Piano

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Depuis l’aéroport de New York, j’avais réussi à négocier que le départ du jet, prévu le lendemain, soit avancé. Je pouvais décoller à 23 heures. Je ne savais pas encore où je devais atterrir, ni dans quel lieu ni dans quelle ambiance. Ce que j’avais appris sur cette fille en téléphonant au type qui m’avait donné le tuyau par message m’avait glacé le sang. Elle aussi, c’était une killeuse, sa réputation était terrifiante. Bras droit de son père, intransigeante, cruelle, déterminée… Et ex-amoureuse de Marsh. Il m’avait aussi dit que Clara avait rejoint San Francisco dix jours auparavant. C’était là que je la retrouverais et notre rencontre risquait d’être sanglante. Je ne la laisserai jamais mettre la main sur l’homme de ma vie. Jamais.

J’avais essayé de dormir un peu dans l’avion mais c’était impossible. J’imaginais toutes les situations, Marsh mort ou roucoulant dans ses bras. Avec les versions intermédiaires, lui blessé ou regrettant son choix s’il restait avec moi.

Elle était dangereuse. C’était une certitude. Moi, je l’avais été toute ma vie. Sauf depuis deux ans.

Mon téléphone avait vibré… Un SMS :

« La fille, tu peux la trouver à San Francisco, à l’angle de Broadway et Montgomery Street, Chez Tony. »

C’était un des tripots de son père, dans le quartier mi-rital mi-mafieux. Marsh serait probablement dans les parages. Le pilote avait réussi à modifier notre itinéraire, arrivée prévue en tout début de matinée.

Il ne me restait plus qu’une seule chose à faire : trouver un plan pour sauver notre histoire. Le pouvais-je encore ? Si je devais tuer cette fille, je le ferai et peu importe les conséquences.

Billy me regarde, sent ma colère, mon angoisse, ma terreur. Blessé comme il l’est, il ne sera pas d’une grande efficacité, mon coyote.


Le jour se lève. L’océan à ma gauche ne change pas, toujours mobile sans qu’on y vît pourtant le moindre mouvement. Le soleil dans mon dos commence à apparaître, une boule de feu qui se montre doucement. La journée s’annonce belle, au moins dans le ciel. Le commandant me prévient de l’atterrissage proche.

Deux silhouettes jaillissent sur le tarmac, une boitille, l’autre est terriblement déterminée.


Je m’engouffre dans la première voiture disponible. Une limousine… C’est n’importe quoi mais aucune importance. Ma vie est devenue un tel cinéma, finalement, cette voiture est raccord. Sur la route, j’ai enfin des nouvelles de Marsh, un appel où je ne comprends pas grand-chose. Il va bien, c’est l’essentiel. Je dois le retrouver en bas de Twin Peaks. Il me dit aussi autre chose mais la communication est mauvaise, je le fais répéter mais impossible d’entendre. Pas grave, on verra sur place. Mon cœur bat à tout rompre, il est vivant, je ne sais pas dans quel état, mais vivant ! C’est la seule chose qui compte. Je n’arrête pas de dire au chauffeur d’accélérer, mais cette saloperie de bagnole, ce n’est que de la frime, ça n’a rien dans le sac.

Je vois le Mitsu. Je vois Marsh. Je n’ai jamais autant souri. Il a l’air de tenir debout. Ça n’a pas d’importance. S’il est blessé, je le soignerai, le remettrai sur pied.

Je saute de la voiture, me jette dans ses bras. Il me serre fort. En reculant pour m’assurer qu’il est en un seul morceau, je vois un gosse caché dans son dos.

C’est quoi ce môme ? Pourquoi Marsh le tient-il par la main ?

– Marsh, tu es blessé ? Tu as mal quelque part ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je l’inonde de questions, ne le laisse pas me répondre.

– Et pourquoi tu tiens la main de ce gosse ? On va le ramener à ses parents. Ils sont où ses parents ? J’ai tellement envie qu’on rentre à la maison, tous les deux, avec Billy…

Marsh ne répond pas.

Brutalement, je m’arrête de parler. Je regarde attentivement le mioche, il doit avoir quatre ou cinq ans. Je me dis que j’ai déjà vu ce regard-là, ce sourire-là. Je ne veux pas comprendre ce qui est en train de me crever les yeux.

– Marsh, c’est quoi ce gosse ?

