XXXIV. Umbria
Le bruit de la voiture qui s’arrêta devant chez elle incita Maritza à regarder par la fenêtre. Dehors, le roi Brun descendait de sa calèche pendant que son escorte de quatre gardes rouges maintenait les badauds à l’écart. La plaie. Pendant la durée de sa présence, personne ne pourrait accéder au refuge. Pourquoi ne se contentait-il pas des deux visites par douzain qu’elle faisait au palais ? Il avait déjà retiré son enfant à cette pauvre femme. Voulait-il en plus l’empêcher de le voir ?
Tout en ajustant sa tenue, elle réfléchissait. Devait-elle revêtir une tenue plus riche, en accord avec son statut et celui de son visiteur ? Elle décida que non. Le roi était venu voir la directrice du refuge des oursonnes d’eau, pas une courtisane. Et puis, elle n’avait pas le temps de se changer. On ne faisait pas attendre le Seigneur lumineux.
— Il faudrait que l’une de vous aille chercher Bruna, signala-t-elle en se dirigeant vers la salle des invités.
Aussitôt, une des femmes qui l’entourait se précipita vers l’escalier qui montait à l’étage.
La salle des invités était destinée à accueillir les visiteurs du refuge, quelle qu’en soit la raison. À l’exception de cette pièce, le bâtiment était interdit aux hommes. Aussi, elle avait été placée à côté de l’entrée. Elle était aménagée pour leur permettre d’attendre la personne qu’ils étaient venus rencontrer. Le roi s’était installé sur un confortable fauteuil en bois recouvert de velours indigo. Tissu de Nasïlia, teinture yriani, sapin orvbelian et vernis helarieal, le tout assemblé par une ébéniste du refuge, ce magnifique meuble témoignaient de ce que les peuples étaient capables d’accomplir quand ils travaillaient ensemble.
Maritza se pencha en avant en une révérence. Brun lui rendit son salut d’un simple hochement de tête.
— Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux. Soyez le bienvenu dans mon humble demeure.
— Chaque fois que nous visitons ce lieu, nous sommes surpris du calme et de la sérénité qui s’en dégage. Cette pièce n’est pas richement aménagée et pourtant, elle est meublée avec goût et très agréable.
— Parce que ce sont les résidentes de cette maison qui ont tout réalisé, expliqua Maritza. Tout l’argent dont je dispose sert au fonctionnement cette institution. Il n’en reste plus pour le luxe. Les femmes qui se sont réfugiées ici ont mis leurs savoir-faire en œuvre pour équiper cet endroit. Tout ce qui s’y trouve a été façonné par leur soin.
— Même ce fauteuil ? Ce velours me semble hors de portée de leur compétence.
— Même ce fauteuil. Nous n’avons pas tissé le revêtement, il provient d’un don. Mais sa fabrication est le résultat du travail d’une pensionnaire qui a profité de son séjour chez nous pour apprendre l’ébénisterie.
— Elle a du talent. Il se pourrait bien que nous fassions appel à elle un de ces jours. Où pourrions-nous la trouver ?
— Vous pouvez passer commande auprès de nous. Asyl nous a quittés il y a deux ans, elle possède maintenant son propre atelier. Et elle a un certain succès chez des habitants du quartier pirate. Mais elle n’est pas douée pour l’administration et le commerce et c’est le Refuge qui se charge de cet aspect de son travail. Nous établissons les devis et les factures à sa place à partir des indications qu’elle nous donne.
Maritza profita de l’arrivée d’une jeune femme qui apportait le thé pour s’asseoir. La nouvelle arrivée posa le plateau sur un guéridon. Elle versa le liquide brûlant dans une tasse en un geste élégant qui avait dû lui demander des jours d’entraînement pour le réussir aussi bien. Puis elle tendit la tasse sur sa soucoupe au roi. Avec le froid qui régnait depuis quelque temps, que le chauffage de maisons conçues pour un climat tropical ne parvenait que mal à dissiper, Brun ne se fit pas prier. Il remercia la servante d’un hochement de tête. Quand Maritza eut reçu son thé, il continua.
— Je suppose que vous connaissez la raison de notre présence en ce lieu.
