Jabberwocky* *ʎʞʞoʍɹǝqqɐᒋ

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Faire un tour de l’autre côté du miroir…

Sans l’aide de Marsh, je ne peux pas y arriver. Il me regarde, m’encourage d’un signe de tête, il a compris qu’il fallait que je laisse une partie de mon histoire sur le bas-côté. Alors, je commence à raconter.

Je ne sais pas par où commencer, je n’ai pas l’habitude de me retourner. Je ne sais qu’avancer, encore et toujours. Sans réfléchir, poser un pas après l’autre. Toujours surprise d’être debout.

Il me faut à cet instant glisser dans la maison des secrets, monter jusqu’au grenier pour ouvrir les cartons empoussiérés et replonger dans les souvenirs soigneusement rangés dans des boîtes fermées à double tour. L’arrivée de ma sœur, tout à l’heure, vient de renverser le sablier. La colonne de grains de sable, en remontant, défie la gravité. Le temps s’écoule à l’envers.

J’ai trois ans.

Comme sur un damier d’échiquier, tout va par paire, ma mère et mon père, le chien et le chat, Émilie et Lilas. La vie est belle, dans une jolie maison au bord de la mer, nos parents nous aiment. Ma sœur est toujours avec moi, mon double, ma moitié, mon identité. Je ne sais pas comment font ceux qui n’ont pas de jumeaux. Arrive-t-on à trouver l’équilibre sans contrepoids ?

Les années passent, on a presque sept ans.

La vie nous gâte : l’école, quelques copains, pas beaucoup, moins que les doigts d’une main, les bains dans la mer sept mois dans l’année… Avec ma jumelle, nous en sommes au plus haut de notre point de fusion. Je suis dans sa tête, elle vit dans la mienne. Nous habitons dans une bulle de savon irisée et transparente, peuplée de lapins blancs toujours en avance, de chapeliers qui servent le thé dans des dînettes en porcelaine et du chien dont le sourire ne s’efface pas.

Pourtant, il y a parfois quelques éclairs qui rayent le bleu du ciel. Les parents s’enguirlandent, bien plus qu’avant. Je ne comprends pas ce qui se passe, des ennuis d’argent ou de fréquentations. Ces tensions inhabituelles, avec Émilie, nous les ressentons.

Et puis, un soir, alors que nous sommes seules avec maman, une voiture s’arrête dans la cour. Un homme en sort, une ombre sombre. Ma mère s’approche, il lui dit quelque chose. Elle ne bouge plus, statue pétrifiée. Enfermées dans la cuisine, impossible pour nous d’entendre les paroles échangées. Elle monte dans le véhicule, sans nous parler, sans nous regarder. Et disparaît.

Nous sommes restées longtemps, nous aussi, immobiles. Deux petites filles dans une maison vide, l’obscurité nous engloutissant lentement. À peine, distinguait-on deux ombres, l’une assise sur une chaise devant la fenêtre, l’autre debout à ses côtés. Pas scotchées pour se rassurer. Non, un peu éloignées. Déjà.

Quand notre mère est rentrée, tard dans la nuit, elle n’a pas eu besoin de parler. Nous avions compris que rien ne serait plus jamais comme avant.

Jabberwock était entré dans nos vies. Un grand dragon noir avait tué papa.

Je ne peux plus parler. Marsh s’en aperçoit, comprend aussi qu’il ne faut pas s’approcher de moi. J’ai besoin d’un peu de temps pour revenir dans le monde des vivants. Il va à la cuisine et revient avec une tisane brûlante qu’il me tend. D’un geste, il me recouvre d’un grand plaid en fourrure dans lequel je me blottis.

Et c’est lui qui me raconte ce qu’il ne m’a jamais encore dit.

Son regard ne quitte pas l’ambre de sa tisane. Il se dissout, suit les volutes de chaleurs s’échappant de la tasse. Je crois qu’elle est encore ailleurs lorsque je m’assieds à ses côtés. Ses sens s’éveillent au contact de mes lèvres sur sa joue.

À mon tour, je puise dans l’entrelacs de ma mémoire.

Par où commencer ?

Les souvenirs de mon enfance ne sont que déménagements au gré des différentes affectations de mon père. Une vie de carton et de papier bulle, ballotté à l’intérieur d’une boule à neige dont les paysages changent constamment. Je ne me souviens plus si j’en étais malheureux ou pas. Peu importe en fait, l’amour que me portaient mes parents compensait mon manque de camarades.

