Interlude : Cité de Miles, 14 ans plus tôt
Anastasia sentit les doigts de Meghare se serrer autour de sa main. Elle lui faisait mal, mais n’osait rien dire.
— Ferme les yeux, lui ordonna-t-elle.
Elle obéit. Soudain, quelque chose de chaud lui éclaboussa le visage. La tension sur son bras se relâcha en même temps que sa mère l’entraînait vers l’avant. Elle était tombée à genoux quand sa mère la lâcha. Elle ouvrit les yeux. Sa mère était allongée sur le sol, sans vie. Du sang s’écoulait de son cou. Elle se mit à hurler. Ciarma, chargée de leur jeune frère, restait calme. Elle se mordait les lèvres.
— Embarquez les filles, ordonna le mercenaire. Je m’occupe de la tête.
— La pute naytaine est crevée, lança un homme.
Le chef se tourna vers le responsable de ses paroles.
— Le jour où tu sauras mourir comme elle, je t’autoriserais à la traiter de pute. Je parie que tu aurais supplié pour qu’on t’épargne.
Le soldat ainsi rabroué ravala ses remarques et s’écarta. Plusieurs Yrianis avaient intégré sa bande. Heureusement, un seul partageait les idées du roi Falcon, les autres n’acceptaient que l’argent comme seul maître. Un jour, le capitaine serait obligé de l’éliminer. Peut-être aujourd’hui.
Quand un mercenaire saisit Anastasia par le poignet pour la relever, elle se remit à hurler de plus belle et à trépigner. Le soldat resta indécis.
— Tu capitules devant une gamine, se moqua son chef.
Honteux, il attrapa la fillette par la taille et la souleva sous le bras. Elle tapa des poings et des pieds, mais dans le vide.
— Posez cette enfant ! leur enjoignit soudain une voix.
Le chef des mercenaires se retourna. Il vit un stoltzen arriver, grand, maigre, les cheveux en bataille. Il était protégé d’une broigne et portait une épée au côté.
— Qui es-tu ? demanda-t-il.
— Je suis Dercros, de Hylsin, Larsen et Meton.
Il ne fallut qu’un instant aux spadassins pour identifier ce nouveau venu.
— Hylsin, Larsen. Tu es le frère de Saalyn ?
— En effet.
— J’ignorais qu’il y avait un autre guerrier dans la famille. Je croyais que le dernier avait suivi son père dans la joaillerie.
— C’est bien le cas.
— Et qu’est ce qu’un bijoutier espère face à un combattant entraîné.
Tous les spadassins éclatèrent de rire.
— Je suis peut-être bijoutier, mais j’ai été formé par Ksaten en personne.
— Voyons cela.
Le chef des mercenaires n’avait pas rangé son épée dans son fourreau, pas sans avoir pu essuyer la lame du sang qui la maculait. Il se mit en position. Dercros l’imita, sortant son arme et la brandissant. Le soldat remarqua que sa posture était correcte, il avait au moins les bases. De plus, il était gaucher, à l’instar de la moitié des stoltzt. Il espéra qu’il n’était pas ambidextre comme sa sœur. Il ne se souvenait pas de la main dominante de Ksaten. Si elle était gauchère, comme lui, sa façon de tenir l’épée de lui ne lui apporterait aucune supériorité.
Dercros déclencha le combat. Le premier engagement fut nettement à son avantage. Il ne se vantait pas à se disant qu’il savait se battre. Le mercenaire dut reculer en parant les coups. Il s’écarta pour se reprendre. Il avait sous-estimé son adversaire, il ne reproduirait pas cette bêtise. Le véritable combat commença. Les duellistes semblaient de forces égales. Le mercenaire avait oublié. En tant que stoltz, Dercros était plus âgé que lui-même et son entraînement était potentiellement supérieur à sa propre durée de vie. Mais il n’avait pas l’expérience du combat en condition réelle.
Dercros lança une attaque inattendue. Sa lame s’abattit sur la poignée de l’épée de son adversaire, directement sur ses doigts. Le mercenaire lâcha son arme en hurlant de douleur. Il tomba à genoux.
Dercros s’avança jusqu’à son opposant.
— J’ai gagné, déclara-t-il, les enfants restent avec moi.
Pour toute réponse, l’homme se contenta de lever la tête en souriant.
— Dans tes rêves, répliqua-t-il.
Soudain, Dercros hoqueta. Un mercenaire venait d’enfoncer une lame dans ses reins.
— Ce n’est pas loyal, gémit-il.
— Idiot ! Je ne suis pas ici pour être loyal, je suis en service commandé.
Il se leva et fit face à son adversaire qui était tombé à genoux.
— Rien n’est plus important que la mission, ajouta-t-il.
