One last kiss before Dying
Je suis abasourdi… Mon fils.
Roberto descend des genoux de Clara. Un instant, il hésite, puis vient vers moi. Le petit bonhomme s’arrête à un mètre. Je m’accroupis. Un sourire canaille raye ses lèvres. Un pas. Deux. Il se jette à mon cou, le serre fort. Lentement, mes bras se replient autour de lui. Je ferme les yeux, le respire, le fais mien.
Combien de temps suis-je resté sa tête enfouie contre mon épaule ?
Je n’en sais rien. Une fraction, une seconde, une éternité.
Quelle sensation incroyable. Un mélange de force, de tendresse, de puissance, de protection, de fierté. Moi qui croyais n’être capable de rien, j’ai fait un enfant. Un petit être blotti contre moi. Sa chaleur rayonne, m’envahit, accapare mes pensées. Je m’imagine à ses côtés partout où il sera. Je le vois grandir, devenir un homme, s’éloigner pour faire sa vie, revenir.
Mais moi, je me suis enfui.
J’ouvre les yeux sur un autre monde. Il est immense et je ne suis que poussière.
Clara le savait quand elle m’a demandé de l’épouser.
Moi, je me suis enfui.
Je me redresse avec Roberto dans les bras. Elle se tient debout. Une de ses mains repose sur son bureau, l’autre essuie les perles qui coulent de ses grands yeux noirs. Des trémolos agitent sa voix.
– Il a ton regard et ta bouche dit-elle. Vois comme il te ressemble.
Elle a raison. Son visage est un amalgame de nous deux.
– Roberto, c’est ça ?
Elle acquiesce d’un mouvement.
– C’est le plus beau des prénoms, dis-je. Quel âge as-tu, bonhomme ?
– Cinq ans, répond-il.
– Déjà ! C’est vrai que tu es grand et fort.
– Comme mon papa.
Papa… Ce mot me bouleverse. Clara s’en rend compte.
– Je lui ai tant parlé de toi, montré toutes nos photos. Il te connaît comme si tu avais toujours été là.
Je souris, puis dépose Roberto à terre. Il rejoint sa mère.
– Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? je demande.
Ses yeux se baissent sur la moquette. Une larme s’échappe et s’écrase. Voir Clara aussi émue me fait quelque chose, mais je ne saurais dire quoi. Elle relève la tête dans un sanglot que je devine faux et me balance :
– Et toi, pourquoi es-tu parti ?
La question paraît anodine. Elle ne l’est pas. J’ai préparé une réponse depuis longtemps, je n’ai qu’à la réciter. Pourtant je n’y arrive pas, désarçonné par cette fille, cette mère. Par la présence de Roberto. Je bafouille.
– Je ne sais pas.
Rien de plus. Je ne suis qu’un crétin, un idiot, un dégonflé.
– Si tu savais combien j’ai pleuré quand mon père m’a dit que tu étais mort, reprend-elle. Je ne voulais pas de ce contrat sur ta tête, mais lui ne voyait que le déshonneur de sa fille. Je l’ai supplié de renoncer… J’ai toujours su que tu étais vivant, je le sentais au plus profond de ma chair.
Elle fait un pas dans ma direction, moi, je recule. Ne pas céder encore une fois.
– Un ange m’a sauvé. Sans elle, je ne serais pas là.
– Tu parles de la fille qui m’a remplacée ?
Les larmes ont fait place au feu dans ses yeux. Sa réplique, cinglante, ne laisse planer aucun doute sur ses objectifs envers Les Yeux Bleus. Je le sais depuis son premier SMS. La douce Clara se montre sous son vrai jour. Une poigne d’acier cachée sous un maquillage de larmes. Une tueuse drapée de fausse sensibilité. Elle en joue, parfois en abuse.
Je la connais.
Peut-être espérait-elle me garder à ses côtés maintenant que je sais pour Roberto. C’est pour ça qu’elle m’a fait venir jusqu’ici. Elle m’attendait et savait que je viendrais avant l’heure. Le champ est libre derrière moi. Si je dis oui, elle lancera ses sbires aux trousses de Les Yeux Bleus. Mais ils ne la trouveront pas, du moins pas dans l’immédiat. Tant qu’elle vit, Clara n’aura de cesse de vouloir la tuer. Jamais elle n’acceptera de ne pas me savoir entièrement à elle.
Je la connais. C’est écrit, depuis le début.
C’est pour ça que je n’ai rien dit à la femme au coyote. Elle aurait attendu, n’aurait fait qu’une bouchée des hommes lancés à sa poursuite. Le combat final aurait versé le sang, beaucoup, trop.
C’est pour cela qu’il n’y aura qu’une victime, une seule.
C’est moi qui fais deux pas dans sa direction maintenant. Sa main se pose sur ma poitrine, sa bouche vient à la rencontre de la mienne et s’ouvre en esquisse de baiser. Elle pense m’avoir assouvi à sa volonté, elle croit avoir gagné. Sa réaction n’en sera que plus violente, je n’en attends pas d’autre.
Mes doigts s’interposent entre nos bouches.