Je me souviens avoir été un bon élève, parmi les meilleurs de mes classes, toujours. J’adorais lire. Bien sûr, souvent ce n’était que des lectures de gamin, mais je connaissais déjà « vingt mille lieues sous les mers », « l’île mystérieuse », « de la terre à la lune »… Ces aventuriers me faisaient rêver, à croire qu’ils ont en partie dicté mon avenir.

Ma mère, grande femme à la beauté remarquée, s’occupait de tout à la maison et gardait un œil constant sur son seul rejeton. Sa douceur n’avait pas d’équivalence, la passion qui la liait à mon père non plus… ni le mal que je lui ai fait.

Lui, se partageait entre trois vies. Celle de gendarme mobile, celle de mari et de papa et celle d’entraîneur de rugby. Je peux dire que c’était un homme rude mais droit. Je pense, non, je suis certain, que la direction dans laquelle j’ai basculé l’a beaucoup affecté.

Les Yeux Bleus me regarde d’un air interrogatif. Sans parler elle m’invite à poursuivre.

Alors, je lui raconte notre arrivée à Toulouse. J’avais seize ou dix-sept ans.

La ville rose a tout de suite eu un attrait particulier sur moi, je m’y sentais bien, chez moi plus qu’ailleurs. Là, dans les ruelles qui entouraient Saint-Sernin, j’ai rencontré deux hommes, un bon et un mauvais. Les deux avaient tout de suite vu en moi quelqu’un d’intelligent, mais chacun à leur manière. Un me donnait des livres de poésie, de philosophie et m’incitait à travailler, alors que l’autre me promettait de l’argent facile. Je me suis refusé dans un premier temps à cette vie de voyou et passais mes journées la tête dans les bouquins, mais je ressentais toujours cet appel du large. L’aventure m’appelait. J’ai basculé… presque du jour au lendemain.

Un grappin dans le dos, je me suis laissé entraîner. D’assis à un bureau, je me suis mis à courir. De la lumière du savoir, je me suis retrouvé avec une lampe torche à cambrioler d’honnêtes commerçants. Mes parents, malgré leur amour et leur acharnement, n’ont rien pu faire.

Je croyais vivre une aventure, mon aventure, je n’étais que le larbin d’hommes qui, eux, connaissaient le monde dans lequel ils vivaient.

Les rues de Toulouse ont été mon domaine jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans. Six années passées à échapper aux flics. Mon père n’a pas participé à mon arrestation, le déshonneur que je lui infligeais suffisait déjà. D’ailleurs, le jour de mon procès, seule ma mère était présente. Plusieurs semaines plus tard, elle est venue au parloir. Nous avons discuté sans nous comprendre. En partant, elle m’a dit que leur pardon ne s’effacerait pas, qu’ils attendaient mon retour. Il n’a jamais eu lieu.

Je lui relate ensuite les sept ans passés à la Légion étrangère. Ce qu’elle a forgé de mon mental et de mon corps. Ce qu’elle m’a donné en me laissant me plonger dans les études durant mon temps libre. Ce qu’elle m’a pris aussi et ce serment que je m’étais fait. Puis, ces trois autres années durant lesquelles je louais mes services à de fortunées femmes en mal de contact humain. Une vie de déchéance que j’ai poursuivie au milieu de déserts brûlants, jusqu’au jour où un camion, toutes portières ouvertes, n’attendait qu’une chose : que je me serve. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas résisté.

Ces derniers mots zèbrent d’un sourire la bouche de Les Yeux Bleus. J’y pose un baiser puis me lève pour m’accouder sur le garde-corps en bois. Mon regard se perd sur l’invisible. Je me sens léger, comme débarrassé de la moitié d’un fardeau devenu trop lourd. La charge partagée creuse un sillon moins profond dans lequel planter l’avenir est plus facile. Pour la première fois, une personne sait tout de moi… plus que mes parents. Mes pensées s’égarent sur le temps que je ne leur ai pas consacré.

Où sont-ils, que deviennent-ils ?

M’ont-ils oublié ?

Je me rends compte maintenant combien ils me manquent.

Une main entoure mon bras, puis une tête s’appuie contre sur mon épaule.

Tu penses à eux ? me demande Les Yeux Bleus.

Oui, comme toi.

– … Tu sais, je n’ai pas terminé mon histoire.

Tu veux un peu plus de vin ?

Je vais en avoir besoin.

Le vin, au lieu de m’enivrer, me permet au contraire de scruter avec encore plus de netteté ce qui s’est passé ensuite, de constater le naufrage de ma famille. Comme un chercheur au-dessus d’un microscope, je comptabilise les dommages collatéraux.

