Black Corse

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Je ne réfléchis pas plus longtemps et demande à Roberto d’aller voir si les clés sont sur le contact de la jeep d’Émilie. Mon vieux Mitsu ne peut plus rouler, je n’ai pas de quoi changer deux roues. Désolé, fidèle compagnon, mais nos routes vont se séparer ici. Je file à l’intérieur, prépare un sac de voyage, un peu de nourriture et prends un paquet de croquettes pour Billy. Mon bonhomme a compris qu’on mettait les voiles. Après m’avoir dit que les clés étaient sur la bagnole, il attrape une boîte et la remplit de Lego.


Les pneus de la Jeep Cherokee crissent dans les virages qui descendent du ranch. Attaché dans son siège, Roberto me sourit dans le rétro, pourtant je le sens tendu. Je ralentis à l’approche d’Escondido, puis me dirige vers l’échangeur autoroutier. Je sais où il faut que j’aille, mais j’ai besoin d’un coup de main. Vitesse stabilisée sur la 15, je compose un numéro.

Une voix endormie répond.

– Lars Freden. Que puis-je pour vous ?

– Salut Lars, c’est Marsh. T’as pas l’air réveillé !

– Marsh ! Mais je n’ai pas reconnu ton numéro !

– C’est normal, je t’appelle d’un téléphone prépayé.

– Hein ? Je sens venir la grosse emmerde… Vous êtes où ?

– Les Yeux Bleus je sais pas, moi, je suis sur la route pour aller à Palm Springs.

– Marsh, je te connais, t’as pas la même voix que d’habitude. Où est Lilas ?

– … Lars, à vrai dire j’en sais rien, mais j’ai ma petite idée.

– Qu’est-ce qui se passe ? Vous devriez être à LA à écrire le tome 4.

– Je peux pas te dire, je ne voudrais pas te foutre dans la merde… Lars ?

– Ouais, Marsh… Tu sais que tu peux me demander n’importe quoi… je t’écoute.

– J’ai besoin d’un jet en urgence.

– Quoi ? T’es dingue !

– Tu viens de me dire que…

– Ouais, mais là… un jet ! Et pour aller où ?

– En Corse.

– Je m’en doutais… Lilas t’a plaqué, puis elle est rentrée chez elle. Vous êtes vraiment chiants tous les deux, je peux pas vous laisser seuls quelques semaines.

– Non, c’est pas ça. Lars, c’est l’ami qui te le demande.

Je l’entends marmonner à l’autre bout du fil. Quelques secondes plus tard, il reprend :

– T’es tout seul pour le jet ?

– Non, Roberto est avec moi et Billy aussi.

– Billy ? Si elle n’est pas partie avec son coyote, c’est que… Dans combien de temps t’arrives à Palm Springs ?

– Dans deux heures environ.

– Ok. Tu veux atterrir où en Corse ? J’ai besoin de savoir pour affréter l’avion.

– À Calvi, aéroport Sainte-Catherine.

– Tu ne me diras pas si c’est en rapport avec Tony, je suppose ?

– Non, je ne te le dirai pas… Lars, merci, t’es un pote.

– Ouais… Fais gaffe à ton luc, Marsh. N’oublie pas de me donner des nouvelles de Lilas et de toi.

– Je te le promets.


Rien ne pousse à Palm Springs, sauf les éoliennes. Des champs entiers. Monstres d’acier étalés sur des kilomètres carrés. Des milliers de pales s’évertuent à capter le souffle chaud qui remonte de l’océan et à le transformer en fée électricité. Une aiguille écolo perdue au milieu d’une botte de barils de pétrole. L’Amérique n’en est pas à un paradoxe près. Leur laideur n’a d’égale que la brume persistante qui envahit cette partie du désert. Effluve amère au goût des pots d’échappements de la tentaculaire Los Angeles. Insidieusement, elle s’échappe par nappe, glisse entre les monts, grille la végétation, assèche les pierres puis recouvre la vallée. L’exclusivité de vivre sous sa perméabilité se paye en dollars dorés, mais irrite la gorge et les yeux.

J’ai attendu le jet pendant une heure. Il venait de Las Vegas, ça ne m’étonne pas. Le pilote, après un mouvement de recul à la vue de Billy, s’est effacé sur notre passage et nous a laissés nous installer.

Mon regard se perd sur l’immensité lorsque les réacteurs arrachent l’appareil de l’attraction terrestre. Ces paysages me manquent déjà. Le cotonneux succède au rêche des étendues désertiques, une mer de moutons s’étale sous le zinc. On vole sur de l’écume.