– Enlève ta main, Clara. Je ne t’appartiens pas et ne t’appartiendrai jamais. Je suis l’homme d’une seule. Ce n’est pas toi.
Son visage n’est que surprise, puis, il se déforme de colère. Ses lèvres se tordent sur un rictus, ses yeux se balafrent d’éclairs de fureur, sa mâchoire se strie au gré de la férocité qui l’habite. Une fois de plus elle perd, une fois de plus je lui résiste. La dernière.
Sans me lâcher du regard, elle prend Roberto dans ses bras puis s’approche au plus près de moi.
– Tu ne reverras plus ton fils, me balance-t-elle à la figure.
Clara se retourne et emmène le petit. Elle ouvre une porte, chuchote à l’oreille de l’enfant et le laisse disparaître dans la pièce. Porte verrouillée, elle revient à son bureau puis ouvre un tiroir. Elle sort un pistolet et me braque. La pression sur la détente fait rougir ses phalanges. Encore un millimètre et je ne serai plus. Mais elle n’y arrive pas. L’arme tremble dans sa main. Je devine le combat qui oppose sa conscience et son envie, pourtant elle connaît l’épilogue. Son bras se baisse.
– Clara, pourquoi hésites-tu ?
– Je ne peux pas tuer le père de mon enfant. Parce que je t’aime, parce que…
Un bruit dans le couloir l’interrompt. Malgré le capitonnage, on entend des cris. La violence fait rage dans le corridor. Une fraction de seconde plus tard, la porte s’ouvre brutalement sur un homme cagoulé et armé. Lui, ne tergiverse pas. Son flingue crache deux balles dans un bruit étouffé. Les projectiles finissent leurs courses en gerbes de sang dans la poitrine de Clara. Elle s’effondre sur le dos. J’ai un mouvement de recul. La ligne de mire du canon pivote sur moi. Je me jette au sol et roule derrière le bureau alors qu’une autre balle arrache un morceau de bois. D’un geste rapide, je saisis le flingue de Clara. Il épouse ma main. Je retrouve mes anciens réflexes, je m’étais pourtant juré de ne plus y recourir. Mais je n’ai pas d’autre solution. La violence en ultime décision. Si ce type me tue, il s’occupera de mon fils en suivant. Je ne peux pas le laisser faire. Un autre chuintement. La balle se perd dans la moquette à côté de moi. Je me lève… Nos tirs se rejoignent. Le mien touche son épaule alors qu’un impact plein cœur me projette en arrière.
Je tombe. J’entends des pas. L’homme s’enfuit. J’ai réussi. Je crois que je souris alors que le noir m’entoure… Les abysses m’appellent. Je ne leur résiste pas. C’était écrit.
Une douleur intense me réveille. J’ouvre les yeux sur un paysage flou, cotonneux. J’ai l’impression que mes doigts caressent de l’herbe. Une autre pulsation me secoue, une autre douleur. Ma tête repose sur un sol de boue.
Où suis-je ?
Quelle drôle de question, je sais où je suis. En Serbie. À mes côtés, gît un jeune homme dont je ne sais rien. Dans nos mains, un fusil d’assaut.
Encore une brûlure à la poitrine. Elle revient. Fréquente, toujours plus forte.
Mon corps épouse la terre qui m’entoure. Il s’y enfonce.
Un dernier choc contre mon cœur.
Je me redresse d’un coup en portant une main à mon thorax. Mes yeux font le net. Devant moi se dessine d’abord une ouverture dans un mur. Je reconnais la porte par laquelle est entré le tueur. Mon regard dévie jusqu’à un meuble. À ses pieds s’étale un corps. Clara. Je suis dans son bureau… Mais je devrais être mort. De nouveau, la douleur m’irradie. Mes doigts s’attardent sur mon cœur. Je sens un objet dur.
Je réalise.
Le dollar truqué de Les Yeux Bleus.
La pièce a arrêté la balle. Je la sors de la poche. Elle est toute déformée.
Mon ange.
Un gémissement. C’est Clara. À quatre pattes je la rejoins. Une flaque de sang s’échappe sous son corps et imbibe la moquette. Elle me voit, me fait un sourire. Je m’approche. Elle parle, doucement, comme à bout de souffle.
– Mon amour, prends soin de Roberto, de ton fils.
Je ne dis rien.
– Embrasse-moi une dernière fois… Tu veux bien ?
Ma bouche se pose sur la sienne. Un dernier baiser sur lequel elle ferme les yeux. Pour toujours.
Difficilement, je me lève. Un tourbillon me fait vaciller, mais je me dirige vers la pièce qui abrite Roberto. Je l’ouvre. En pleurs, il se précipite contre moi. Il a compris. Je le prends dans mes bras et recouvre sa tête avec mon blouson. Je ne veux pas qu’il voie sa mère comme ça. Ni tous les cadavres qui jonchent le sol du tripot. Les salauds qui ont fait cela n’auront aucun endroit où se cacher. Tony ne laissera pas la mort de sa fille impunie.
Le sang va couler, en torrent.
Moi, je serai déjà loin.
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