— J’héberge bien quelques pensionnaires qui logent ici et dont vous prenez régulièrement des nouvelles. Mais en l’occurrence, je pense que vous venez voir votre fille Bruna.
— Les anciennes concubines de mon père que je vous ai envoyées ne sont plus très nombreuses aujourd’hui. La plupart d’entre elles vivent en ville dans leur propre maison.
— Certaines sont restées. Elles ont passé toute leur vie au sein d’une communauté et se sont montrées incapables de vivre seules.
— J’espère que quand nous partirons rejoindre Matak, nous ne laisserons pas auprès de nos concubines une image aussi négative que celle de notre père.
— Même avec la meilleure volonté du monde, vous ne pourriez pas.
Maritza ne donna pas le fond de sa pensée. La folie se transmettait dans la lignée des Brun depuis trois générations, atteignant son paroxysme lors du dernier. Mais selon toute vraisemblance, le roi actuel n’était pas le fils du précédent. Il était donc dépourvu de cette tare, au contraire de son demi-frère Jevin qui l’exprimait pleinement. Heureusement qu’il était loin de l’Orvbel. Et elle espérait qu’il y resterait définitivement, même si cette idée n’était pas charitable pour les habitants du lieu où il se trouvait.
Brun but une gorgée de thé.
— Il est excellent, comme d’habitude en cette maison, remarqua-t-il.
— Merci. Je transmettrai vos félicitations à…
— Depuis quelque temps, notre cuisinier a pris l’habitude de le parfumer avec de la poudre grise du blé. En possédez-vous ?
Maritza ne répondit pas tout de suite. Elle dévisagea longuement le roi. Ce genre de demande ne lui ressemblait pas. S’il réclamait cette substance toute particulière, c’est qu’il avait une bonne raison.
— Pourquoi désirez-vous en ajouter à votre thé ? Je n’ai jamais aimé son goût.
— Cela lui donne une petite saveur amère que nous ne trouvons pas désagréable.
— Ce champignon est indispensable dans une maison où vivent des femmes en âge de procréer. Je vais en faire apporter.
Elle se leva pour sortir et transmettre la demande du roi à une pensionnaire. Cette dernière exprima sa surprise.
— En quoi un homme peut-il avoir besoin d’un traitement qui facilite les contractions lors de l’accouchement et atténue l’hémorragie des menstrues ?
— La poudre grise du blé soigne aussi les maux de tête, la renseigna Maritza.
— Oh ! Le seigneur lumineux serait-il souffrant ?
— Je l’espère. Sinon cela signifierait que notre roi est un toxicomane, ce qui n’est pas une bonne chose.
Sa commission effectuée, elle retourna prendre sa place auprès de son invité.
— La poudre grise sera bientôt là. En consommez-vous souvent ? s’enquit-elle innocemment.
— Uniquement en petite quantité et dans notre thé.
Il posa un regard inquisiteur sur elle.
— Ne vous inquiétez pas. Nous connaissons les propriétés hallucinogènes de cette substance. La dose que nous prenons est insuffisante pour les obtenir. Nous ne nous droguons pas.
Maritza avait tendance à croire cette affirmation. S’il parfumait son thé au point d’en ressentir les effets, celui-ci serait tellement amer qu’il en deviendrait imbuvable. Il fallait adoucir le produit avant de se droguer avec et seuls les trafiquants le faisaient. Les médecins préféraient lui conserver son goût qui représentait la meilleure protection contre les surdosages.
— J’espère que la personne qui vous l’administre s’y connaît. Les maladies induites par ce champignon sont nombreuses. Certains voient leurs membres se gangréner. Sans compter ses effets hallucinogènes qui peuvent devenir permanents si on en consomme trop.
À sa réaction de surprise, Maritza comprit que Brun ignorait ces deux points. Elle espérait que cette découverte allait le rendre plus prudent.
— Mais si nous revenions à notre sujet, reprit-elle. Vous êtes venu voir votre fille.
— Nous sommes d’ailleurs étonnés qu’elle ne soit pas déjà ici.
— C’est un bébé, soumis à plein d’impondérables. Il fallait peut-être la changer avant de vous l’amener, où lui donner sa tétée. Je vais voir ce qui se passe.
Maritza se leva.