Le drame avait provoqué un séisme sous la banquise, la glace avait cédé. Nous étions une famille d’ourses polaires surprise par la brutalité de l’évènement, nous flottions désormais chacune sur un îlot, en dérivant au milieu du chaos. Sans équilibre. Il ne restait que l’instabilité de la solitude pour tenir debout.

À sept ans, j’ai perdu mon père. Mais insidieusement, j’ai aussi perdu ma mère et ma sœur.

Chacune, emmurée dans un chagrin sans fin, s’est enfermée dans sa coquille, refuge hélico spiralé où il n’y avait pas de place pour deux et encore moins pour trois. L’intimité animale que nous vivions avec Émilie était terminée, évaporée. Clac. Ne restaient quelques minuscules gouttes d’eau savonneuse de la bulle qui nous servait d’abri. Nous avancions désormais chacune dans des directions différentes, avec un rythme lent et lancinant. La peine et la douleur nous avaient « dé-géméllisées ». Notre famille, ce n’était plus que deux inconnues avec une mère transparente au milieu.

La vie a continué, mais dans des conditions bien moins confortables. Nous déménagions dans des appartements de plus en plus petits. Collège, lycée. Une existence d’ado paumée dans un noyau qui partait en quenouille, qui se taisait. Nous n’échangions que des banalités au moment des repas.

À 18 ans, j’ai décidé de quitter la maison, je n’en pouvais plus de cet air vicié, il fallait que je respire.

La suite, tu la connais Marsh, j’ai appris à tirer, suis passée experte en self-défense. Je suis devenue tueuse puis je t’ai rencontré.

– Mais qu’est-ce qu’il s’est passé avec Émilie pour expliquer votre embrouille et ce silence de plusieurs années ? me demande-t-il.

Je reprends doucement, en sirotant mon verre de vin. Je le paierai demain matin, c’est une certitude mais, ce soir, j’en ai besoin.

Notre mère nous avait toujours dit que notre père était mort dans un accident. Nous n’avions aucune raison d’en douter, ma sœur et moi. Les routes sont piégeuses en Corse, les lacets et collets ne tuaient pas que les lièvres, les faons et les licornes de nos contes de fées.

Puis un jour, ma mère a découvert que j’étais passée de l’autre côté du miroir, le sombre, le dangereux. Pour avancer, j’avais pris le mauvais chemin, j’étais devenue une bad girl avec de très mauvaises fréquentations. On s’est disputées, elle m’a supplié d’arrêter tout cela. Je me suis rebellée, lui ai crié que la vie qu’elle me proposait depuis que j’avais sept ans était une prison volontaire et que je n’en pouvais plus. Et là, elle m’a balancé « Tu es comme ton père. Tu finiras assassinée ».

Je suis tombée de ma chaise en entendant ces huit mots et je l’ai contrainte à me raconter ce qui s’était passé à l’époque. Les affaires pas nettes que mon père bricolait avec Tony, les plans tordus pour gagner encore plus, dans le dos de son partenaire. Mais l’arnaqueur s’est fait choper. Ils ont voulu régler ce conflit entre hommes, Ils se sont battus, papa s’est défendu. Tony est devenu fou et a commandité son assassinat.

J’ai tout pris dans la gueule, d’un coup. Uppercuts et directs. Mon cher papa était un sale type. Quelles atrocités avait-il été capable de commettre ? Menacer ? Voler ? Tuer ? Je n’avais pas la réponse, mais je l’imaginais.

J’ai voulu me venger, sauver l’honneur de ma famille et flinguer Tony. J’ai tout raconté à Émilie pour qu’elle m’aide. Elle a refusé. Elle ne m’a pas crue, il ne fallait pas toucher à son héros. Malgré les preuves que je lui ai collées sous le nez, elle a préféré nier l’évidence plutôt qu’admettre cette sinistre réalité. C’était, pour elle, sa manière de se protéger. J’ai alors abandonné mes envies de représailles. La violence qui m’habitait désormais trouverait d’autres portes de sortie. Mais cela a mis un point final à notre relation fusionnelle. On ne s’est plus jamais parlé.

Je suis devenue ce que tu sais. Je suis devenue le Jabberwock. J’ai tué. Froidement. Digne fille de son père.

Tu es arrivé, comme le Cavalier blanc. J’ai changé. Et ce matin, j’ai reparlé à ma sœur. Enfin.

*Jabberwocky est un poème de Lewis Caroll, paru dans « De l’autre côté du miroir », la suite des aventures d’Alice au Pays des merveilles. Jabberwock est un dragon terrifiant et mystérieux, décapité par Alice dans un combat épique. Une fiole de son sang permet de réaliser tous les désirs.

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