et pénétrèrent le domaine.

L’ambassadeur ouvrit la fenêtre.

— Vous envahissez le territoire de la Nayt, annonça-t-il. Veuillez évacuer ces lieux immédiatement, sinon nous riposterons.

Pour toute réponse, une flèche fila vers lui. Elle l’aurait tué si Joras ne l’avait tiré à temps.

— J’ai fait les sommations d’usage, déclara l’ambassadeur. Ils les ont ignorés. À vous de jouer.

Joras salua son supérieur et quitta la pièce.

Une grêle de pierre s’était abattue sur le bâtiment. Les vitres de la façade éclatèrent sous l’assaut. Des grilles défendant les fenêtres du rez-de-chaussée, l’agresseur ne put entrer. Aussitôt, des archers se positionnèrent derrière les ouvertures, protégées par les murs, et répondirent à l’attaque. Les premières pertes dans leurs rangs, au lieu de les faire fuir, enragèrent les Yrianis.

À l’abri derrière leurs boucliers hauts, ils apportèrent des balles de foin volées dans une écurie proche et les entassèrent contre le mur. Puis, ils y mirent le feu.

Pendant que les combats se déroulaient à l’avant, Joras surveillait l’arrière. Il ne vit personne. Les ennemis ne semblaient pas avoir contourné la villa. Prudemment, il ouvrit la porte et avança. Puis il recula précipitamment et referma derrière lui, à temps pour éviter une flèche. Finalement, la sortie était gardée.

— On ne peut pas fuir par là ? demanda une femme de chambre.

— La voix est bouchée, confirma-t-il.

La femme se tordit les mains de désespoir. Elle n’était pas une naytaine, mais une Milesite sous contrat avec l’ambassade. Si les Yrianis entraient, elle était sûre de ne bénéficier d’aucune clémence. Bien que du point de vue de Joras, les Naytains n’aient pas plus de chance qu’elle.

— Ne vous inquiétez pas, je trouverais une solution. Il existe toujours une solution.

Il réfléchissait.

— Ce bâtiment ne dispose pas d’une issue secrète ? demanda-t-il.

— Il a été construit par l’empire Ocarian, répondit un membre de la délégation.

Or l’empire, protégé entre le fleuve et les montagnes, n’avait jamais eu d’ennemis à combattre. Il n’avait pas d’armée digne de ce nom, au point que la guerre qu’il avait menée contre l’Helaria n’avait durée qu’une demi-journée et s’était soldée par une défaite, à une époque où la Pentarchie ne comptait qu’une centaine de guerriers. Donc ils n’avaient aucune raison d’aménager des voies de fuites.

Des hurlements, tout proches, les atteignirent.

— Je reviens, dit-il. Restez ici.

Il quitta le sous-sol pour rejoindre le hall principal. Le feu avait gagné l’intérieur du bâtiment. Sous la panique, des occupants s’étaient jetés par les fenêtres de l’étage. Naytains, comme Milésites, les Yrianis ne leur laissaient aucune chance. Les soldats massacraient ceux qui se relevaient.

— De l’eau pour éteindre ça avant que ça se répande. Renforcez les portes, ordonna Joras.

Il n’eut pas à le répéter deux fois. Quelques seaux étouffèrent l’incendie naissant. Ensuite, les volontaires ne manquèrent pas pour transporter les lourds meubles du salon pour les entasser devant la porte. Ils pourraient toujours y aller avec leur bélier. Deux soldats eurent l’idée de relever les tables devant les fenêtres du hall pour protéger les occupants des flèches où éviter qu’une torche enflammée soit à nouveau lancée à l’intérieur.

— Capitaines, avec quelques hommes, vérifiez les étages. Il ne faudrait pas que l’ennemi pénètre en escaladant la façade.

Le capitaine en question renvoya un rapide salut à son supérieur, puis, après avoir désigné les membres de son escouade, il les entraîna vers l’escalier.

