05 - Sanaa
Sanaa
*
Romain n’a pas traîné à tenir sa promesse. J’ai fait mouche en lui demandant de me parler de l’Histoire de la ville ! Nous sortons ce jour faire une promenade, et je me réjouis de cette distraction. En une semaine, Jordan m’a envoyé une centaine de textos. Il m’appelle sans arrêt.
J’ai bloqué son numéro, pour retrouver un semblant de paix… et les messages ont commencé à pleuvoir sur instagram, whatsapp et snapchat.
Ses messages sont parfois dragueurs, parfois menaçants - il parle de s’en prendre à Victor et Rebecca si je continue à l’ignorer-, parfois incohérents -probablement des messages écris sous l’emprise de l’alcool-.
Pour éviter que l’incident de la semaine dernière se renouvelle, j’ai convenu avec mes collègues de ne faire que les ouvertures, jusqu’à ce que la situation se tasse. Ainsi, je sors du boulot à 16 heures, quand Jordan est au travail. Victor m’a confirmé qu’il a vu ce dernier venir traîner autour de Lydia Coiffure vers 19 heures, deux fois dans la semaine. Mais je n’y étais pas, alors mon ex a fini par s’en aller.
Il est 14 heures quand je descends les marches de mon appartement pour aller frapper à sa porte. L’air est vif et sec et je resserre mon manteau sur mes épaules.
La porte s’ouvre et Monsieur Mancini sourit en me voyant.
— Bonjour Sanaa, vous allez bien ?
Il se penche et me fait la bise. Les petits poils de sa barbe de la veille me piquent les joues et son parfum me monte à la tête. Moi qui ai passé mes plus belles années au bras d’un bad boy jeune, fêtard, au corps de rêve… et au caractère pourri, je me surprends à trouver séduisant cet homme de dix ans mon aîné. Il est tout l’inverse de ce que je croyais être mon genre… Tout l’inverse de mon ex. Plus âgé, introverti, intellectuel, veuf et papa… C’est rafraîchissant et étonnamment, tout à fait charmant. Je suis sure que lui, n’a pas trompé sa femme. Je suis sûre qu’il ne l’a ni rabaissée devant ses potes, ni surveillée à la sortie de son travail, ni moquée sous prétexte d’humour. Je me sens en sécurité en sa présence. C’est une sensation nouvelle, qui me réchauffe le ventre.
— Je vais bien ! dis-je avec enthousiasme. J’ai hâte de découvrir la ville dans laquelle j’habite depuis toujours ! Vous avez préparé un programme ?
— J’ai simplement téléchargé le parcours pédestre qui fait le tour des lieux historiques du centre-ville. Je ferai le commentaire, et si ça vous intéresse nous pourrons creuser autant qu’il vous plaira ; ou si ça vous ennuie, nous passerons à la suite. Qu’est-ce que vous en dites ?
— C’est parfait. Lison vient avec nous ?
— Oui, elle met ses chaussures. La promenade en elle-même ne l’intéresse pas vraiment, mais la promesse d’un goûter à la pâtisserie a fini par la convaincre. Nous allons passer chercher ma mère, aussi, si ça ne vous embête pas. Elle sera heureuse de quitter sa chambre.
Je rougis :
— Ah, je ne m’attendais pas à une sortie en famille. Est-ce que ça n’est pas un peu étrange ? Je ne suis que la voisine. Vous avez sans doute beaucoup de choses à vous dire…
— Maman sera ravie de vous rencontrer et de faire un tour, si c’est ce qui vous inquiète. Est-ce que ça vous embête qu’elle soit là ?
— Non, pas du tout, dis-je en agitant les mains. Je me suis mal exprimée. Je n’avais pas compris que nous serions ni nombreux, c’est tout. Je pensais bénéficier d’un cours particulier. Mais c’est parfait ! Plus on est de fous…
J’ai honte. La semaine dernière j’ai déclaré crânement que j‘avais hâte de rencontrer sa mère et il m’a prise au mot. Maintenant, j’ai la pression ! Je suis soudain très consciente de qui je suis : une simple coiffeuse issue de l’immigration, sans diplômes, sans argent, et sans ambition. Et si elle me prenait pour une arriviste qui tente de séduire son fils unique ? Et si je passais pour une plouc ? Je souris, mais l’angoisse me tord le ventre. Jusqu’à maintenant, Monsieur Mancini n’a été que politesse et bienveillance à mon égard. Je n’ai jamais ressenti de sa part de mépris ni de jugements, même quand j’ai expliqué ma situation financière et le désastre de ma vie sentimentale. Je serais bien malheureuse s’il devait changer d’attitude envers moi !
Lison sort enfin de la maison et Romain verrouille derrière elle. Trop tard pour changer d’avis, nous voilà partis.
C’est une petite demie heure de marche pour aller jusqu’à l’Ehpad. La ville est déserte, les magasins sont fermés. Lison marche devant nous tout en scrollant sur son téléphone.
