Page blanche
Et bien voilà, c’est fini… Plus d’histoire de planques, de galères, de fugitifs. Le plan de Marsh sur lequel je n’aurais pas misé une cacahuète a fonctionné. Mon passé de tueuse est enterré dans un coin du Colorado et l’homme de ma vie qui pensait avoir tué un type aux dents étincelantes est blanchi. On est débarrassé de nos casseroles. Vierges comme une feuille blanche.
On peut l’avoir notre vie tranquille, faire de vrais projets, tous les trois, avec Billy. Construire du solide, du rassurant, du sécurisant… Se projeter dans un avenir radieux.
Ouais…
Alors, on s’est installé au bord de la mer, dans une petite baraque, près de Los Angeles. Est-ce qu’on a choisi cet endroit par hasard ? Je ne crois pas. Deux anges au pays des anges, on ne pouvait pas rêver mieux. On a trouvé du boulot. Rien de fou mais respectable. On est posés. On a un agenda et des horaires. Une vraie petite vie bien rangée. Ne nous manque plus que des gosses.
Mouais…
Mais, finalement, si je suis honnête, est-ce que cette vie va me plaire ? Je n’en sais rien. Une vie plan-plan, rien de dingue qui risque de nous tomber sur la tronche pendant des années, bof… Mon truc, c’est l’adrénaline, quand ça va à cent à l’heure, quand on ne sait jamais ce qu’on va faire le lendemain, et j’adore être balancée en pleine nuit sur le siège du Mitsu. Je déteste l’ennui… C’est comme ça.
Un soir, je suis rentrée du boulot. Je crois que je faisais un peu la tronche, je ne savais même pas pourquoi. Le ciel était bleu, le bruit des vagues me chatouillait les oreilles, un verre de vin m’attendait sur la table de la terrasse. Je n’avais aucune raison de ne pas être heureuse. Je me suis écroulée sur un fauteuil. Marsh m’a dévisagée, je n’ai pas eu droit aux questions habituelles sur la manière dont s’était déroulée ma journée (ben… bien), sur ce que j’avais déjeuné à midi (comme d’hab, un avocado toast), si je voulais qu’on aille se promener sur la plage avec Billy (oui, on le fait tous les jours !) Non rien. Aucun rituel. Il se taisait, me scrutait, cherchait une étincelle dans mes yeux. J’ai posé mes lunettes de soleil sur mon nez. Je n’avais pas envie qu’il y voie ce truc terne qui me brouille la vue.
On est restés silencieux un petit moment puis il m’a balancé :
– Il se passe quoi Les Yeux Bleus ? J’ai beau chercher, je ne te retrouve plus. T’es là à côté de moi, mais j’ai l’impression de voir ton fantôme.
Silence. Je n’ai rien à lui répondre. Il continue.
– Je vois bien que tu commences à tourner en rond, je te connais, tu sais. Si tu t’emmerdes, tu vas te barrer. Et moi, je veux te garder, Baby. Alors, je vais te proposer quelque chose. T’as toujours un bouquin dans les mains… T’adores lire… Pourquoi tu n’écris pas un truc ? Je ne sais pas, moi. T’as qu’à la raconter, notre histoire.
– Marsh, tu as picolé combien de whiskies en m’attendant ? Ou tu as trop pris le soleil sur la caboche cet après-midi. Je suis incapable de faire ça. Je ne sais pas écrire !
– Si, je suis sûr que tu sais. Je vais même t’aider. Je te donne la première phrase de ton roman : Tu rentres au Roy's Motel, tu vois un mec au comptoir… T’as le début, tu n’as plus qu’à continuer.
– Tu es mignon ! Et gentil ! Mais aussi complètement à côté de la réalité. Jamais je ne pourrai aligner deux mots, alors, un roman…
Je crois que cette conversation est en train de m’agacer. C’est comme s’il me proposait un défi dont j’ai envie depuis longtemps, mais que je sais inaccessible, compliqué. Trop haut pour moi. J’ai le vertige et que la tête me tourne rien que d’y penser. Mais Marsh ne le sait pas.
– C’est simple, on va jouer ce deal à pile ou face. Tu choisis quoi ? me propose-t-il subitement.
Il cherche dans la poche de son jean, il sort une pièce.
Non ! S’il croit que je ne la reconnais pas le dollar que je lui ai laissé dans l’enveloppe à l’hosto. Ce talisman ne le quitte jamais. Il veut qu’on joue au plus malin ? Je me demande s’il me connaît si bien finalement en me proposant ce piège très grossier.
– Bon, puisque tu veux parier, d’accord, on parie. Face, j’essaye d’écrire. Pile, tu oublies ton idée à la noix.
Il jette la pièce. Billy, qui dormait d’un œil comme un coyote, jaillit et la saisit au vol. Mince, je n’aurais jamais dû lui apprendre à choper des trucs en les lui balançant en l’air. J’entends Marsh qui grommelle « fais chier, ce clebs. » Après une longue lutte, Billy daigne enfin nous laisser reprendre le dollar, le fameux « One dollar » magique, un peu baveux mais entier.
Dégoûté, Marsh essuie la pièce d’un geste sur son jeans et me la relance. Je la chope en vol. Elle est au fond de ma main. J’ouvre mes doigts en rigolant intérieurement.
C’est impossible. La pièce que je lui ai donnée dans le désert était trafiquée. Ses deux côtés représentaient un aigle alors que la Statue de la Liberté orne celle que j’ai dans le creux de ma main. Je la retourne, la même Dame au flambeau semble me sourire. Je reste muette.
Marsh me regarde, un sourire au coin des lèvres :
– Tu crois qu’il n’y a que toi qui sais trouver des pièces truquées ?
J’éclate de rire.
– Yep ! T’as gagné ! Tu es beaucoup plus fort que ce que je pensais, tu m’as bien roulée. Alors, d’accord, je vais essayer. Ne t’attends quand même pas à un truc de dingo.
En trinquant à ce nouveau projet, je me rends compte que son idée m’angoisse… autant qu’elle m’électrise et fait battre mon cœur. Il a raison. Le plus dur à écrire, c’est la première phrase et il me l’a donnée.
Le lendemain, assise en bout de table de la cuisine, mon stylo fusait sur le papier comme le feu. Rien ne pouvait l’arrêter.
J’ai levé la tête à un moment, Marsh se tenait devant moi. Ses yeux pétillaient, sa bouche n’était que sourire. Je crois qu’à mon tour, mes lèvres se sont étirées.
Je lui ai fait signe de venir contre moi. Nos doigts se sont mêlés. Avant qu’il ne m’embrasse je lui ai dit :
– Tu sais, cette histoire c’est la nôtre, je ne l’écrirais pas toute seule.
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