Joras examina le hall. De belle taille, il n’était pas décoré de boiserie comme le salon. Même l’escalier était en pierre, les meubles étaient petits, facilement transportable, et le sol recouvert d’un tapis. Et si l’occasion se présentait, ils étaient proches de la seule sortie assez large pour livrer passage aux occupants des lieux.

— Videz la pièce ! ordonna-t-il. Il ne doit rien rester pouvant brûler, nous allons nous regrouper ici. Et rapportez toute la nourriture et l’eau que vous pourrez trouver.

Avec un peu de chance, ils pourraient tenir jusqu’à ce que la soif de meurtre rassasiée, les soldats yrianis renoncent. Il n’y croyait pas trop cependant. Lui-même était trop jeune, mais son père avait participé aux guerres contre l’Osgard. Ce genre de soif n’était pas facile à étancher. Ils pourraient bien être bloqués plusieurs jours dans cette pièce. Jamais ces barricades ne résisteraient aussi longtemps. À moins que Meisos ne les touche de sa grâce et ne leur envoie un miracle. Une chose qu’il n’accordait que rarement.



La porte de l’ambassade d’Helaria s’ouvrit. Aussitôt, les gardes de l’entrée pointèrent leur lance dans la direction des intrus. Le plus grand leva une main en geste d’apaisement.

— Du calme, annonça-t-il, nous ne sommes pas des ennemis

Son compagnon abaissa sa capuche révélant le visage magnifique de Ksaten, une personne bien connue en ce lieu. Soulagés, les soldats relevèrent leurs armes.

— Veuillez nous excuser, maître Ksaten. Avec ce qui se passe en ville, nous sommes méfiants.

Un second membre des arrivants se dévoila. Un stoltzen bien connu de la garnison

— C’est la raison de ma venue. J’ai reçu l’ordre de Wuq de vous faire évacuer. Je suis Festor et mes compagnons sont le maître guerrier Meton et la maîtresse de Balti, Panation Tonastar.

Les soldats regardèrent le petit groupe. Deux combattants accomplis, vétérans de la guerre contre les feythas et une gems. L’Helaria prenait l’affaire au sérieux. Mais ils n’étaient que trois.

— Allons nous recevoir des renforts ? demanda le sergent.

— Des renforts ? intervint Meton. Je sais que beaucoup d’entre nous ont de l’affection pour cette ville et certains de ses habitants. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous en mêler. C’est une affaire interne à l’Yrian et si nous envoyions une légion, ce serait considéré comme une déclaration de guerre.

— Nous n’allons pas laisser tous ces pauvres gens mourir ! s’insurgea le sergent.

Le regard de Meton glissa sur un petit groupe d’humains, dont une jeune mère qui tenait un bébé dans ses bras. Elle était terrorisée. Ses vêtements indiquaient son appartenance au bas peuple de la ville. Ce n’était pas une employée de l’ambassade, elle était venue ici pour trouver protection, comme tous ses compagnons qui l’entouraient.

— Bien sûr que non. Nous avons pour consigne d’emmener tous ceux qui viendront chercher refuge auprès de nous. Puis d’aider ceux qui le désireront à réintégrer leurs foyers une fois que les soldats se seront calmés et auront évacué la ville.

Meton se pencha sur l’oreille du sergent.

— Vous avez accueilli beaucoup de monde dans l’ambassade ? demanda-t-il à voix basse.

— Un peu moins d’une cinquantaine. Mais il en arrive tout le temps. Nous leur donnons à boire et à manger puis nous les mettons où nous pouvons. Nous sommes un petit poste, nous ne disposons pas de beaucoup de place.

— Je comprends cela.

Il s’écarta.

— Vous êtes-vous préparé pour l’évacuation ?

— Ce ne sera pas nécessaire.

Celui qui venait d’intervenir était un stoltz qui ne se distinguait des autres civils que par sa tunique largement colorée qui s’opposait au terne du personnel. Une bague à sa main gauche donnait son rang : l’ambassadeur lui-même.

