Don’t back

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J’espérais que cette journée soit identique aux autres.

Enfin, comme celles écoulées depuis deux ans. Si le bonheur a un nom, il s’appelle Les Yeux Bleus. Je sais que le temps passe vite, mais à ses côtés, il retient son souffle et s’alanguit en heures interminables. Une chienne de vie pour cette éternité. Une parenthèse dans une existence exclue de fierté.

Est-ce possible pour un type comme moi ?

Jamais je ne l’aurais envisagé. Pourtant, un regard avait suffi à me donner l’envie d’y croire. Il était bleu, liquide, sans fond. Je m’y suis noyé et ne le regrette pas.

Le bonheur ne tient parfois qu’à un dollar, surtout s’il est faux. Je ne sais pas s’il porte chance, pourtant je le garde précieusement dans la poche intérieure de mon cuir, sur le cœur.

J’espérais que cette journée soit identique aux autres. Je sais qu’elle ne le sera pas.

Je me suis levé de bonne heure. Sans bruit, j’ai attrapé un sac que j’avais caché dans un placard, puis j’ai enfilé une paire de godasses et mon blouson.

Sur la table de la cuisine j’ai laissé un mot :

« J’ai réservé le jet pour NY. Départ vendredi prochain. Je ne pourrai pas être avec vous. Je vous embrasse, toi et Billy. »

Un dernier regard… La porte se ferme sur mon sursis.

Mon Mitsu descend en roue libre jusqu’au portail. Il s’ouvre. Je démarre. Le moteur crache sa vieillesse en volutes sombres. La brise marine les disperse, comme elle éparpille mon passé, mon avenir. Ne pas regarder dans le rétro, ne pas renoncer, ne pas… se retourner. J’enfonce l’accélérateur, disparaît dans le soleil levant.

En bas de Palos Verde, j’hésite sur le chemin à prendre.

La ville ou l’autoroute ?

J’ai envie de traverser Los Angeles une dernière fois du Sud au Nord en longeant la côte. Un dernier movie de soleil, de palmiers et de sable. Une dernière bande son rock’n’roll.

Plus loin, après Santa Barbara, j’enquillerai la 1 et filerai d’un trait jusqu’à San Fran.


La tentaculaire s’efface petit à petit. Le Pier de Santa Monica s’évapore en roue libre, la plage, encore inhabitée, disperse quelques joggeurs en mal de sueur. Malibu prend la relève. La belle se réveille au bruit des dollars qui s’entrechoquent sur les murs des villas, aux carrosseries dorées à l’or fin, à la perfection taillée en bannières étoilées. Je file, glisse enfin sur la Pacifique Cost Highway et abandonne ma vie… Pour deux vies.


Le message ne comportait aucune ambiguïté.

« On sait que tu es vivant. »

Je me suis liquéfié. Une minute j’étais là, la suivante ailleurs. Un tourbillon m’aspirait, me siphonnait. Six mots. Six mots en forme de lame de rasoir. À eux seuls, ils prouvaient que le fil qui me reliait à la réalité n’était composé que de filaments éphémères. Un par un ils cédaient.

Ils m’avaient retrouvé. Comment ?

J’ai pensé à cette notoriété aussi soudaine qu’imprévue. Le fait de passer de rien à tout en un clin d’œil. Le rêve américain dans son état brut. Capable de te monter aux nues et de t’en descendre plus vite.

On n’a pas fait attention à nos arrières. Emportés par le succès, on n’a pas pensé que les médias pouvaient nous nuire. Bien sûr que ma pomme et celle de Les Yeux Bleus ont fait le tour du pays. Peut-être même plus. Bien sûr que l’info se conjugue et se consomme à tous les temps. Ils ne pouvaient que nous retrouver. Ils m’ont retrouvé et en fait, le comment n’a aucune importance.

Je ne lui ai rien dit. Je me suis enfermé entre quatre murs invisibles. Muré dans mon silence. Perdu dans des pensées plus noires les unes que les autres. Mille questions me torturaient et m’empêchaient de dormir. Pourtant, la finalité ne faisait pas de doute.

Trois jours sont passés. Ce premier message me semblait lointain, fantomatique, lorsque mon téléphone sonna. Un numéro américain s’affichait. Sans réfléchir, je décrochais.

Cette voix. Douce, suave, mâtinée d’accent corse, indomptable, ferme, plus déterminée qu’une balle.

– Tu choisis, mon amour. Toi ou elle.

Rien d’autre. Un mur. Un butoir. Une fin.

Comment le lui dire ?

Je savais bien que cette vie lui plaisait. Un nouveau départ pour elle aussi, après un parcours jalonné de sang. Passer d’une existence de fureur, à la fureur de la douceur.

Je savais qu’elle aimait plus que tout cette maison sur les hauteurs de Palos Verde, cette vue qui embrassait à la fois l’océan et Los Angeles. L’immensité et le cloisonnement. Le froid et le bouillant. Elle se retournait à chaque départ. Sa main s’attardait sur la porte de bois. Elle lui parlait intérieurement. Chez elle. Elle était chez elle. Elle est chez elle. Elle sera toujours chez elle.

Je ne pouvais briser ce lien, ne m’en sentais pas le droit.

Et puis, autre chose me retenait. Un petit je ne sais quoi, presque indéfinissable. On dit toujours que les hommes sont les derniers à savoir. Pas moi. Moi, je le savais, je le ressentais au plus profond de mon être. Ce sentiment de puissance qu’elle exhalait ne trompait pas. Je la voyais hésiter à m’en parler, peut-être attendait-elle le bon moment.

Je ne pouvais briser cet avenir. Hors de question.

Le lendemain, j’ai envoyé un message à ce même numéro :

« Où ? »

La réponse fut immédiate :

« San Francisco dans 7 jours. Instructions sur place. »

Ces sept jours n’étaient pas anodins. Ils correspondaient exactement au temps passé au sommet de la presqu’île de la Rondinara. Sept jours au bout desquels la fille de Tony les bras longs m’avait demandé de l’épouser. Sept jours pour me rappeler que mon choix de l’époque n’était pas le bon. Sept jours avant de mourir.

Il n’en reste plus que quatre, lorsque je sors au niveau de Morro Bay pour nourrir mon Mitsu.

Demain, Les Yeux Bleus s’envolera pour New York avec Billy. Là-bas, personne ne la cherchera, elle y sera en sécurité si jamais je me défile au dernier moment. Je sais qu’elle va passer la journée à me chercher, à me maudire, à vouloir ma mort. À se demander pourquoi je suis parti.

Mais elle est forte, plus qu’elle ne croit.

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