Wild dog and Padre

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Les Yeux Bleus lisait un bouquin à voix haute depuis un bon moment, bien avant qu’on ait passé Santa Fe. Ça meublait. La route était longue. Surtout en roulant à 50 max avec ma chiotte. Remarque, c’était bien mieux que cette fichue country mais sans antenne, la radio de ma guimbarde ne captait que ça.

Je me demandais pourquoi je l’appelais toujours comme ça. Les Yeux Bleus… J’aurais pu dire Lilas, tout simplement. Mais je ne savais pas. Je lui avais demandé si ça la gênait ce surnom, mais absorbée par sa lecture, elle ne m’avait pas répondu.

L’histoire du bouquin parlait d’un combat entre un cachalot blanc et un capitaine qui avait juré sa perte. Moby Dick. Quand elle m’avait dit le titre, j’avais fait l’idiot en lui disant que je croyais qu’il s’agissait du dernier tube du chanteur. Pourtant, j’avais toujours adoré ce livre d’Herman Melville, je l’avais lu trois ou quatre fois avant de… Elle avait rigolé un bon coup. Ses yeux pétillaient. C’était chouette de la voir ainsi.


J’avais dévié de l’autoroute, au-dessus d’Ojo Caliente, plus loin, j’avais pris la 111. On allait s’enfoncer dans le territoire des descendants des Pueblos, le FBI ne viendrait pas jusque-là, du moins pas avant un bon moment.

Les roues du Mitsu avaient franchi la cattle grid délimitant le début de la route, puis la voie s’était rétrécie. Au bout de trois miles, elle s’était élevée rapidement et le paysage avait changé complètement. Les collines avaient succédé aux dunes, elles-mêmes étaient remplacées par des montagnes. La végétation avait comblé de son vert l’absence chromatique, les pins, parsemés en petites forêts, avaient chassé les buissons grillés. Le chaud avait laissé la place au frais et m’avait obligé à remonter ma vitre.

Je roule en espérant trouver un endroit pour manger un morceau et dormir, mais plus j’avance, plus je doute. Un panneau indique « Vallecitos » à cinq miles, s’il n’y a rien, je ferai demi-tour.

La bête déboule à ce moment-là. Sombre, enfin, il me semble. Je freine brutalement, puis donne un coup de volant. L’avant gauche du pick-up la percute. L’animal roule devant la voiture et reste un instant allongé sur l’asphalte. Le temps que je reprenne mes esprits, il se relève. En boitant, il escalade le petit talus bordant la route, et disparaît dans la forêt.

– Un coyote, crie Les Yeux Bleus. On a écrasé un coyote.

– Merde ! Pauvre bête.

J’enclenche les warnings et descends du Mitsu. Le pare-chocs est plié et une touffe de poils y est encore accrochée. Je me penche pour voir s’il y a d’autres dégâts et remarque des traces de sang.

– Il est blessé, je dis. Ça craint pour lui.

– Pourquoi ?

– L’odeur de son sang va attirer des prédateurs. Il va se faire grignoter.

– Le pauvre. Je n’avais jamais vu de coyote et le premier que je croise, on le bute.

– Il n’est pas mort… Attrape la trousse de secours derrière ton siège, on va à sa recherche.

– T’es dingue ! Jamais de la vie tu m’emmènes dans la forêt.

– Tout à l’heure tu me demandais ce qu’on pourrait faire, maintenant je te réponds. On va sauver un coyote.

Suivre sa trace n’est pas compliqué. Des gouttes de sang jalonnent son passage. Il n’a pas été bien loin, tout au plus une cinquantaine de mètres. Il est couché sous un arbre. Lorsqu’il nous entend, il se redresse difficilement et montre les crocs en jappant. Je fais un signe pour que Les Yeux Bleus reste en retrait, puis m’avance. L’animal devient agressif. Il va me bouffer tout cru. Il n’est pas si gros que ça, mais une seule caresse de patte et tchao. Je ne bouge plus. Les Yeux Bleus passe à côté de moi et, d’un coup, il s’arrête de gesticuler. Incroyable. Doucement elle s’approche, n’est plus qu’à un mètre lorsqu’il s’allonge, le museau posé au sol entre ses pattes.

Merde, cette gonzesse parle aussi le coyote !

Sa main s’attarde sur la tête, elle glisse sur le pelage et va jusqu’à la blessure. Sans se retourner, elle me dit :

– Marsh, va chercher le pick-up. On ne peut pas le soigner ici.

Charger la bête dans la benne n’est pas facile, mais on y arrive. Je roule doucement jusqu’à Vallecitos, jusqu’à la misère. Le petit village est en partie déserté, et certaines maisons tombent en ruine. Des vieux bidons étalent fièrement leur rouille, du bric-à-brac parsème des jardins abandonnés. Par endroit, traînent des carcasses de bagnoles. L’argent n’habite pas ici. J’enfile la piste en espérant trouver des habitants, mais les rues sont désertes, alors je stoppe devant ce qui ressemble à une chapelle. Des chants s’en échappent. Je franchis la porte.

Tout le monde se tourne vers moi. Pendant encore un instant, l’orgue mal accordé continue de jouer puis s’arrête à son tour. Une vingtaine de personnes sont là, je me sens mal à l’aise de les interrompre.

¿Por favor, me puedes ayudar ? Tengo un coyote herido en el coche.

Mon espagnol ne doit pas être terrible, car personne ne bouge. Je m’apprête à parler de nouveau quand un homme s’approche de moi. Il porte une tunique blanche ornée de motifs caractéristiques. J’en déduis que c’est le Père.

Padre, ¿conoce alguien que pueda cuidar un animal ?

Si. En el refugio más arriba en el camino.

Il se retourne, dit :

Julio, Miguel, ven conmigo, los otros se van a casa.

Les gars montent dans la benne puis rejoignent les Yeux Bleus et la bestiole, le Padre s’assied sur le siège passager.

– Vous êtes Français ? me demande-t-il.

– Mon accent, je suppose.

Il hoche la tête.

– Vous, vous le parlez bien, je dis.

– J’ai fait mes études à Paris, je m’y suis même marié. À la mort de ma femme, je suis revenu.

– Désolé, Padre.

– C’est rien… Que venez-vous faire par ici ? Les rares personnes qui nous rendent visite viennent en général pour se cacher ou pour oublier. On voit très peu d’étrangers comme vous et votre compagne.

– Je ne voudrais pas vous causer des ennuis, Padre. Dès que nous aurons déposé l’animal, nous partirons.

– Pour aller où ? Je me doute que vous n’avez pas d’endroit où dormir et faire du camping dans les parages n’est pas recommandé.

– Hmm…

– Ce que vous venez de faire, peu de gens le feraient. Tous les animaux sont sacrés pour notre peuple. En sauver un vous ouvre les portes de notre paradis.

– Je ne suis pas spécialement croyant et ça m’étonnerait que Les Yeux Bleus le soit aussi.

– Quel surnom surprenant. Il ne m’a pas semblé voir cette couleur dans son regard.

Je souris.

– C’est une longue histoire, Padre.

Il sourit à son tour.

– Dites-moi, comment avez-vous fait pour réussir à approcher cet animal ? Blessé, il peut être dangereux.

– Pour ça, il faudra demander à la fille qui le caresse.

Je jette un coup d’œil dans le rétro intérieur. Les Yeux Bleus me regarde. Un sourire de lumière raye ses lèvres.

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