Roberto, un instant la tête collée contre un hublot, se détache et rejoint le coyote au fond de la cabine. Il lui parle. Je ne lui ai pas dit où nous allions, mais mon bonhomme est intelligent. Je l’entends raconter à Billy que nous rentrons chez nous. Je n’imaginais pas un retour de la sorte pour lui. Je vais devoir le cacher afin qu’il ne serve pas de monnaie d’échange pour la libération de Les Yeux Bleus. Émilie, elle…

Je me demande si Tony sait qui elles sont. Je me doute que oui. Le milieu dans lequel il évolue se borne à une poignée de familles. S’il y a quelques jours de ça il ne savait pas qui était responsable des attaques, la présence d’Émilie en Californie lui aura mis la puce à l’oreille. Je ne sais pas ce que je vais trouver à mon arrivée, un cadavre, peut-être deux. La mort de Clara a dû décupler sa soif de sang, je le connais, il ne fera pas de quartier. Sa détermination va remettre les pendules à l’heure, œil pour œil, dent pour dent.


La nuit plaque encore au sol le relief escarpé de l’île. Distinguer la piste reste un pari, elle ne se découpe qu’à la lueur timide d’un jour triste. De sombres nuages se percent dans une pluie fine et alourdissent par leur noirceur l’état d’esprit dans lequel je me trouve. Roberto dans mes bras, je franchis la douane sans encombre, seul le coyote fait tiquer l’agent. Mon bonhomme lui dit que c’est son chien et qu’il ne peut pas vivre sans lui. Le douanier se laisse amadouer et nous sortons du terminal.

Un taxi nous transporte jusqu’au Camp Raffali de la Légion Étrangère. Rien n’a changé dans l’ordonnancement tiré au cordeau de l’institution. Je crois que je pourrais dire que je suis chez moi ici, même si je n’y ai pas remis les pieds depuis longtemps. Je me dirige vers le planton, le salue.

– Bonjour Légionnaire, je suis le caporal-chef Marsh. Savez-vous si le major Jean Cassani est là ? je demande.

– Oui, caporal-chef.

L’affirmation me rassure.

– Pouvez-vous le faire appeler, s’il vous plaît ?

Le soldat se retourne et porte à son oreille un combiné.


Cassani a voué sa vie à la Légion. Enfant du pays, c’est en tant que Belge qu’il s’est enrôlé à l’âge de vingt ans. Il n’en est jamais parti. Lui et moi, c’est à la vie à la mort. Une amitié de frères de sang, forte, indéfectible, virile, indissociable de ceux qui ont partagé la même fange. Sa silhouette impose le respect des vieux de la vieille. Elle approche… une longue accolade nous unit.

Entre nous, pas besoin de parler, un seul regard et il comprend que je suis dans la merde. Je lui adresse un mouvement de tête en direction de Roberto. Il le prend dans ses bras. Le petit sourit, je pense qu’il a compris.

– Tu vas chercher maman ? me demande-t-il.

Maman… c’est la première fois qu’il le prononce.

– Oui, bonhomme. Sois gentil avec Jean, d’accord ?

Il hoche positivement.

– Fais ce que tu as à faire, me dit Cassani, personne ne viendra le chercher ici. Pour ton animal, ne crains rien.

Il dit ça et me tend le trousseau de clés de sa voiture.


Quatre heures me sont nécessaires pour rallier les hauteurs de Bonifacio et le chemin d’accès à la bergerie. Entourée de haut murets de pierres sèches, la bâtisse se divise en trois parties. J’aperçois la toiture en tuiles canal de la principale. Jamais je ne pensais revenir. Je laisse la voiture sur le bord de la route, elle ne risque pas grand-chose et ils savent déjà que j’arrive. La preuve, je n’ai pas fait dix pas qu’un comité m’attend. Je reconnais certains gars, un sourire en biais prouve qu’ils sont sur les dents. Après une fouille, l’un d’eux m’accompagne jusqu’à l’entrée de la maison.

J’entre. Une odeur de café et de pain grillé monte à mes narines, je me dirige vers la cuisine, Tony m’y attend. Assis à une grande table en bois, il me tourne le dos. Je remarque ses épaules voûtées. Son coude se lève, il boit une gorgée, déglutit et dit :

– Viens t’asseoir, Marsh, nous avons à discuter.

Je contourne un banc, prends place en face de lui. Son visage a changé, de profondes rides, semblables à l’écorce d’un arbre, strient son front et ses joues. Une paire de lunettes noires cache son regard. Il les enlève. Elles dévoilent d’immenses cernes coulant sous ses yeux, mais surtout, des iris blancs laiteux.

– Je devine ta tête, Marsh. T’as jamais vu un aveugle ?

– … Je ne savais pas.

– Très peu de personnes sont au courant, celles qui le savent veulent prendre ma place. Une dégénérescence du nerf optique si j’en crois les toubibs, rien ne peut la soigner… Marco m’a dit qu’il t’avait parlé de cette attaque à Dallas et de ses conséquences. Je comprends que tu aies voulu mettre ta famille à l’abri, c’est tout à ton honneur, moi je n’ai pas su le faire.

