You'll find in revenge only the bitterness of your soul

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On a fini par arriver à Grand Canyon Village, après deux jours à jouer les touristes.

C’était cool. On a campé à Willow Beach, sur la berge du Colorado. Un petit coin de paradis entouré de collines pelées et assez peu fréquenté.

En arrivant, sous la chaleur ambiante et la couleur du liquide, Les Yeux Bleus n’a pas résisté. Elle est partie comme une bombe en abandonnant un à un ses vêtements derrière elle, puis a plongé toute nue dans le bras limpide que fait la rivière à cet endroit. Je lui avais gueulé que l’eau était froide, mais je crois qu’elle ne m’a pas entendu.

Je l’attendais avec une serviette, elle s’est enroulée dedans. Sans me quitter des yeux, elle est montée sur une pierre… Je ne sais pas comment j’ai pu résister à notre baiser. Sans doute à cause de ce qu’elle m’avait dit juste avant. Mais qu’est-ce que c’était dur. Y compris dans mon slip. L’eau ruisselait sur son corps. La perfection incarnée. Merde.

Puis, on a tiré jusqu’à Kingman, on a foulé la 66… du bon temps, rien que ça dans ces paysages sans fin.

Au Big, elle a garé la bestiole puis s’est tournée vers moi. Je savais ce qu’elle voulait me dire, je l’ai laissée parler.

Je l’ai d’abord emmenée jusqu’à Mather Point.


Je ne sais pas si c’est le meilleur endroit pour observer le grandiose, mais c’est celui que je préfère. Peut-être parce que c’est ici que je l’ai découvert. Je ne suis qu’une poussière face à ce truc. Tout est plus grand, plus profond, plus beau, plus incroyable. Plus inaccessible. Je me suis perdu dans sa contemplation, je m’y perds encore aujourd’hui. De longues minutes sans bouger, happé par l’énergie presque solide que renvoie le Canyon. À se demander s’il est réel. Les Yeux Bleus ne bouge pas non plus, absorbée par l’immensité. Ses épaules se lèvent, elle remplit ses poumons de cet air millénaire, le garde, puis le rejette en long souffle. Ses cheveux volent au vent remontant des entrailles de la terre. Elle sourit, me regarde. Je crois qu’elle est heureuse d’être là.


On marche un peu en suivant le Rim Trail. Peu de monde sur cette partie étroite du sentier. On se resserre. Je crois que nos doigts se sont frôlés. Je brise le silence.

– Que va dire ton agence si tu ne remplis pas le contrat ?

– Ils enverront quelqu’un d’autre pour le faire… et pour s’occuper de moi aussi.

– On n’échappe pas à son destin, alors ?

– Non. J’ai gagné un peu de temps, mais la date butoir approche pour toi. Je ne sais pas comment faire, et comme tu l’as compris, j’ai pas envie de te rayer de cette terre.

– Je dois mourir, tout simplement.

– Non, ce n’est pas aussi facile.

J’ai une idée, mais je ne l’aime pas. On ne trouve rien dans le châtiment qu’on inflige à un autre, mais je n’ai pas d’autre choix. Une vie pour une mort, et cette vie, c’est la mienne, même si elle ne vaut pas un clou.

Je pense à Dents Dorées. Je me doute qu’il nous colle au train et qu’il ne va pas tarder à pointer le bout de son blair. Les gars comme lui ne laissent pas tomber facilement, surtout pour un chèque avec plein de zéros. Peut-être même qu’il sait pour le sac rempli de biftons. Les Yeux Bleus lui fera sa fête et donnera le change à ses employeurs. Le hic, c’est qu’elle ne le sait pas encore, je lui exposerai mon idée quand on aura repris la route. Si j’y arrive…

On file jusqu’au bout de la 64 lorsqu’elle me dit :

– Tu sais quoi, j’aimerais aller à Albuquerque. Ne me demande pas pourquoi, le nom me parle, c’est tout.

– Bonne idée. Prends par le nord de la 89, on tournera plus loin sur la 160.

– La bestiole va avoir besoin de nourriture aussi. Elle consomme !

– Pas étonnant vu le gabarit. On trouvera de quoi la rassasier à Tuba City.

Je lui parle après de ce que je veux faire… promis.

Trois quarts d’heure plus tard, elle se gare aux pompes de la station de Tuba.

C’est là que ça a merdé.

Je vais pisser pendant qu’elle donne à boire au van. Ensuite, j’achète de quoi manger un peu. Je trouve bizarre qu’elle ne vienne pas payer le carburant, alors je regarde par la vitre si elle ne s’est pas tirée. Non, le monstre est toujours là. Je sors, contourne le motorhome.

Elle a un flingue contre sa tête. Une main tient ce flingue. Au bout du bras à qui appartient la main, il y a Dents Dorées.

Cet enfoiré nous a retrouvés plus tôt que je ne le pensais.

– Approche Marsh, qu’il me crache. Et fais pas le con, ou je fume ta gonzesse.

– Laisse-la tranquille, elle n’a rien à voir. Je la connais à peine.

– Tsss, tsss. J’ai trouvé un sac plein de biftons, tu permets que je le garde ? Manque plus que le chèque. Tu l’as sur toi ?

Non, il est à l’intérieur. Cet abruti n’a pas bien cherché. Je ne sais pas pourquoi, mais je la joue au bluff.