— Inutile, l’interrompit Brun.
— Pourquoi ?
— Nous pouvons y aller nous-même. Nous verrons ainsi comment elle est logée.
Il se dirigea vers la porte qui menait à l’intérieur du refuge.
— Mais vous ne pouvez pas y aller ! s’écria Maritza.
Elle l’attrapa par le bras. Brun baissa les yeux sur la main qui le retenait puis remonta vers le visage, un air sévère plaqué sur ses traits. De frayeur, elle le lâcha.
— Vous avez garanti qu’aucun homme ne pénétrerait dans ces lieux, s’excusa-t-elle.
— Nous ne sommes pas un homme, déclara-t-il froidement, nous sommes le roi.
Puis il passa dans le couloir.
Les pensionnaires, surprises par l’intrusion d’un homme dans leur domaine protégé, se figèrent. Brun n’y prêta pas attention. Il hésitait sur la direction à prendre. Il n’était jamais entré en cet endroit. Il regarda autour de lui. À sa gauche, un long couloir était bordé de portes dont la plupart étaient ouvertes. À sa droite, il faisait un coude. L’escalier qui menait à l’étage s’y trouvait certainement. Il se mit en route. Maritza se lança à sa poursuite.
Les femmes se poussaient devant lui, effrayées par sa présence et son rang. Il arriva au coude. Il avait raison. Il commença à grimper les marches.
L’étage avait la même structure que le rez-de-chaussée : un long couloir bordé de porte, mais beaucoup plus nombreux qu’en dessous. Ce n’était plus des salles de travail, mais des chambres. Un autre escalier permettait d’atteindre le toit où les pensionnaires entretenaient un potager avant que le froid ne tue les plantes.
— Où est logée Bruna ? demanda Brun à Maritza qui l’avait suivie.
— Deuxième porte à gauche, répondit-elle.
Il s’engagea dans le couloir.
À ce moment, une femme sortit d’une pièce. En voyant Brun, elle paniqua et réintégra la chambre. Brun se figea.
— Que fait-elle ici ? demanda-t-il d’un ton menaçant.
Il se précipita pour la rejoindre. La porte était dépourvue de système de verrouillage, comme toutes celles de ce lieu. Brun entra sans difficulté. La jeune femme qu’il avait surprise était assise sur le lit le plus éloigné, totalement paniquée.
— Nous ne nous étions pas trompés ! s’écria-t-il. Nous l’avions bien reconnue. Nous répétons donc notre question, et croyez bien que c’est quelque chose qui nous insupporte : que fait-elle ici ?
— Son fiancé nous l’a amenée après l’avoir rachetée à son souteneur, expliqua Maritza.
— Ce n’est pas par hasard qu’elle travaillait pour cette maison close. C’est nous qui l’y avions condamnée. Et vous n’aviez pas le pouvoir, ni son fiancé, de mettre fin à sa peine sans notre accord.
Brun s’avança vers la jeune femme et la saisit par le bras.
— Toi tu nous accompagnes.
— Pitié, murmura-t-elle les yeux pleins de larmes. Je n’ai commis aucun crime. C’est mon père qui vous a trahi. Moi, je vous ai toujours été fidèle.
Un moment, Maritza crut que le roi allait se laisser fléchir devant la détresse de la jeune femme.
— Nous voudrions bien. Mais si je cédais, nous passerions pour un roi faible et les trahisons se multiplieraient. Pour le bien de l’Orvbel, nous devons nous montrer intransigeants.
Il la releva de force. Elle se laissa faire sans résistance. Il quitta la chambre, sa prisonnière à sa suite. Maritza se lança à leur poursuite. Elle les rattrapa devant la porte du salon d’accueil.
— Seigneur lumineux, la magnanimité est aussi un privilège royal, plaida-t-elle.
— La trahison de son père est trop grave pour que nous puissions nous montrer magnanimes.
— Mon père n’a jamais trahi personne. On lui a tendu un piège.
— Mais ce que vous ne pouvez accorder à son père, vous le pourriez à son fiancé. Il a dépensé les économies de toute une vie pour la racheter.
— C’est son problème, pas le nôtre. On trouve suffisamment de femmes honnêtes à marier en ville. Qu’il en choisisse une autre.