— Si vous voyiez ce qui se passe dehors, vous comprendriez à quel point c’est nécessaire. Les Alminatis, pillent, violent et parfois tuent. Ils sont déchaînés. Ce bâtiment n’est pas une forteresse. S’ils décidaient de l’investir, ce n’est pas vos douze gardes qui les arrêteront.

— Mes gardes ? Non ! Ma personne suffira. Cet endroit est une ambassade et bénéficie à ce titre de l’immunité. Jamais les soldats yrianis n’oseront violer son intégrité.

Meton remarqua que l’ambassadeur avait utilisé le terme yriani pour désigner les envahisseurs et pas alminatis. Il était clairement du côté des Milesites dans ces événements qu’il ne voyait pas comme une guerre civile, mais comme une conquête.

— La résistance de Miles a été rude et la ville d’Elmin a même été mise en danger à plusieurs reprises. Les soldats sont déchaînés. Ils ne font pas attention à ce qu’ils détruisent. Si vous restez ici, vous pourriez bien finir brûlé avec votre ambassade.

— Ils n’oseront pas. Cela déclencherait la guerre avec l’Helaria.

— Leur supérieur compte sur notre intelligence pour ne pas donner le coup d’envoi à un massacre dans la vallée.

L’intervention de Ksaten rappela son existence au sergent. Il était surpris. Il s’attendait à ce que ce soit elle qui, vu sa réputation, prenne les choses en main. Or, dès leur arrivée, Meton avait pris l’ascendant sur elle. C’était lui qui était chargé de l’évacuation, ce qui était logique. Il était grand maître guerrier, un combattant entraîné parmi les meilleurs de l’Helaria, formé pour commander une armée quand les circonstances l’exigeaient. Elle ne possédait pas ses compétences, même s’il avait pu constater qu’elle savait tenir une épée. Et vu le résultat de leur dernier corps à corps, elle était d’ailleurs beaucoup plus talentueuse que lui dans ce domaine. Mais ce n’était pas une guerrière. Alors pourquoi était-elle venue ? L’heure n’était pas à la poursuite de criminels dans la ville. Elle dut comprendre les interrogations du sergent – entraînée par Saalyn, elle était douée pour deviner ce que les gens ne disaient pas – puisqu’elle y répondit.

— Saalyn m’a demandé de mettre son frère en sécurité.

— Vous l’avez raté de moins d’un calsihon, la renseigna le sergent.

— Comment ça, raté ?

— Il s’est porté au secours des comtesses Farallona.

Ksaten sentit une boule se former au creux de son estomac.

— Mais que compte-t-il faire ? Ce n’est pas un guerrier, c’est un artiste. Il ne sait pas se battre.

Le sergent n’était pas tout à fait d’accord avec cette affirmation. Dercros avait été entraîné par Saalyn et Ksaten. Sans être aussi doué que cette dernière, il savait manier une épée. Ksaten, qui l’avait vu naître, le considérait encore comme un enfant et pas comme l’adulte qu’il était devenu.

— Quel imbécile ! Maintenant, je vais devoir le retrouver, ragea-t-elle.

— Un instant !

L’ambassadeur s’avança d’un pas.

— On a des problèmes plus importants que de s’occuper d’un individu isolé. Ne me dites pas que votre pentarque vous a envoyé que pour lui.

— Je ne suis pas en mission officielle, le détrompa-t-elle. Je suis venue à la demande d’une amie à qui j’ai fait une promesse. Et je mettrai tout en œuvre pour la tenir.

— Et qui va organiser la défense de cet endroit.

Les arguments de Meton avaient donc porté. Il n’était pas prêt à évacuer, mais comprenait l’importance de se protéger. Tout en replaçant sa capuche, elle répondit :

— Eh bien Meton, il est venu pour cela. Et il est doué. Si vous respectez ses consignes, tout se passera bien.

Puis, elle les planta là pour rejoindre l’écurie et son hofec qui n’avait pas encore été libéré de ses bagages afin de prendre son équipement.

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