– Lâche la fille, et viens le chercher, enflure.

J’aurais pas dû le provoquer.

Il pointe son flingue sur moi.

Erreur.

Les Yeux Bleus en profite pour passer sous son bras. Elle lui file un coup de coude dans le bide, puis elle se retourne et balance un direct du droit en pleine poire.

Le coup de feu est parti. Une autre dent dorée aussi…

Mais le type, c’est un coriace. Malgré les trente-six chandelles qui défilent sous son pif, il se rebiffe et balance un coup devant lui. Les Yeux Bleus s’attendait à une riposte, elle pare. C’est elle qui allonge son bras maintenant. Le tranchant de sa main s’abat sur la glotte, coupant la respiration de Dents Dorées. Il pose un genou au sol. Elle lui envoie un autre direct à la tempe, éteint son cerveau.

Elle se tourne vers moi.

– Marsh, ça va ?

– Moi oui… mais pas le van. Regarde derrière toi.

La balle de Dents Dorées a percé le réservoir. De l’essence s’écoule en quantité.

– Merde ! Comment on va faire maintenant ? demande-t-elle.

– Sa bagnole, tu sais laquelle c’est ?

– Le 4x4 là-bas.

– Vas-y, je récupère le chèque et on se tire.

Elle part en courant alors que je grimpe dans la bestiole. J’ai pas fait un mètre que je l’entends gueuler.

– Marsh, Marsh, fais attention !

Je me retourne. Dents Dorées me fait face. Il a encore son flingue dans sa main et son sourire laisse apparaître deux trous noirs. Tant pis pour le calibre, tant pis pour le chèque, je me jette sur lui. Ensemble, on atterrit au pied du réservoir. Moi sur un côté, lui la tronche la première. Sur le choc, cet abruti appuie sur la détente. La balle ricoche au sol et provoque une étincelle. L’essence s’embrase.

Je cours aussi vite que je peux. Les Yeux Bleus est déjà dans le 4x4 lorsque l’explosion se produit. Un choc dans mon dos. Puis, le souffle me projette contre la carrosserie. Je me relève en grimaçant et touche mon ventre. Quelque chose me brûle. Mes doigts sont pleins de sang. Un objet métallique m’a transpercé.

J’ouvre la portière, me glisse sur le siège passager. Je serre les dents. Je ne dis que :

– Fonce.

Elle file à toute vitesse. Je la regarde, un éclair passe dans ses rétines électriques. Ce n’est que du feu et je ne pourrais pas en profiter. Comme ce moment à Willow Beach me manque.

– Continue sur cette route, je dis. À Kayenta, tu tournes à gauche, puis plus loin, tu prends à droite direction Monument Valley.

Je finis ma phrase difficilement, elle le remarque.

– T’as pas l’air bien, Marsh !

– L’explosion… je crois qu’elle m’a sonné.

Je ne suis pas sûr de l’avoir convaincue. De toute façon, tout se floute devant mes yeux.

– On est arrivés, dit-elle. C’est magnifique, encore plus que le Grand Canyon. Je vais où maintenant ?

– Prends la piste qui mène aux Mesas et va jusqu’à Artist Point, s’il te plaît.

– Qu’est-ce qu’il y a là-bas ?

– Tu verras. Vas-y, je t’en prie.


Je n’en peux plus lorsqu’elle gare la caisse sur le petit parking d’Artist Point. Il est désert. Elle descend de la bagnole et se précipite au niveau du garde-corps métallique. Moi, je traîne la patte. Ma chemise est imbibée de sang. Mon pantalon aussi. Elle me voit, accourt. Je m’effondre quand elle arrive.

– Aide-moi à me mettre debout, Les Yeux Bleus.

Elle ne dit rien, elle a compris. Elle passe mon bras autour de ses épaules, me soutient.

– Derrière la barrière, il y a un rocher en surplomb. Allons-y, tu veux bien ?

Sa force me surprend. Elle me porte plus que je ne marche puis me dépose sur le rocher. Je m’allonge, le regard tourné vers le ciel. Je connais cet endroit par cœur, je pourrais le dessiner sans oublier un grain de sable. Les buttes se découpent à l’infini sur un ciel bleu clair. Je caresse leurs contours, entends leurs incantations, leur souffle, leur appel. Je serre les mains de Les Yeux Bleus, l’attire vers moi.

– Sous ce rocher, j’ai caché le deuxième sac que j’ai volé à Bluff. Prends-le, il est pour toi… Hey, Les Yeux Bleus… Je suis sûr que c’est Tony les bras longs qui a tué ton père, c’est aussi lui qui veut me tuer. Un vieux proverbe indien dit : Tu ne trouveras dans la vengeance que l’amertume de ton âme. Ne la cherche pas, il n’en vaut pas la peine.

Ses doigts se contractent. Des perles coulent de ses grands yeux bleus. Ses lèvres se collent aux miennes. Elles ont le goût du miel.

Plus rien.

Les tambours Navajos résonnent à mes oreilles. Ils se rapprochent, m’emportent. Je les suis. Nous tournoyons autour des buttes. Derrière nous, des volutes ocres se déposent sur mon corps. Nous nous posons sur une Mesa.

Avec eux, je sais que je vais danser pour l’éternité.

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