XXXIII. Le Sangär - (2/3)

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Les deux femmes sortirent de la tente. Naim guida Diosa vers le coin qu’elle avait repéré. De l’autre côté de la colline, une barre rocheuse en travers de la rivière s’opposait au flux. Juste avant, un petit bassin s’était formé, assez profond pour s’immerger totalement. Diosa étala au bord de l’eau la couverture qu’elle avait apportée. Elle se plaça dessus pour se déshabiller, s’isolant ainsi du froid de la neige. Naim l’imita. Puis s’aidant mutuellement, les deux femmes descendirent dans le ruisseau.

— C’est glacé, remarqua Diosa.

Elle s’était arrêtée avec de l’eau à mi-cuisse, puis prenant son courage à deux mains, elle s’immergea totalement. Naim la regarda faire. Elle procéda plus lentement, se mouillant le corps de la main pour s’habituer à la température et entra doucement dans l’eau. Sa partenaire avait esquissé quelques mouvements de nage, le bassin trop étroit l’avait empêché d’en faire plus.

— On ne va pas s’éterniser trop longtemps, proposa la stoltzin. Passez-moi le savon.

Naim, plus grande, attrapa le pain sur la berge et le donna à sa compagne qui se frictionna vigoureusement. Elle s’immergea pour se rincer. Le courant emportait l’écume, lui offrant une eau toujours propre, mais pas chaude pour autant.

Une fois nettoyée, Diosa entreprit de rejoindre la rive. Mais déjà engourdie par le froid, ses gestes se montraient plus hésitants. Naim était quant à elle frigorifiée, mais disposait de tous ses moyens. Les températures actuelles constituaient un vrai handicap pour les représentants de cet ancien peuple.

Naim sortit sans difficulté. Elle se pencha au-dessus du ruisseau pour s’essorer les cheveux avant de s’envelopper dans une grande serviette pour se sécher.

— Vous m’aidez ? réclama Diosa.

Naim attrapa la main tendue. Mais elle déposa la scribe sur la neige, loin de la protection qu’elle avait étalée. Cette dernière se mit à quatre pattes et entreprit de la rejoindre. Du pied, Naim la repoussa hors de portée de son objectif.

— Mais qu’est-ce que vous faites ! s’écria Diosa.

Elle n’avait plus de force, la Naytaine la maintenait plaquée au sol sans difficulté.

— Nous avons à discuter, répondit Naim.

— Vous êtes folle !

— Saalyn connaît-elle de votre petit secret ?

— Quel secret ?

Naim croisa les bras sur sa poitrine.

— Ne me prenez pas pour une imbécile.

Elle attendit que la stoltzin parle. Cette dernière, le corps nu étalé dans la neige, ne bougeait plus.

— Je juge bizarre que ce soit vous précisément qui vous trouviez sur cette route. Il y a quelques mois, vous étiez en compagnie de la panarque. Sa tournée n’est d’ailleurs pas terminée. Et vous étiez censée l’accompagner. Et maintenant, je vous retrouve ici.

La stoltzin ne répondit pas.

— En fait, vous n’avez jamais été ministre de Calen. C’était un prétexte. Vous aviez une autre raison de vous rendre en Orvbel.

— Saalyn vous tuera quand elle l’apprendra.

— C’est possible. Mais elle n’en saura rien parce que vous ne lui direz rien.

Diosa était maintenant trop faible pour bouger. Naim put s’accroupir à côté d’elle sans risque.

— Parce que si vous lui parlez de ça, je lui révélerai vos autres activités. Figurez-vous que j’ai vu une légende en Orvbel ?

— Vous croyez que je suis une légende ! Vous croyez m’avoir reconnue.

À cause du froid, la diction de la stoltzin était hachée, à peine compréhensible.

— Non, ce n’était pas vous. La mienne était un homme plutôt grand. Ou une femme. Difficile à dire, je ne l’ai vue que de dos. En tout cas, il était grand.

— Vous voyez bien que ce n’était pas moi.

— Celle-là non. Mais je suppose qu’il n’y en a pas qu’une seule. D’ailleurs, elles étaient deux quand elles nous ont sauvés lors de l’embuscade. Dont une femme. Cependant, lorsque Frallen a décrit celle que vous avez rencontrée, je n’ai pas reconnu celle qui a combattu. Soit il y a donc quatre légendes dans le coin, soit il a menti. Et pourquoi l’aurait-il fait ?

Naim prit la main de Diosa pour l’aider à se remettre debout.

— Vous par contre, vous ressemblez à celle que j’ai vue.

La démarche de la stoltzin était hésitante. Mais arriver sur la couverture lui apporta un réel soulagement. Naim l’enveloppa dans une grande serviette et la frictionna vigoureusement. Les couleurs revinrent vite au visage de Diosa, mais pas son énergie.

— Votre complice, je pense que c’est Frallen. Son mensonge implique qu’il sait. Quant à Hylsin, j’hésite. J’ignore si elle est au courant aussi. Mais je dirais que oui.