Dercros tomba en avant. Une trace de sang s’étalait sur le sol. Anastasia poussa un hurlement. Elle se débattit, se dégagea de la poigne qui la maintenait et se précipita sur le corps de Dercros. Elle s’y cramponna. Quand celui qui l’avait laissée échapper la reprit, elle y resta accrochée.
— Tu as besoin d’aide ? lui demanda son chef.
Il avait enveloppé sa main mutilée dans un chiffon pour arrêter le sang. À la souffrance, il avait l’impression d’avoir perdu tous ses doigts, mais en réalité, seul l’annulaire avait été tranché, les autres ne portaient qu’une coupure qui guérirait sans séquelles, bien que douloureux.
Le soldat parvint à arracher Anastasia au cadavre de son parrain. Il ne remarqua pas que le bracelet d’identité et la bague d’artisan du stoltzen avaient disparu.
Les Yrianis avaient parié sur l’épuisement des ressources magiques de l’ambassade. Ils eurent raison. Quand Meton tira sa dernière flèche. Il ne restait que Panation à pouvoir jeter des sorts offensifs. Mais elle ne pouvait pas se trouver partout. Et les assaillants avaient changé de tactique. Au lieu de se concentrer sur l’entrée, ils avaient lancé leur attaque de tous les côtés à la fois. Meton n’était pas le seul archer dans l’ambassade, même s’il était le meilleur. Rapidement, à chaque fenêtre, un Helariasen s’installa. Ils décochèrent flèche sur flèche, des carreaux pour ceux qui avaient trouvé une arbalète, contre les soldats ennemis. Mais dépourvus de magie, bien peu d’assaillants tombaient malgré le nombre de coups tirées.
Enfin, ce que craignait Festor se produisit. Les Yrianis firent entrer des engins de siège sur la place. Les choses sérieuses commençaient. Le premier rocher qu’ils envoyèrent, de la taille d’un ballon de cam cam, passa largement au-dessus des toits et alla se perdre en ville, au grand soulagement de Festor. Le second tomba dans le jardin. Mais le troisième atteignit son but. Le boulet heurta le mur en l’ébranlant fortement, mais il résista.
— Vos murs sont renforcés ? s'étonna Joras.
— Non. Ils utilisent juste des petites pierres, répondit Festor.
— Quel intérêt s’ils ne peuvent pas détruire les murs ?
Festor haussa les épaules en signe d’ignorance.
Un deuxième projectile les atteignit. Il entra par une fenêtre, traversa le salon, défonça la fine cloison qui le séparait des pièces voisines et finit sa course contre le mur de la seconde façade. Des cris de souffrance arrivèrent aux oreilles des deux soldats.
— Ils peuvent quand même faire du dégât. Alors méfiance !
La catapulte commença à décocher ses projectiles aussi rapidement qu’elle le pouvait. Heureusement que ces engins étaient longs à recharger. Plus inquiétant était le bélier que les Yrianis amenèrent. Il était conçu pour protéger ceux qui le manipulaient, recouvert d’un toit interceptant des flèches. À l’avant, l’ouverture était juste assez large pour laisser passer le tronc. Actuellement, un volet l’obturait. Meton et ses compagnons avaient beau lui décocher leurs flèches, il ne ralentissait pas sa progression.
— Panation ! appela Festor.
— Pas maintenant ! répondit celle-ci.
Le soldat se tourna vers elle. Elle était engagée dans un duel avec un de ses congénères. Les Yrianis avaient fait appel à un gems ! Et vu la silhouette, massive, cornue, qu’il avait adoptée, il n’était certainement pas porté à la clémence. Il n’était pas étonnant que les défenses de la ville soient tombées si vite. Il admira le jet d’énergie émanant de leurs mains qui reliait ces deux êtres. Festor ne comprenait pas la motivation de l’attaquant pour avoir pris comme cible un objectif aussi peu prestigieux. Peut-être, le simple fait de se confronter à une adversaire aussi réputée que Panation, qui avait régné pendant plus de quinze mille ans sur Baltis, constituait pour lui une raison suffisante.
— Que Deimos nous protège, pria Joras en les voyant.
Les humains considéraient les gems comme l’incarnation des démons de leurs légendes. Il devait avoir du mal à accepter que s’il survivait à cette journée, ce soit grâce à l’un d’eux.
Panation n’arrivait à rien par la force brute.
— Personne derrière moi, hurla-t-elle.
