Partie 2. Coyote. I’m alive
Je me suis réveillé entre quatre murs blancs.
Merde, je n’imaginais pas l’enfer autrement que rouge et bouillant, et là, j’ai presque froid.
Enfin, je crois. J’suis dans le coaltar, mes yeux ne distinguent qu’une couleur. Deux néons rayent le plafond et diffusent une aura de mystère. Je ne suis pas chez le diable, mais au pays des anges. Je ne sais pas si c’est mieux, je n’ai rien fait pour venir là. Le gars qui ouvre le passage s’est gouré.
J’arrive à bouger un bras puis l’autre. C’est tout. Enfin, le flou qui obstrue ma vue se dissipe un peu, et mon odorat se met en marche. Je sens une odeur de désinfectant. Elle remonte du sol et me pique les narines. Mêmes les anges utilisent de la javel. S’ils croient que je vais me cogner le ménage !
Un bip sur ma gauche. Je tourne la tête. Une machine affiche un électrocardiogramme. La courbe n’est pas joyeuse. Pauvre gars, ça bouge pas beaucoup… ah, si, une fréquence. Une autre. Je suis du regard les fils, ils courent sous les draps. Je les soulève. Mince… c’est moi le pauvre gars, les câbles sont reliés à ma patate.
Je suis en vie. Comment est-ce possible ?
J’ai entendu les tambourins Navajos, j’étais avec eux au sommet d’une Mesa. Je dansais avec le vent et la poussière.
Qu’est-ce que je fous ici ?
Un visage m’apparaît en toile de fond, il est proche du mien. Nos lèvres se mêlent… Les Yeux Bleus ! À tous les coups, c’est elle qui m’a transporté dans cet hosto. Remarque, je sais pas si c’est un hôpital, j’entends un chien aboyer. Tu vas voir que c’est une clinique vétérinaire !
J’essaye de plier une jambe, mais une douleur aiguë se rappelle à moi. J’ai un pansement en bas à droite du ventre. Je me souviens maintenant. L’explosion du camping-car à Tuba City, le morceau de ferraille planté dans ma chair. Monument Valley…
Comment elle a fait pour me hisser dans le 4×4 ?
Cette fille est plus forte que ce qu’elle paraît. Tant mieux pour moi… ou pas. Parce qu’en soulevant les draps, j’ai vu un truc aussi. J’suis vraiment fatigué, il est six heures et demie.
Je suis encore dans mes pensées quand une infirmière entre. Je ne l’ai pas entendue. Un grand sourire illumine son visage de soie, et ses longs cheveux noir de jais recouvrent ses épaules. Une Navajo. Elle marche comme celles de son peuple, sans bruit. Elle s’approche. Son regard me transperce. Elle me parle d’une voix douce, sa main s’attarde sur mon poignet.
La machine fait un bip… un autre, encore un.
Ouais, je suis en vie.
Elle s’appelle Anaba, ce qui veut dire en Navajo : elle rentre de la bataille. Elle m’a mis au parfum de tout ce que le chirurgien avait enlevé, jeté, remis, recousu. Un vrai merdier à l’intérieur. Bon, il parait qu’il a fait du good job, alors… J’espère qu’il n’a pas oublié une pointe de flèche ou une plume de corbeau.
Anaba a changé mon pansement tous les jours, a pris soin de moi comme si j’étais son père. Toujours sans bruit, sans rien dire, légère. Je l’appelais la fille du vent.
Deux semaines plus tard, je suis sorti. J’ai presque plus mal, mais je boite bas. Je ne sais pas où je vais aller, j’suis perdu dans le désert, à Montezuma, en pleine réserve indienne. J’ai un baluchon dans une main. Je suppose qu’il y a quelques affaires à l’intérieur, mais je n’ai pas regardé. Je vais faire du stop pour me barrer de ce trou. Pourtant, la toute petite ville ne manque pas d’attrait. Une ligne droite recouverte de poussière, quelques bâtiments… des collines pelées, une rivière polluée, un soleil de plomb. Tout compte fait, c’est bien l’enfer ici.
Partir, n’importe où… seul.
Je traverse Main Street puis file à la station-service en face. Le dude là-haut cogne fort, je m’assieds à l’ombre de la toiture. Après un long moment, un vieux pick-up s’arrête aux pompes. Je me demande comment cette charrette roule encore. Un Indien aux longs cheveux blancs en descend, il m’adresse un mouvement de tête avant de s’engouffrer dans le petit magasin. Il en ressort plusieurs minutes après et commence à faire le plein de sa caisse. Je m’approche.
– Hi old man. Which way are you going ?
– Albuquerque.
– Can you take me ?
Il hoche positivement. Je balance mon sac dans la benne et m’installe.
On file sur la 550 dans un bruit d’enfer, j’ai l’impression que la guimbarde perd ses boulons un par un. Au bout de quelques kilomètres, il entonne un chant. Je ne comprends pas les paroles, mais sa force couvre le moteur, et sa mélancolie me transporte dans la forêt des Joshua Tree, au grand canyon, à Willow Beach… à Les Yeux bleus.
Où est-elle ?
Rentrée en France ? Encore aux States ? Six pieds sous terre pour ne pas avoir rempli son contrat ?
Je ne le saurai jamais.
Albuquerque s’étale en huit voies et en gratte-ciels dans la soirée. La grande ville me fait peur, je préfère les espaces sans fin, les étendues sableuses… la solitude. Le vieil homme me dépose devant un Motel 6 à l’embranchement des autoroutes. La chambre est infâme, mais le prix abordable. Je dépose mon sac sur le lit puis déballe son contenu.
Une chemise, un pantalon, une casquette… une enveloppe. Je l’ouvre.
Un bout de papier.
Hey Marsh,
Si tu lis ces mots, c’est que tu es encore vivant.
Avant de disparaître tout à fait de ta vie, il y a deux, non, trois trucs que je voulais te dire :
Tu n’es plus une cible, pour personne, t’es mort pour ton client.
Je n’ai jamais eu Les Yeux Bleus.
Je m’appelle Lilas.
Je te laisse un téléphone, il y a un contact enregistré dedans. C’est le mien. Tu en feras ce que tu voudras.
Regarde, il y a aussi un dollar dans l’enveloppe, tu te souviens ? Il ressemble à celui que tu m’as donné, la première fois, avec le lézard. J’ai remplacé le tien par celui-là. Si j’étais toi, je ne parierais jamais “face” avec cette pièce, tu perdrais à tous les coups.
Ton ange.
Je glisse le dollar dans la poche de ma chemise, celle que j’ai sur le cœur, puis, sans réfléchir, j’allume le téléphone, envoie un message :
« Je suis à Albuquerque. »
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