Naim aida Diosa à enfiler ses vêtements propres. Puis elle s’habilla à son tour. La stoltzin avait repris des forces. Naim rassembla leurs affaires. Elle dut soutenir sa compagne en rentrant au campement.

Comparée au froid ambiant, la tente leur parut surchauffée. Diosa alla se blottir entre sa mère et son frère.

— Alors, on ne supporte pas un petit bain vivifiant, plaisanta-t-il.

Elle ne réagit pas à sa pique, se bornant à lui envoyer un regard noir. Saalyn ne perdait pas une miette de leur manège. Hylsin non plus, mais ses yeux dérivèrent vers Naim qui avait entrepris de ranger leurs affaires sales dans un grand sac.

— Nous partirons demain à la première heure, annonça Saalyn.

Hylsin se contenta de hocher la tête pour accuser réception, sans quitter Naim du regard.

Dès l’aube, les voyageurs se remirent en route. Les stoltzt avaient échappé à la léthargie en se blottissant les uns contre les autres. Diosa, bien au chaud entre son frère et Naim, avait pu recouvrer toute son énergie. Saalyn ne savait pas exactement où trouver Mudjin. En parfait nomade, il n’arrêtait pas de se déplacer. Mais les terres qu’elles traversaient étaient sous son contrôle, comme toute la zone de la frontière yriani. Tôt ou tard, elles tomberaient sur un campement sangären. Elles y rencontreraient quelqu’un capable de les renseigner sur sa position actuelle.

Cela faisait moins d’un monsihon qu’ils chevauchaient quand Frallen s’approcha de Naim.

— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-elle.

Pour toute réponse. Il l’attrapa par l’épaule et la poussa. Trop surprise par la soudaineté de l’attaque, elle ne put se retenir et tomba de sa monture. Heureusement, la neige amortit le choc. Elle se releva sur ses jambes. Frallen avait déjà mis pied à terre. Furieuse, elle se précipita vers lui.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce qu’il vous prend ?

— Vous le savez très bien, répondit Frallen.

Le coup de poing cueillit la Naytaine au menton et la projeta à nouveau au sol. Saalyn allait intervenir, mais sa Hylsin la retint.

— Laisse-les vider leur sac, conseilla-t-elle.

Obéissant à sa mère, la guerrière libre se contenta d’observer la bagarre. La correction plutôt, parce qu’à aucun moment, Naim ne parvint à toucher Frallen. Ce dernier en revanche faisait mouche à chaque coup. Au terme d’un bref combat, elle se retrouva au sol sur le dos, le visage en sang. Frallen posa le pied sur sa gorge. Il n’avait plus qu’à appuyer pour lui briser la trachée et la laisser agoniser, incapable de respirer. Elle ne put se dégager, elle se contenta de lui attraper la cheville. Elle ne savait pas comment s’en sortir. Il existait des moyens, elle en était sûre, mais son instructeur ne les lui avait pas appris.

— La prochaine fois que vous vous en prendrez à une de mes sœurs, je ne serai pas aussi gentil, la menaça-t-il.

— Je n’ai rien fait à vos sœurs, se défendit-elle.

Le sourire que lui renvoya le stoltz terrorisa la jeune femme.

— Ne me prenez pas en plus pour un imbécile.

Il libéra le cou et tendit la main à la Naytaine pour l’aider à se relever. Puis il sortit un mouchoir de sa poche et lui essuya le visage. Il ne s’était pas montré si violent que cela. Le sang provenait de son nez, mais elle n’avait aucune autre blessure. Il mit un morceau de tissu dans la narine pour arrêter l’hémorragie. En remontant à cheval, Naim croisa le regard de Diosa.

— Quelqu’un peut m’expliquer ce qui s’est produit ? demanda Saalyn d’un ton peu amène.

— Ce n’était qu’un point à éclaircir entre nous, répondit Frallen.

— Et d’autres éclaircissements seront-ils nécessaires ?

— Tout dépend d’elle. Si elle a compris mes arguments, je n’aurais pas besoin de les répéter.

— Le message est correctement passé, confirma Naim.

Saalyn comprit qu’elle devrait se contenter de ces paroles.

Saalyn s’était trompée. Ce n’était pas sur un village qu’ils tombèrent, mais sur une troupe de cavaliers qui se dirigeait vers le sud. Habitués aux raids punitifs de leurs puissants voisins, les Sangärens avaient appris à se montrer discrets. Ils avaient repéré les voyageurs bien avant qu’eux-mêmes ne deviennent visibles. Les jugeant inoffensifs, les nomades s’étaient découverts pour les rejoindre.

Les deux groupes s’arrêtèrent, face à face, à une distance raisonnable. Celui qui semblait être leur chef s’avança, malgré la présence des hofecy qu’il surveillait avec méfiance. Il détailla les quatre femmes et l’homme qui les accompagnait. Puis son attention se porta sur Saalyn, d’abord sur sa main, puis son regard remonta le long de son corps pour se poser sur la broche en cuivre qui maintenait sa cape fermée ? Il ne décela apparemment aucune menace puisque son examen terminé, il progressa encore de quelques pas.