Sa vie en Helaria l’avait changé. Quelques douzenies plus tôt, elle ne se serait pas préoccupé de la sécurité ceux qui l’entouraient. Elle se poussa sur le côté et interrompit son flux. Un jet d’énergie traversa la pièce, transperça le mur d’en face avant de disparaître on ne savait où. L’adversaire, déséquilibré par la disparition soudaine de toute résistance, bascula en avant. Panation reprit sa place et lui décocha un trait d’énergie qui le frappa de plein fouet. Son corps fut projeté contre le mur de la maison derrière lui.
— Bravo ! s’écria Joras, belle bataille.
— Pas très subtile, répliqua-t-elle. De la puissance brute, sans fioritures. Il a suffi d’ajouter un micropoil de ruse pour le vaincre. Un débutant. De toute façon, seul un bleu aurait adopté une forme aussi prétentieuse.
— Tu l’as tué ? demanda Festor.
— Ça m’étonnerait.
— Tu peux venir maintenant ?
— Laisse-moi un instant.
Il était trop tard. En bas, un coup sourd ébranla la porte principale.
— J’y vais ! annonça Joras.
Sans attendre l’accord des Helariaseny, il quitta le salon et descendit rejoindre ses hommes en poste au rez-de-chaussée.
Un craquement les prévint que le battant venait de céder. Les cris des Yrianis montèrent jusqu’à eux. Ils avaient réussi à entrer dans l’ambassade. Le choc du métal des épées ne tarda pas à couvrir les autres bruits.
— Panation ! répéta Festor.
— Un instant j’ai dit, lui cria-t-elle.
Festor n’avait jamais vu la belle gems s’énerver. Il constata qu’elle avait du mal à retrouver son souffle et qu’un filet de sang coulait de son nez. Son adversaire s’était révélé plus coriace qu’elle ne l’avait avoué. Le soldat remplit un verre d’eau et le lui tendit. Elle le but d’un trait.
— Merci, dit-elle. Un autre !
Il lui amena carrément la carafe qu’elle se versa sur le visage. Cela sembla lui redonner des forces. Il put l’amener à la fenêtre et lui montrer la catapulte. Un bref sourire étira les lèvres de la gems. Elle la pointa de la main, l’engin de mort s’enflamma instantanément. Il n’était pas très dangereux, mais tôt ou tard, il aurait fini par détruire les murs.
Au rez-de-chaussée, la garnison de Joras résistait. Gếné par l’étroitesse de la porte, les assaillants ne pouvaient entrer que deux par deux et se retrouvaient face aux huit soldats naytains. Le combat ne quitterait pas le hall. Du haut de l’escalier, Meton les regarda se battre. Joras était redoutable avec une épée. Il faisait des gestes petits et rapides, terriblement efficaces. Il n’achevait pas ses adversaires, passant au suivant dès qu’il en avait neutralisé un. Rassuré par ce qu’il voyait, Meton retourna dans le salon.
Après son attaque, Panation s’était appuyée à l’épaule de Festor, le front posé contre le rebord de la fenêtre. Elle devait être bien fatiguée pour qu’elle oublie les dangers de son contact pour les autres peuples. Heureusement qu’il portait une broigne. Même à travers les multiples couches de tissu, il sentait la chaleur de sa main. Festor surveilla les Yrianis. Il les vit apporter un second engin que masquait un drap. Il trouva cela étrange. D’habitude, on ne couvrait pas ce genre d’arme. Quand ils le dévoilèrent, il comprit.
— Une arme feytha, s’étrangla-t-il.
Le chariot ne portait pas, comme il l’avait d’abord cru, une catapulte, mais un de ces canons à énergie à l’origine de tant de ravages dans leurs rangs lors de la guerre. Il ignorait qu’il en existait encore capable de fonctionner.
— Si ça se trouve, elle ne marche plus, suggéra un diplomate. Ils l’ont apportée juste pour nous faire peur.
— C’est trop difficile à déplacer pour qu’ils l’aient amenée uniquement pour nous déstabiliser, le contredit Meton.
— Il vaut mieux se tromper en considérant à tort qu’elle fonctionne plutôt que le contraire, ajouta Festor.
À tout hasard, Panation lui envoya une petite boule de feu. Elle se brisa contre un bouclier qui dissipa son énergie dans un éclair. Le léger chatoiement de l’air trahissant sa présence avait échappé aux défenseurs.
— Elle fonctionne, en conclut-elle.
Elle s’avança sur la fenêtre, examinant cette machine de guerre de sinistre réputation. De toutes les armes existant dans ce monde, celle-là était l’une des rares à pouvoir la tuer. D’ailleurs, elle avait éliminé bon nombre de ses congénères. Seuls les gems les plus éloignés de Sernos avaient réchappé à la folie meurtrière des tyrans.
Le fut, étrangement fin pour un canon de cette puissance, se baissa pour viser en dessous de leur point de vue.
— Attention en bas ! s’écria Festor à l’adresse de Joras et de ses hommes.