— Papa ! Arrête ! T’es lourd !
Romain fait des grimaces dans son dos, ça ruine tous les selfies de l’adolescente. Je pouffe, et cette dernière finit par marcher derrière, où son père ne pourra plus l’embêter. Mais nous la distançons et elle doit nous rejoindre en courant.
Quand nous arrivons devant l’établissement “les grands soirs”, je ralentis :
— Je vous attends en bas.
— Vous ne voulez pas monter ? interroge Romain. Le temps que maman se prépare, ça peut être un peu long.
— Je ne préfère pas. Elle ne me connaît pas. Si elle doit se changer, si elle a besoin d’aide, ma présence peut la mettre mal à l’aise. Je vais vous attendre ici.
— Entrez, au moins. Il y a des fauteuils au rez-de-chaussée. Plutôt que rester debout dehors.
J’accepte et les suis tous les deux à l’intérieur. Lison file vers les ascenseurs. L’endroit sent l’hôpital et le détergent. Des personnes âgées, hommes et femmes, sont assis dans des fauteuils et somnolent, lisent le journal ou jouent aux cartes. Tout est très calme. Je prends place près de l’entrée, les mains entre les genoux, et j’attends. J’entends revenir Lison en premier. Elle pousse un fauteuil roulant dans lequel est installée une dame aux cheveux très blancs, tressés en chignon sur son crâne. Elle sourit, et je la trouve belle. Elle est visiblement heureuse de cette excursion, et de passer du temps avec sa petite fille. Je prends une inspiration et revêts mon plus beau sourire pour la saluer :
— Bonjour Madame Mancini, je suis Sanaa Cherki. J’habite…
— Elle habite chez nous ! me coupe Lison.
Je n’ai pas le temps de répondre, que Romain s’exclame :
— Mince, maman, nous avons oublié ton chapeau. Je remonte, attendez-moi. Je n’en ai pas pour longtemps.
Et comme ça, je me retrouve seule avec Lison et sa grand-mère. Cette dernière me prend la main :
— Je suis si heureuse de vous rencontrer. Romain ne m’a rien dit, ce cachotier.
Euh ? Je begaie :
— Attendez, je… oula. Ce n’est pas…
— Vous êtes timide, c’est normal. Mais ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous faire d’histoires.
Là, je panique.
— Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je ne suis pas…
— C’est rien. Prenez votre temps. Je comprends. Les couples d’aujourd’hui, ce n’est plus comme avant.
Je me tourne vers Lison, cherchant de l’aide. Le sourire de cette dernière ne me rassure pas. Elle se penche vers la vieille dame :
— Papa est tout souriant depuis que Sanaa vit chez nous. Il sifflote, il joue de la guitare, il ne pense même plus à me confisquer mon téléphone. Je ne l’ai pas vu aussi heureux depuis… depuis toujours.
De quoiiii ?!
— Lison ! je proteste avec véhémence, qu’est-ce que tu racontes ?!
— Elle a un chat, qui s’appelle Biscotte ! reprend Lison, indifférente à mes protestations. Moi qui voulais tellement un animal ! Papa ne voulait jamais, mais avec Sanaa c’est différent ! Son chat est trop mignon !
— Je suis bien contente, acquiesce Madame Mancini en me tapotant la main. Si vous rendez mon fils heureux, alors je suis heureuse. Et ça fait dix ans que j’attends qu’il retrouve le sourire. Votre présence auprès de lui, c’est le plus cadeau que vous puissiez me faire.
Ses yeux sont humides, ils brillent de joie et d’émotion. J’en reste sans voix. Je parviens à prendre mon courage à deux mains et articule :
— Madame Mancini, vous vous trompez. Nous ne sommes pas en couple. Votre fils est charmant, mais je suis juste une amie.
Qu’ai-je dit ?! La lumière sur le visage de la vieille dame vient de s’éteindre. Ses yeux sont devenus gris, son sourire s’est effacé, ses épaules s'affaissent. Je crois qu’elle va pleurer. Lison relève la tête et me foudroie du regard. J’écarquille les yeux, incrédule. Comment me sortir de cette situation ? Je viens de gâcher la journée de la vénérable maman de mon propriétaire !
Je m’accroupis pour me mettre à hauteur du fauteuil, la gorge nouée.
— Madame Mancini, pardon, c’est un malentendu. Je voulais dire, bien sûr que votre fils est heureux avec moi. Nous sommes heureux… ensemble. C’est juste que… Ce n’est pas officiel.
Elle redresse la tête, les yeux plein d’espoir.
— Vraiment ? Vous le rendez heureux ?
— Je…crois, oui. Je fais de mon mieux.
Lison pince les lèvres et hoche le menton. Elle m’a piégée. Qu’est-ce que c’est que ce traquenard ? Il va falloir que j’aie une conversation en privé avec Romain, et vite !
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