Strip or not Strip

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La Cima Road déroule son asphalte sous les phares du monstre à six roues. On longe la voie ferrée sur des miles et des miles, impossible de voir la fin de ce tronçon de route. La monotonie incarnée en ruban aussi noir que la nuit qui nous englobe. Pourtant, la voûte étoilée nous guide de ses mille feux vers notre destination. Las Vegas… La ville aux mille extrêmes, la cité d’un futur utopique. Droit devant, au bout des ténèbres. J’y file avec une inconnue. La vie est bizarre parfois, tant elle peut offrir des moments inattendus comme cette rencontre. À cinq minutes près, jamais nous ne nous serions croisés et le plus étonnant, c’est que cette coïncidence se soit réalisée en plein désert. Remarque, je préfère être là à partager ce moment avec un ange, plutôt que de moisir en prison avec le diable. Je la regarde. Elle fixe le halo de lumière s’étalant devant la bestiole. L’éclat du tableau de bord se reflète sur son visage sibyllin et le découpe en une énigme qui m’échappe encore. Elle le cache un peu sous sa chevelure jais, rideau de mystère. Un pan de sa nuque reste dévoilé, j’y poserais volontiers mes lèvres… peut-être un jour, ou jamais.

J’en suis là de mes divagations espérées lorsque Les Yeux Bleus pile en plein milieu de la voie. Les roues arrière du van pleurent leur gomme dans un crissement sans fin. Je me retiens encore au siège alors qu’elle sort du van en courant et disparaît dans le noir. Je me dis que le lézard n’est pas passé, qu’une envie pressante veut l’éjecter, mais je l’entends crier mon prénom.

– Marsh, hey Marsh, viens voir ça !

Je descends à mon tour. Elle est plantée sur le bas-côté les mains sur les hanches et regarde passer un convoi ferroviaire. On le distingue plus au bruit qu’à la vue, mais sa longueur est impressionnante.

– J’ai jamais vu un train aussi long, dit-elle en rigolant. T’as vu ça ? Au moins cent wagons !

Sa joie me fait sourire. C’est normal qu’un ange n’ait jamais vu un truc pareil.

On est resté un moment à l’observer. Il a fini par disparaître dans le lancinant tintamarre des rails. Puis, on est retourné au motorhome. J’ai pas sommeil et elle me semble requinquée par les quelques heures de repos de tout à l’heure. Je lui dis :

– Tu veux que je te montre quelque chose d’encore plus incroyable ?

– Je te vois venir à dix kilomètres, Marsh.

– Bah, l’autre ! Reprends le volant, je te guide.

Vingt minutes plus tard, on se gare sur un petit parking.

– Où m’emmènes-tu ? me demande-t-elle.

– Tu verras. Prends ta peau d’ours, je m’occupe de porter le matelas.

– Tu crois que tu vas me faire pieuter dans le désert ? Tu rêves ! Je ne te connais pas. Qui me dit que tu vas pas m’assommer et me laisser pourrir dans la poussière ?

– Personne. Tu fais comme tu veux, mais moi j’y vais.

Je descends du monstre et m’enfonce sur la piste. Je n’ai pas fait dix mètres que j’entends :

– Attends-moi, j’arrive.

Un peu plus loin, je dépose le matelas à même le sable. Des arbres fantomatiques nous entourent, elle en a peur et se colle contre moi.

– Tout va bien, dis-je, ils sont inoffensifs. Vas-y, allonge-toi.

Elle s’efface sous le plaid pour ne laisser apparaître son visage que quelques minutes plus tard. Moi, je suis allongé les bras derrière la tête et je parle doucement.

– Qu’est-ce que tu fais, Marsh ?

– Je parle aux arbres. Regarde, ils me répondent en bougeant sous le léger souffle du vent.

– Ils sont bizarres. C’est quelle espèce ?

– Des Joshua Tree. Leurs formes sont particulières. Et tu vois les étoiles au-dessus d’eux ?

– Oui, dit-elle doucement. C’est magnifique. On dirait qu’ils ont des mains et qu’ils balayent les nuages pour ne laisser qu’un ciel parfait.

