L’Autre et moi
Je venais d’enterrer ma vie professionnelle, comme on ensevelit sa raison d’être et d’avoir. J’avais reporté l’échéance autant que possible, jusqu’au moment où il fallut me résoudre à abandonner ma place aux jeunes vautours qui la convoitaient depuis trop longtemps.
Mon Autre et moi nous sommes alors retrouvées à cohabiter, jour après nuit.
Mes proches, tous ceux dont les deux pieds étaient encore bien ancrés dans la vie active, m’enviaient et chacun y allait de sa petite phrase éculée : fini les contraintes, à toi les grasses matinées et les longs petits déjeuners. Quelle chance tu as d’être à la retraite ! Tu vas pouvoir enfin profiter d’un repos bien mérité.
Oui, j’étais retraitée. Enfin… En fin de quoi ? Pour quel début ?
Le mot retraite avait toujours inquiété mon Autre. Elle y voyait un repli, un recul, un décrochement. Un éloignement. J’allais m’efforcer de lui donner raison car il s’agirait bien, pour elle, de battre en retraite.
À quoi peut bien servir de vivre vieux, sinon à se repasser le film du chemin parcouru ? Que vaut une existence condamnée à regretter les absents et à endurer le manque ?
Tandis que résolue je comptais le temps qu’il me restait, mon Autre passait le sien à se poser ce genre de questions affligeantes et ressassées.
Qu’allions-nous devenir toutes les deux ? De vieilles peaux cheminant main dans la main vers la même tombe entre deux sourires de fossoyeurs ? Plutôt crever tout de suite !
Mes dernières années se profilaient, il était hors de question de les passer à supporter encore mon Autre omniprésente : cette bonne pâte que tous avaient appréciée et encensée. Sa propension à toujours se montrer aimable, avenante, m’avait définitivement laminée. J’enrageais de l’attention qu’elle avait dispensée de manière si généreuse, mais sans jamais me consulter, ni s’assurer de mon consentement ou de mes désirs profonds.
Alors qu’on la sollicitait pour tout et n’importe quoi, que beaucoup comptaient sur son écoute, son aide, ses conseils, moi je croupissais dans son ombre étouffante.
À cause d’elle, toute ma vie j’ai contrarié ma véritable nature en brimant le cynisme que j’aspirais à exprimer, mais plus encore le besoin d’exhaler ma colère et ma haine.
Comme j’ai pu la détester de m’avoir réduite à un rôle duquel je ne parvenais pas à m’extirper ! Cette femme, appréciée pour ses qualités remarquables, son aisance dans ses relations, ce n’était pas moi ; elle n’était que façade agréable, la personne que l’on voulait que je sois.
J’ai illusionné tout le monde et me suis trahie à cause de ses bons sentiments. Ils ont dégouliné sur moi, pris possession de mes actes et raisonnements en annihilant mon être sombre et misanthrope. Ils m’ont enchaînée aux sempiternels sourires bienveillants de mon Autre sans que jamais je trouve la volonté et l’énergie nécessaires de les lui refuser.
Au fil des semaines et de nos tête-à-tête, l’ennui s’immisçait, de façon insidieuse, jusqu’à envahir les moindres recoins de mon territoire. Il me fallait l’en déloger sous peine de mort prématurée. Puis j’avais une mission importante à accomplir.
Dresser une liste de nos aspirations et centres d'intérêt communs me demanda peu de temps. Mon Autre et moi avions très peu d’affinités, je ne l’ignorais pas, mais c’est seulement après six décennies passées ensemble que j’en prenais réellement la mesure. Comment avions-nous réussi à tenir jusque-là sans nous entretuer ?
Un point nous unissait malgré tout : nous aimions jouer, pas toujours aux mêmes jeux, mais nous partagions ce goût pour l’amusement, ce plaisir de transformer les moments les plus anodins en évènements tactiques et ludiques.
C’est alors que me revint l’idée de nos sempiternelles parties de querelles, comme je les appelais. Elles démarraient pour trois fois rien, se déroulaient sans règles prédéfinies et s’achevaient dès que je comprenais qu’il m’était impossible de prendre le dessus. Inexorablement, mon Autre gagnait. Piètre partenaire, je ne prenais pas assez le jeu au sérieux. Or jouer est tout le contraire d’une activité frivole.
Décidée à en finir avec cette fatalité, je me devais d’inverser définitivement la situation.
Nos disputes devinrent alors le moteur de mon quotidien, le seul faux-fuyant capable de nourrir mon besoin de domination et de destruction de cette Autre qui n’était pas moi, ne l’avait jamais été. Nous nous battions afin de conquérir le pouvoir sur une équipe résumée à une seule personne. Un duel schizophrénique.
Affaiblir mon Autre en l’amenant à se rappeler les humiliations subies, fut mon angle d’attaque.
Je plaçai tout d’abord le curseur sur ses souvenirs d’enfance, période que par instinct de survie elle avait enfouie au plus profond.
Le basculement s’amorça à ce moment-là. Je commençais à la neutraliser. La sentir chanceler me remplissait d’extase.
Sans précaution, mais avec délectation, je remontai le fil jusqu’à la prime adolescence, à cette époque où la famille d’accueil dans laquelle elle avait été placée lui avait fait endurer les pires avilissements.
Mon Autre tituba, mais tenta une contre-offensive : grâce à ces gens, elle n’avait pas trouvé la mort sous les coups de ses parents.
Je soufflai alors plus fort sur sa mémoire : à cause de ces gens, elle avait perdu l’essence même de son être.
Mon Autre s’effondra. Chaque jour un peu plus, mon ressentiment la brûlait, la conduisait à regretter d’avoir étranglé, pour faire bonne figure, les cris de ma vengeance.
Mon Autre capitula, expira. Me délivra.
La douce et gentille rêveuse, l’évadée de l’enfer devenue amnésique, a payé cher la note de mes frustrations. J’ai mis en lumière ma noirceur d’âme, obscurcissant ainsi mon double solaire. Lui fermer les yeux à tout jamais me procura un plaisir inégalable. Libérée de ce lourd fardeau, me vautrer dans les ténèbres fut un bain de jouissance.
Je m’observe dans la psyché, j’examine ce regard gris-bleu jadis empreint de la bonté d’une Autre qui enfin n’existe plus. Je ne suis plus que moi, une arme destructrice déterminée à se venger avant de quitter ce monde où je n’aurais jamais dû voir le jour.
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