All in black
L’agent Cayton se pointe en début d’après-midi. Le genre large d’épaules habillé tout en noir, sûr de lui, pédant. Le genre croque-mort de fête foraine. La blancheur de son sourire carnassier contraste sur son costard. Sûr que son slip et ses chaussettes sont couleur nuit aussi. Ce type est noir et blanc, sans couleur, sans saveur. Ça va pas être facile de négocier avec ce zèbre.
Il reste un bon moment dans le bureau du shérif à écouter l’enregistrement qu’a fait Les Yeux Bleus. Je l’entends qu’il passe et repasse la bande. La gueule qu’il tire ne présage rien de bon, il n’a pas l’air convaincu des paroles de Mike. Il se pointe vers ma cellule en ajustant le nœud de sa cravate noire, puis se cale à vingt centimètres des barreaux en chaussant sa paire de Ray-Ban.
J’irradie tant que ça pour qu’il mette des lunettes de soleil !
– C’est quoi ton nom ? qu’il me demande sans ouvrir la bouche.
– Marsh.
– T’es un enfoiré de français ?
– Hmm…
– J’peux pas voir les Français. Ils se croient supérieurs et se sentent toujours obligés de donner des leçons. Tu sais que j’ai écouté ton enregistrement. J’y crois pas du tout, comme le shérif. T’es pas chez les cow-boys ici, on ne frappe pas un gars pour lui faire dire n’importe quoi.
– Mais, il avoue le meurtre d’une femme ! Il indique même où elle est enterrée. Allez voir.
– Lui et les autres types sont connus et appréciés ici. Ce sont de gentils et honnêtes citoyens, pas des violeurs ni des tueurs. C’est une petite ville tranquille et d’après le shérif, aucun enlèvement ou crime n’a été commis depuis plus de dix ans. Par contre, toi, t’es pas clair. On a une vidéo de toi à la station-service de Tuba City. On t’y voit acheter de la nourriture dans le magasin, après, tu disparais derrière un van, puis on te voit de nouveau partir en courant avant que le camping-car explose. T’as une explication ?
– J’en ai une, mais vous n’allez pas me croire.
– Je t’écoute, essaye de me convaincre, Marsh.
Il sort un carnet d’une poche et note tout ce que je raconte.
Je commence par cette partie de poker à Las Vegas et la banque que j’ai fait sauter. Puis Dents Dorées qui, le lendemain matin, m’attendait avec un flingue devant le camping-car. Comment je me suis débarrassé de lui. J’ai balancé ensuite que ce même dude m’attendait au van à la station de Tuba City. Que ce con avait tiré dans le réservoir d’essence puis s’était cassé la gueule. Que dans sa chute, il avait de nouveau tiré un coup de feu qui avait provoqué une étincelle, entraînant l’explosion et sa mort. J’ai tout raconté, sauf la présence de Les Yeux Bleus.
D’un geste lent, il enlève ses lunettes. Il me regarde bizarre, puis un éclair d’intelligence passe dans ses rétines couleur whisky.
– De quel mort tu me parles, Marsh ? qu’il me sort. Il n’y a eu aucune victime.
J’en reviens pas.
– Mais le gars avec son flingue… Dents Dorées.
– Connais pas !
Je réalise tout à coup que cet enfoiré a eu le temps de se relever et de se tirer avant l’explosion. Ça me soulage. L’agent Cayton reprend.
– Elle est sympa ton histoire, mais t’es un baratineur. T’oublies plein de détails. Du style, qui conduisait la bagnole, qui t’a amené à l’hôpital de Montezuma ? Parce que tu vois, on sait que le van a été loué à Los Angeles par une femme. On sait aussi que tu n’étais pas seul dans cette chambre à Vegas, tout comme on sait que c’est certainement la même personne qui t’a déposé à l’hosto et qui a payé pour les soins. Même Mike parle d’une fille qui l’a tabassé. Et toi, tu ressembles pas à une gonzesse.
Merde, il est perspicace l’agent Cayton.
– Alors, reprend-il, ou tu me racontes la vérité et tu me dis qui est cette fille, ou tu vas moisir au trou pendant un bon moment.
Sous ses airs de cerveau en forme de gruyère, l’agent Cayton en arrive là où il veut. Je suis coincé. Je ne sais même pas où est Les Yeux Bleus en ce moment. Sans elle, je suis cuit. Je n’ai pas le choix, et recommence.
Quand j’arrive à la fin, l’agent Cayton s’approche des barreaux. Il me parle doucement.
– Je ne demande qu’à te croire. Un cold case accroché à mon CV ça aurait de la gueule.
– Merde, c’est la vérité. Allez fouiller l’endroit indiqué.
– Mouais, comme je disais, je voudrais bien, mais sans la fille…
La porte du bureau du shérif s’ouvre d’un coup. Un homme, les mains levées, entre à reculons. Du sang recouvre ses avant-bras et il boite. En suivant, apparaît une bête tous crocs dehors. Cayton et le shérif attrapent leur flingue, braquent le coyote.
– Ne tirez pas ! je crie. C’est Billy, mon coyote. Les Yeux Bleus ne doit pas être loin.
Elle entre à son tour. Son visage porte les stigmates d’une nouvelle lutte, ses yeux brillent encore d’une noirceur intacte. Devant les flingues levés, elle marque un arrêt. Mais elle n’est que détermination. Elle brave sa peur puis avance de nouveau. Dans son sillage, elle traîne un homme. Elle le lâche au milieu de la pièce sous les regards ébahis du shérif et de l’agent Cayton.
Cette nana est incroyable. Elle a fait mordre la poussière à trois types à elle seule. Elle me regarde.
Je ne sais pas si c’est un petit sourire qu’elle m’envoie, je ne sais pas si c’est un clin d’œil qu’elle m’adresse.
Tout ce que je sais, c’est que Les Yeux Bleus est revenue… pour moi.
Les fouilles réalisées le lendemain ont dévoilé le corps d’une jeune fille tuée deux ans plus tôt. Une petite semaine après, les trois gus sont expédiés dans une prison d’état. Dire qu’ils vont dérouiller est certainement loin de la vérité.
Les Yeux Bleus a été faite citoyen d’honneur de Fairplay. Elle a enchaîné les réceptions et les multiples invitations. Sans parler des télévisions du coin qui se sont arrachées sa présence sur leurs plateaux. Elle est devenue l’héroïne locale… s’ils savaient pour son ancienne vie.
Moi, je n’ai rien vu de tout ça. Malgré l’acharnement de l’agent Cayton à vouloir me faire sortir de prison, j’y suis resté trois semaines. Lenteurs administratives soi-disant. Tu parles ! Ça le faisait marrer de me voir croupir sur une paillasse pleine de puces. Les Yeux Bleus venait tous les jours avec Billy et me racontait ces journées de dingue. Nos mains avaient du mal à se séparer lorsqu’elle devait partir. Je ne tenais que grâce à elle.
Puis un jour, on a repris la route. Notre vie n’était pas là.
Après Denver, j’ai bifurqué sur la gauche.
Direction soleil.
Direction plein Ouest.
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