Je ne dis rien. Elle se serre contre moi et s’endort comme ça. Moi aussi.

À LV, on y est le lendemain matin. On a roulé sans rien dire, encore dans nos bulles. Le van garé, on a descendu le Strip à pied.

Si la démesure a un nom, c’est forcément Las Vegas. L’avenue centrale déroule son bling-bling en hôtels vertigineux aux fausses façades, en salles de spectacles, en farandole de panneaux publicitaires. Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel réunies en un même lieu. De quoi te retourner la tête ou l’estomac selon qui tu es. Ici, rien ne respire l’authentique, tout est à vendre ou à jeter. Ici, rien n’est fait pour que tu gagnes. D’ailleurs, la ville ne s’est construite que sur les losers.

Les Yeux Bleus paraît perdue au milieu de cette folie, je la comprends. Tout n’est que gâchis, faux semblant, faux miroirs. Mais on s’en fout, j’ai un méga-paquet de thunes à cramer, alors on entre au Bellagio. Tant qu’il me reste un dollar, on va jouer, et gros.

J’échange une liasse de billets contre des jetons à une jeune fille emprisonnée. Une vie à distribuer du pognon derrière des barreaux, quel paradoxe. Puis, nous déambulons au milieu des bandits manchots, des tables de black-jack et de poker. Nos pieds foulent une jungle tamisée recouverte de moquette, sans ciel ni repère et où le pire animal se cache derrière un écran de contrôle. Ses pattes griffues lacèrent tes poches, vident ton compte en banque, te mettent sur la paille. D’ailleurs, il me semble entendre une caisse enregistreuse géante, un truc qui aspire tout le flouze qui se trouve à sa portée. Ici, tu vis ou tu crèves, mais ce n’est pas toi qui décides. Je sais tout cela, comme je sais qu’en m’asseyant à une table de poker, mes chances de survie sont minimes, surtout quand elle affiche 5000 dollars mini de mise.

Les Yeux Bleus me laisse griller quelques rondelles puis va se promener dans la salle. Elle revient après un long moment avec un sourire qui raye ses lèvres. Dans ses mains, elle tient un sac plein de pièces. Moi, je pleure mes jetons. Mais sa présence change la donne. Tout à coup, je rafle une mise, puis deux, encore une. Au bout d’une dizaine, les mecs autour de la table me regardent par en dessous et en particulier un type aux dents d’or. Une denture de carnassier qu’il a le gars, où chaque ratiche vaut 10 000 dollars. Au bout d’un moment, il ne reste que nous deux et Les Yeux Bleus. Les dents du dude rayent la feutrine, il est sous pression. Il balance tout ce qu’il a sur la table et me fait un fuck. Je le suis. Il abat son jeu. Carré aux neuf. Il se marre, une étincelle se forme quand ses chicots s’entrechoquent, puis, il se penche pour ramasser le pognon. Je lui fais signe non avec un doigt. Il recule. Sa tronche se décompose, se liquéfie, s’évapore. Il n’existe plus. Une par une, je retourne mes cartes. 10 de cœur. Valet de cœur. Dame de cœur. Roi de cœur. As de cœur. Une quinte flush royale.

Mon ange, je te dis.


Tout à coup, c’est le branle-bas de combat. Le responsable des tables déboule accompagné du big boss. Le vide se fait autour d’eux, puis autour de nous. Je ne sais pas comment, je me retrouve avec sa paluche dans la mienne alors qu’il nous entraîne au pas de course dans les couloirs de l’hôtel. Il nous pousse dans un ascenseur, nous en extrait pour nous fourrer dans un autre. Et il cause, il cause tant que je ne comprends rien, puis, on finit par se retrouver dans son bureau.

– Holy shit guys, you broke the bank ! qu’il baragouine le boss.

Les Yeux Bleus ouvre ses grands yeux bleus. Elle comprend que dalle. Je lui traduis en direct.

– Il dit qu’on a fait sauter la banque… que demain matin on aura notre chèque… que c’est la première fois que ça arrive… qu’il n’en revient pas… qu’on est ses invités pour le reste de la journée et de la nuit dans sa plus belle suite au sommet du building.

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