Sa voix se casse sur ses derniers mots, j’ai l’impression qu’il est au bord du gouffre. Je ne sais pas s’il est sincère, je le connais trop bien. Ce n’est pas un homme à se laisser emporter par ses sentiments. Peut-être que la mort de Clara… Il reprend. La morgue de ses mots me prouve que j’ai raison.

– Tu vois, si tu avais attendu un jour de plus, Polo et Marco t’auraient accompagné jusqu’ici, parce que chez moi, toute ta famille aurait été en sécurité. Mais non, tu as préféré fuir, comme d’habitude, tu n’es bon qu’à ça. Te retrouver a pris un peu de temps à mes hommes, mais le mouchard caché dans ta bagnole les a menés jusqu’à ce ranch. Tu n’y étais pas, alors je leur ai donné l’ordre de prendre les sœurs Montepulciani afin de t’attirer jusqu’à moi.

– Vous les connaissez ?

– Bien sûr que je les connais, leur père travaillait pour moi. Cet enfoiré m’a coupé une oreille, je n’ai pas eu le choix que de l’éliminer. J’y ai pris du plaisir. Au début, j’ai cru que c’était Émilie qui dirigeait les représailles contre mes acquis en Amérique et qui avait fait tuer… Clara. Mais cette fille n’a pas les mêmes épaules que sa sœur, alors j’ai pensé que c’était ta Lilas la commanditaire. Pourquoi crois-tu que je vous ai fait surveiller ?

– Mais elle est avec moi… et Roberto.

– Mets-toi à ma place, Marsh. Comment voulais-tu que j’en sois sûr ? Toi seul es sorti vivant de l’attaque de mon tripot de San Francisco et ce n’est pas toi qui as tué ma fille. T’as pas les couilles pour ça.

– Ce n’est pas Émilie qui…

– Toi aussi tu l’as cru ? Non, c’est une autre famille de Bastia avec qui j’étais associé, les Bordani. On avait un accord et quand mes affaires ont pris de l’ampleur, je m’en suis affranchi. Quand le fils a repris les rênes, à la mort du vieux, il est venu me dire qu’il se tiendrait à carreau, qu’il se contenterait de ce qu’il avait, mais il mentait et préparait sa revanche. C’est ma fille qui en a fait les frais. Toi et moi savons de quoi il est capable. Mais, l’autre jour, il a débarqué ici avec son armée, on a parlé longtemps. J’ai décidé de me retirer du business et de lui vendre mes parts. Le sang a assez coulé. Il ne fera plus de mal, mais pour que vous viviez tranquilles toi et Lilas, moi, j’exige autre chose.

– Que voulez-vous dire, Tony ?

– … Je veux serrer dans mes bras mon petit-fils une dernière fois. Clara ne voulait pas que son enfant prenne ma place, à la tête de mon empire et je me doute que toi non plus. Vous avez raison, il ne finira entre quatre planches avant d’avoir vécu. Je sais qu’il est entre de bonnes mains à la caserne de Calvi, on t’a suivi. Marsh, je vais te demander deux choses. Je voudrais que tu m’amènes Roberto, je crois que lui aussi sera content de me voir. Je libérerai les sœurs Montepulciani quand tu reviendras. Elles sont dans une pièce à côté et elles vont bien, tu as ma parole.

– Non, Tony. Elles viennent avec moi et je reviens avec Roberto. C’est à prendre ou à laisser.

– Tu te prends pour qui, pour te croire en mesure de négocier ? Je pourrais t’abattre comme le chien que tu es ou lancer les Bordani à tes trousses.

– Si je ne rentre pas à la caserne ce soir, vous ne reverrez plus Roberto.

La colère s’empare de lui, une assiette vole et se fracasse contre un mur. Ses poings se serrent.

– Ne joue pas avec moi, Marsh… Une des filles va avec toi, pas ta Lilas. Je garde l’autre pour être sûr que tu reviendras et ce n’est pas négociable.

La rage qui anime ses lèvres n’est pas feinte. Si je veux avoir une chance de libérer les jumelles, je dois accepter pour gagner du temps. Hors de question que je revienne avec mon fils, la première chose que fera Tony, sera de me loger une balle entre les yeux. Je lui dis d’accord et me lève.

– Attends, j’ai pas fini, balance-t-il avec de nouveau des trémolos dans la voix. Je voudrais que tu me parles de Carla. Tu es la dernière personne à l’avoir vue en vie.

Je lui ai menti. Sans doute le savait-il, mais ce coup-ci, je ne me suis pas senti à l’affronter et lui dire que j’avais repoussé une fois de plus sa fille. Je lui ai dit combien elle était belle, combien Roberto lui ressemblait, combien j’avais été idiot de m’enfuir. Je lui ai dit que nous nous étions embrassés.

À ces mots, des larmes ont coulé de ses yeux morts.

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