Il confia Umbria à son escorte qui, respectant la parole donnée par le roi lors de la création du refuge, n’avait pas quitté le salon.
— Lieutenant Bledoe, vous veillerez à ce que cette femme réintègre l’endroit dont elle n’aurait jamais dû sortir.
Le garde rouge s’inclina brièvement devant son roi, puis il prit le poignet de la prisonnière.
Brun se tourna alors vers Maritza.
— Quant à vous, dorénavant, vérifiez bien qui entre dans votre maison. Sinon nous pourrions faire fermer cet endroit.
— Seigneur lumineux. La charte que vous avez acceptée parlait de toutes les femmes, sans émettre aucune restriction sur leur identité.
— La charte ne peut pas servir à bafouer notre autorité. À l’avenir, souvenez-vous-en.
Brun quitta le salon sans avoir – ainsi que le remarqua Maritza – vu Bruna alors que c’était l’objet de sa visite.
Après que la prisonnière ait été emmenée, Bledoe resta un moment en arrière.
— Je suis désolé de ce qui se passe, s’excusa-t-il auprès de Maritza.
— Vous n’y êtes pour rien.
— De retour à la caserne, je préviendrais Anders. Ensemble, nous trouverons un moyen de la libérer. Je pense qu’il faudra lui faire quitter le pays.
— Monter un tel système prendra du temps. Que deviendra Umbria d’ici là ?
— Elle devra se débrouiller par elle-même. Tout ce que je peux faire est de rappeler au souteneur qu’il a déjà touché le prix de cette femme et qu’il ne devrait pas la présenter aux clients. Malheureusement, s’il était honnête, il n’exercerait pas ce métier.
— Je trouverai une solution, le rassura Maritza. Je demanderai à Deirane, elle doit pouvoir faire quelque chose de ce côté-là.
Bledoe hocha la tête.
— Je préférai que vous vous adressiez à quelqu’un d’autre. Dame Serlen a pour objectif de destituer le Seigneur lumineux, ce qu’en tant que garde rouge je ne peux accepter.
— En tant que garde rouge. Mais en tant qu’homme, le pourriez-vous ?
— Soyez prudentes. Vos paroles frôlent la rébellion. Un autre que moi pourrait en aviser son supérieur.
Sur cet avertissement, Bledoe salua Maritza. Puis il sortit du refuge.
Une pensionnaire s’approcha de Maritza.
— Vous croyez qu’il le fera ? demanda-t-elle.
— Quoi donc ?
— Aviser son supérieur.
— Qu’il le fasse. Il est aux ordres d’Anders.
Maritza se tourna vers son interlocutrice.
— J’espère que tu te rends compte que ce qui vient de se produire est très grave, déclara-t-elle.
— Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris.
— Brun en personne a violé la charte qu’il avait signée avec nous. Nous n’avons plus aucune protection.
— Ça, je l’avais compris.
Maritza retourna dans l’entrée. Elle vérifia que la gardienne avait bien verrouillé la porte. Personne ne pourrait entrer. Heureusement que ce bâtiment était construit en solide pierre avec des barreaux aux fenêtres et des portes en bois aspées de fer. Elles y seraient tranquilles un moment. Mais que se passerait-il quand elles sortiraient pour se ravitailler ?
Maritza regretta de n’avoir aucun dieu auquel solliciter de l’aide. Elle vénérait Matak, comme tout Orvbelian. Mais ce dernier semblait n’exaucer que les riches et les forts. Et elle n’était ni l’une ni l’autre.
— À qui t’adresses-tu, quand tu pries ? demanda-t-elle à sa compagne.
— Ça dépend de la nature de ma requête, répondit-elle. Parfois Meisos, parfois Deimos, parfois à la mère.
— Tu mélanges la religion naytaine et yriani ! s’écria-t-elle sous la surprise.
— Les dieux n’ont pas l’air de s’en formaliser.
— Et si tu devais te protéger d’un roi qui devient fou ?
— Deimos sans hésiter. Ou le Guerrier de la famille divine. Les deux ensembles, cela ne peut pas faire de mal.
Maritza sourit devant la naïveté de sa pensionnaire.
— Que Deimos nous garde, murmura-t-elle.
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