Partant de la pointe, le rayon transperça l’air et s’abattit sur l’aile centrale de l’ambassade, juste au-dessus de la porte. Une explosion violente ébranla le bâtiment, suivi d’un bruit de roche qui s’effondre. Au rez-de-chaussée, les combattants étaient devenus silencieux.
— Ils vont nous anéantir ! s’écria Meton. Ils n’ont pas hésités à tirer sur leurs propres soldats.
Panation tourna la tête vers lui.
— Je m’en occupe.
— Que peux-tu faire contre ce genre de truc ?
— Quand ils lancent leur rayon, ils doivent couper le bouclier. Je dispose d’un petit instant pour la détruire.
— C’est risqué. Tu peux te faire tuer.
— Je ne suis pas sans défense.
D’une sacoche posée sur un buffet, derrière elle, elle tira une bille d’albâtre qu’elle brisa. Aussitôt, sa silhouette devint floue. Dégagée des contraintes d’assurer sa protection, elle pouvait se concentrer sur l’attaque qu’elle allait mener.
Elle se mit debout, bien visible dans l’encadrement de la fenêtre. Elle ne courrait plus aucun danger. Elle surveilla le léger chatoiement qui entourait le canon feytha, prête à agir.
Les servants yrianis l’avaient repérée. Bien à l’abri derrière leur protection, ils orientèrent l’arme dans sa direction.
— Planquez-vous ! prévint-elle ses compagnons. Je ne disposerais que d’un bref instant et ce canon est rapide. Je doute de pouvoir les empêcher de tirer.
Les Helariaseny se cachèrent derrière tous les objets capables de les abriter.
Au moment où le bouclier s’interrompit, elle envoya toute sa puissance contre l’arme. Au même moment, le rayon quitta son canon.
L’explosion s’avera dévastatrice. Un souffle d’une intensité inimaginable brisa toutes les vitres. Le corps de la gems fut projeté contre la cloison. Le plafond s’effondra sur elle. Une grêle de cailloux s’abattit sur le toit. Meton attendit que les derniers blocs envoyés en l’air soient retombés pour aller voir l’étendue des dégâts. Le mur qui encadrait la fenêtre avait disparu sous l’explosion, ne laissant subsister que les solides colonnes de soutènement. Il se mit au bord de la dalle. Une épaisse couche de poussière en train de se déposer recouvrait la place devenue subitement silencieuse. De l’autre côté, le regard portait plus loin qu’avant. Les premières rangées d’immeubles n’avaient pas résisté. Et là où se dressait le canon se trouvait maintenant un immense cratère. La boule de feu de Panation ne pouvait pas produire autant de dégâts. Elle avait dû toucher la réserve d’énergie dans laquelle l’arme puisait sa force.
Les Helariaseny avaient la victoire. Si on pouvait appeler ça une victoire, aucun des deux adversaires n’en ressortait intact. Il retourna vers Festor. Avec quelques hommes, il avait entrepris de dégager Panation des gravats qui la recouvraient. La puissance dévastatrice avait été telle que son bouclier ne l’avait pas totalement protégée. La gems avait perdu connaissance. Cependant, là où la plupart des peuples auraient été broyés, elle portait de multiples blessures, mais rien de plus sérieux. Festor avait enfilé ses gants d’escrime et lui palpait le corps pour estimer son état.
— C’est grave ? demanda Meton.
— Comment le saurais-je ? Je ne connais rien à l’anatomie interne des gems. En tout cas pas de membre cassé.
Quand il appuya sur la poitrine, elle gémit.
— Je ne serais pas aussi catégorique pour les côtes, ajouta-t-il.
Il se remit debout.
— On la sort de là et on l’allonge sur le tapis.
— Bonne idée.
Se protégeant les mains par une couverture, les deux soldats dégagèrent la gems de son linceul de pierre, l’un en la soulevant sous les bras, l’autre par les chevilles. Quand ils la déplacèrent, elle cria, sans pour autant se réveiller, signe que ses blessures étaient plus importantes que ce que Festor avait diagnostiqué. Ils la déposèrent délicatement sur ce qui avait été autrefois un tapis de grand prix, maintenant réduit à l’état de loque. À tout hasard, Festor la recouvrit de la couverture, ignorant si cela lui apporterait quelque chose. Les gems ne s’habillaient que rarement et alors se couvraient très peu. Ils prétextaient que les vêtements ne servaient qu’à cacher un corps imparfait. Mais était-ce la vraie raison ? Ou leur corps évacuait tant de chaleur que se couvrir leur aurait été fatal.
— Que fait-on maintenant ? demanda Meton.
— On attend. Notre rôle est terminé, place à la diplomatie.
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