Siamoises
Un bruit me réveille en sursaut. Une voiture stoppe en dérapant devant le ranch. Deux portières claquent. Je cherche la présence de Marsh à côté de moi, personne. En rejetant d’un bras ma cabane douce et soyeuse, je quitte le monde onirique de ma nuit puis m’habille en vitesse.
Il y a deux personnes dans la maison, je les entends se déplacer à l’étage. Marsh n’est pas l’une d’elle, je ne reconnais pas sa démarche. Où est-il ? Pourquoi Billy n’aboie-t-il pas ? Et Roberto ? Mon fils est en danger, je le sens.
J’escalade les marches en courant, surgis dans le salon et tombe nez à nez avec Tic & Tac. Mais qu’est-ce que ces deux abrutis font ici ? Comment nous ont-ils retrouvés si vite ? Et où est Marsh ? Je comprends pourquoi mon coyote n’a pas fait son boulot de chien de garde, il connaît par cœur les odeurs de hamburgers de Fat Pool.
Marco me crache :
– Il est où le petit ? Tony nous a dit de le mettre à l’abri. Il y a une bande de salopards qui veut le capturer pour faire chanter le patron. On a l’ordre de vous ramener en Corse.
– Jamais de la vie, tu touches à Roberto, je lui hurle en retour. C’est mon fils et il est hors de question que tu l’emmènes.
Je m’approche, prête à me battre. Pendant ce temps, Polo grimpe l’escalier, ouvre les portes des chambres et redescend en criant qu’il n’y a personne à l’étage. Mais, bon sang, où sont donc passés Marsh et Roberto ?
Devant la situation non prévue dans le contrat, les deux gars sont désemparés. J’en profite pour réfléchir afin de trouver une issue à mon avantage. Il faut que je me débarrasse d’eux, que je retrouve mes deux amours et qu’on se barre au plus vite d’ici. Marco, le cerveau de la bande, sort du ranch et passe un coup de fil à Tony pour prendre de nouvelles directives. Il ne reste donc que Polo avec moi. Je me dirige vers le bar, fais couler un expresso et lui en propose un. Ce type est un ventre sur pattes, avec la bouffe, il y a toujours moyen de le coincer. Il me demande si je n’ai pas plutôt un soda. Encore mieux pour la réalisation de mon plan. Je sors du frigo une canette, verse le contenu dans un verre et le lui tends. Il avance d’un pas vers moi, je lui jette le contenu pétillant en plein visage. Aveuglé, il essuie ses yeux du revers de la main et j’en profite pour me jeter sur lui. D’une clé de bras, il est l’immobilisé, d’une béquille dans la cuisse, le voilà couché au sol.
Au même moment, entre les paroles pleines d’accents corses de la conversation téléphonique de Marco et les grognements de Polo, je perçois un bruit de roues sur le gravier. Quelqu’un descend d’une voiture et des cris se font entendre. Mais qu’est-ce qui se passe encore ?
Alors que je maintiens toujours Fat Pool sur le parquet, Marco arrive. Devant lui, Émilie. Il braque un flingue sur sa tempe et m’intime de lâcher son acolyte sous peine de voir de la cervelle de jumelle éclabousser le salon. Je n’ai pas d’autre choix que d’obéir. D’un coup de cuillère à pot, nous nous retrouvons Émilie et moi, ligotées ensemble et jetées dans leur bagnole. De sœurs éloignées hier encore, nous voilà ce matin, devenues siamoises. Je les entends tirer des coups de feu dans les pneus du Mitsu pour préserver leurs arrières. Le bruit des balles effraie Billy. Il surgit, la gueule ouverte, les crocs luisant, en grognant autant qu’il peut. Marco sort son flingue et braque mon coyote. Je hurle de ne pas le toucher. Un relent d’humanité traverse le regard de Polo, le souvenir d’un confident à quatre pattes se rappelle peut-être à sa mémoire. Il lâche :
– Fous-le dans la remise, ce clebs et monte dans la bagnole !
Pendant tout le trajet, nous sommes brinquebalées comme des colis dans une camionnette UPS à l’approche de Noël. Liées ensemble par des bracelets en plastique aux mains et aux pieds, impossible de nous accrocher à autre chose qu’à l’autre. Collées, serrées, unies comme au temps de notre enfance. Je lui demande en chuchotant pourquoi elle est revenue au ranch ce matin, elle m’explique que notre mère l’a prévenue que la bande à Tony nous recherche Marsh et moi. La Corse est un village où tout se sait. La pieuvre, que nous avons quittée depuis si longtemps, garde des tentacules vivaces et efficaces qui, cette fois-ci, vont peut-être nous sauver la vie. Ou pas.
Je comprends dans cet échange que ni maman ni Émilie ne sont au courant pour Roberto. Il faut que je lui dise. Les deux branches de ma famille vont se rejoindre au travers de cet enfant.