Il ne bouge pas, attentif à toutes mes réactions. Et enfin, il me dit d’une voix étranglée :

– Les Yeux Bleus, je te présente Roberto, mon fils.

Un piano vient de tomber du ciel, juste à mes pieds.

– Tu peux me répéter ce que tu viens de me dire ?

– Tu as très bien compris, c’est mon fils, celui que j’ai eu avec Clara. Je n’étais pas au courant qu’elle était enceinte à l’époque. Elle vient de mourir dans un règlement de comptes, il n’a que moi. Il a cinq ans.

C’est un peu trop pour moi tout cela. Je m’éloigne, remonte dans la limousine. J’ai entendu ce qu’il vient de me dire mais certaines implications m’échappent encore.

Si je comprends bien, le fils de Marsh est le petit-fils de l’assassin de mon père. Il a une hérédité un peu chargée, ce môme, non ?

Il me faut du tangible à cet instant. Billy. Je le caresse, lui demande de l’aide. Faut-il que je me barre ? Faut-il que je reste ? Un coyote ne répond pas aux questions existentielles, j’avais oublié. Alors, mécaniquement, je reconstruis en accéléré toutes mes murailles de protection. Je retrouve la cellule mentale capitonnée dans laquelle je me cache quand ça tangue trop fort. Ne pas sentir, ne pas aimer, ne rien montrer. Juste avancer.

J’appelle Billy, sors de la limousine en disant au chauffeur que la course est finie, qu’il peut rentrer.

– Marsh, donne-moi les clés, on rentre à la maison. Toi, le gamin, n’aie pas peur. Je te présente Billy, ce n’est pas un chien, pas un loup, c’est un coyote et il est à moi.

J’entends le petit demander à son père qui est cette dame qui sort de la grande voiture, il lui répond « c’est la femme de ma vie, te n’inquiète pas, elle est gentille. »

Ouais, gentille, mais pas tout le temps.

J’installe le coyote sur le siège passager et fais signe aux deux autres de monter à l’arrière. Je prends le volant, sors mes écouteurs de mon sac, les glisse dans mes oreilles.

– T’as qu’à lui raconter comment on a rencontré Billy à ton fils, on a 6 heures de route. Je crois que je n’ai pas envie de te parler.

Les kilomètres défilent, j’évite au maximum de croiser le regard de Marsh dans le rétro. Je me concentre sur la route. Ne pas penser. Malgré toute l’énergie que j’y mets, c’est impossible de ne pas laisser tournoyer dans tous les sens les informations de ces dernières heures. Cet enfant qui tombe du ciel, le jour de Noël. Si je croyais aux contes de fées, je me dirais que c’est un ange. Il a vu mourir sa mère, je sais ce que c’est de perdre un parent. J’imagine les bouleversements dans sa vie, dans son cœur.

Il lui reste son père. À partager avec moi.

Mais Roberto est prioritaire, ce n’est qu’un enfant.

Alors, je vais m’effacer. Lui laisser la place.

Finalement, l’arrivée subite de cet enfant dans notre vie contrarie terriblement mes projets. Je vais faire avec. Ou sans.

À Avila Beach, je décide de m’arrêter. J’ai envie d’océan, de souffler, de me poser quelques instants. Cette crique avec ses habitations colorées, ses cafés aux terrasses avenantes, cette jetée qui plonge dans la mer me permettra de faire une pause. Et de trouver du café ! Ça tombe bien, il y a de l’agitation à l’arrière. Marsh sort de la voiture avec son fils, un besoin urgent a priori. Je lui laisse les plaisirs de la paternité. Je m’occupe de Billy, commande deux expressos en passant, ajoute un jus d’orange et m’installe sur un banc de la promenade. Il fait bon, chaud. Je suis trop habillée. Pas eu le temps de me changer pour m’adapter au climat californien. Je retire mon manteau.

Roberto court sur la plage, Billy trottine, pas tout à côté de lui, mais pas très loin.

Marsh arrive, me découvre avec ma jolie petite robe. Il en reste un peu pantois, ses yeux expriment à la fois le désir, l’envie et le pardon. J’enlève mes écouteurs. S’il doit me parler, c’est enfin le moment. Il se penche sur ma nuque, dégage mes cheveux, m’embrasse juste ici. Il me glisse à l’oreille :

– Vous êtes les deux personnes les plus importantes de ma vie. S’il te plaît, reste avec moi.

Je n’ai qu’une vie, je m’en souviens. Et je lui dis :

– Oui.

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