— Bienvenu noble voyageur de l’Helaria, les salua-t-il.

Saalyn ne put retenir sa surprise que grâce aux années d’entraînement qu’elle affichait. La formulation n’avait rien à voir avec les pratiques Sangärens.

— Merci de votre accueil, fils des plaines et du vent, répondit-elle plus formellement. Je suis…

— Vous êtes Saalyn, guerrière libre de l’Helaria. Mais j’ignore qui sont ces gens qui vous accompagnent.

Ce coup ci, Saalyn ne put rester impassible. Son nom n’apparaissait nulle part. Son bracelet d’identité, si tant est qu’il ait su le lire, disparaissait sous les couches de vêtements. Comment avait-il su ? Même sa bague de guerrière libre qui aurait pu lui donner un indice était cachée par son gant. Deviner ce qu’elle représentait à partir d’un simple renflement du cuir tenait du domaine de l’impossible. Elle ne vit qu’une seule solution, il était prévenu de son arrivée. Elle n’avait donné son nom que dans les auberges de passage. Il était envisageable que les Sangärens y aient des espions. Cela signifiait donc qu’elle était attendue. Son raisonnement souffrait pourtant d’un défaut, elle n’avait rencontré personne depuis qu’elle avait pris la décision de se rendre au Sangär.

— Je suis Agmen, fils de This.

— Agmen, fils de This, je suis Saalyn, fille de Hylsin, ici présente et voici mon frère Frallen, ma jeune sœur Diosa. Quant à notre compagne naytaine, elle s’appelle Audham.

Le regard d’Agmen se porta sur Hylsin.

— Ainsi donc, voici la personne qui a engendré la plus grande guerrière libre de tous les temps.

Si elle avait été humaine, Saalyn aurait rougi sous le compliment.

— Avoir donné naissance à Saalyn est une chose dont vous pouvez être fier.

— Je le suis, répondit Hylsin. Je suis fière de tous mes enfants.

— Vous le pouvez. J’aimerais que les miens accomplissent de grands actes comme les vôtres.

Saalyn s’avança, interrompant la discussion.

— Je suis désolée de vous déranger, mais nous cherchons Mudjin, je crois que nous nous trouvons sur ses terres. Sauriez-vous où le trouver ?

— Bien sûr, répondit Agmen, comment pourrait-il régner ici si ceux qui ont besoin de lui ne peuvent le joindre ? Je peux vous conduire à lui.

Saalyn remercia le cavalier d’un hochement de tête.

— Vous êtes bien diligent, s’étonna Saalyn.

— Ce sont ses consignes

— Il a donné des consignes me concernant ?

— Votre arrivée était prévisible.

Laissant Saalyn sur sa faim avec cette réponse intrigante, le cavalier rejoignit ses compagnons. D’un geste de la main, il invita les voyageurs à les suivre.

La chevauchée dans cette plaine présentait quelque chose d’irréel, bien loin de la traversée du cadavre de forêt en Yrian. La neige qui recouvrait tout d’une nappe immaculée amortissait les sons, remplaçant les chocs de la cavalcade par un bruit plus feutré. Les odeurs aussi semblaient différentes, on ne sentait plus ces subtils signes de vie, mélange de fragrances herbacées.

Placée juste derrière Saalyn, Naim se contentait de suivre la voie tracée par les nomades. Elle ne savait pas comment ils faisaient pour s’orienter. Elle avait beau essayer de déceler les indices, elle ne remarquait aucun repère pour les guider. En tout cas, ils ne se trompèrent pas puisqu’ils arrivèrent pile devant un pont qui enjambait une rivière de moyenne importance. Construit en pierre de taille, il semblait récent. Cela lui permit de se rappeler que les Sangärens ne se limitaient pas à une bande de pillards, mais constituaient un peuple avec des compétences diversifiées. D’ailleurs, les pillards eux-mêmes n’étaient pas les plus fréquents au sein de la population. Une bonne partie des Sangärens qui fréquentaient les villes autour de leur pays étaient des commerçants qui vendaient l’artisanat produit par leurs compagnons restés dans leurs camps. Ils étaient également des éleveurs de chevaux réputés. Et à bien y réfléchir, leur propre escorte n’était pas agressive. C’étaient des guerriers, patrouillant sur leur territoire pour le surveiller, mais ils semblaient aussi disciplinés que des soldats réguliers en exercice. Quelques-uns jetaient bien quelques coups d’œil sur leur petit groupe, en particulier sur les femmes. Surtout sur Saalyn d’ailleurs, sa chevelure blonde tranchait avec celle plus foncée de la plupart des humains et lui donnait une touche d’exotisme. Elle était sûre que malgré sa condition de stoltzin, l’un d’eux essaierait de la faire venir dans sa couche cette nuit. Mais elle avait dû mal à imaginer que cela puisse se passer dans la violence.

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