– Émilie, il faut que je te dise quelque chose d’important. Tu dois m’écouter attentivement et me faire confiance. Roberto, le petit garçon que tu as vu hier, est le fils de Marsh.
– Oui, j’ai bien compris. Il est adorable ce gamin, et il t’aime énormément à ce que j’ai vu.
– Sa mère c’est… Clara. La fille de Tony.
– Non… C’est impossible. Roberto… le petit-fils de Tony ?
– Oui. Tu as promis de me faire confiance. Cet enfant n’y est pour rien dans nos histoires de famille. Je l’aime, j’aime son père. C’est comme ça.
– Si je ne te connaissais pas aussi bien, je pourrais croire que tu as le chic pour choisir tes paniers de crabes ! Mais, ne t’inquiète pas, je ne peux pas en vouloir à… mon neveu, désormais.
– Merci Émilie. C’est très important pour moi ce que tu viens de me dire.
Un clin d’œil entérine ce serment. J’ajoute :
– Les deux gars qui nous ont enlevées sont les sbires de Tony. Je pense qu’ils veulent se servir de nous comme monnaie d’échange, le papy mafieux veut récupérer le gosse.
– C’est hors de question, me répond-elle d’un air déterminé. On va trouver une solution, je ne sais pas comment. Tu peux compter sur moi.
Dans la bagnole, impossible pour nous de tenter quoi que ce soit. En regardant par la fenêtre, je reconnais la route qu’on a prise avec Roberto, Marsh et Billy il y a quelques jours. J’ai raison, notre départ pour la Corse est au programme.
En arrivant sur le tarmac, un jet nous attend. Marco ouvre la portière pour nous faire descendre. S’il pense qu’on va être dociles et se laisser faire bien gentiment, il se met le doigt dans l’œil. Dès qu’il s’approche, c’est une hydre à deux têtes qu’il rencontre. On lui envoie des coups de pieds, des coups de tête. Je réussis à lui mordre la main jusqu’au sang, il gardera des stigmates à vie de notre entrevue. Malgré la volée de baffes qu’il balance, il n’arrive pas avoir le dessus sur les deux tigresses qui se battent comme elles peuvent.
Il finit par brailler :
– Polo, sors-moi la trousse dans le vide-poches. On va les assommer ces diablesses.
Je vois la seringue arriver vers Émilie, la pointe transperce son tee-shirt. Le sang perle sur sa peau. En un instant, son corps change de densité, elle s’écroule sur moi, incapable du moindre geste. Je sens à mon tour une piqûre. Transformation immédiate en poupée de chiffon. Mes yeux se ferment, je lutte, de toutes mes forces pour ne pas me retrouver au pays des anges. Mon dernier souvenir est qu’on me porte comme un vulgaire ballot, et qu’on me jette sur un sol métallique. Rideau.
Un rayon de lumière me pique les yeux, je les ouvre avec difficulté. J’ai mal à la tête comme si j’avais picolé toute la nuit. La nausée arrive comme une vague, me plie en deux, je crache une bile amère sur le sol. L’enfant que je porte se manifeste, pourvu qu’avec leur saleté d’injection, il n’y ait pas de répercussion. Émilie se réveille à son tour. Elle a du mal à émerger. Nous ne sommes plus attachées ensemble mais seulement, menottées avec des liens plastique.
La lueur du dehors, au travers de la vieille fenêtre, est grise et embrumée. Des murs en pierre, un sol en terre battue, une vieille table, des chaises branlantes, tout est très sommaire. J’essaye de me lever. Ça tangue, mais je tiens debout. Le paysage devant moi me rappelle un endroit connu il y a bien longtemps. Quelques pins noirs, des buissons de myrte et du thym sauvage. La fenêtre est fermée, mais je sens à travers toutes les odeurs du maquis corse. J’aspire autant d’air que je peux. Toutes les senteurs, réelles et celles de ma mémoire d’enfant, s’entremêlent. Une sittelle avec son ventre doré est posée sur une branche, elle commence à chanter « tuit tuit tuit tuit. » Il n’y a que sur cette île qu’on peut les entendre.
Je murmure doucement à Émilie :
– On est rentrées à la maison, ça va aller.
– Tu crois qu’on est dans la baraque de Tony ?
– Je crois bien, il ne doit pas être seul. Ce vieux type a toujours une armée de seconds couteaux à ses côtés pour le protéger. Il faut qu’on arrive à sortir d’ici. J’ai peur pour les miens.
– Roberto ne risque rien. Pour les autres et nous-même, je ne sais pas.
Le silence se fait. Nous essayons de nous débarrasser des liens qui nous entravent, mais ils n’ont pas mégoté sur la qualité, les colliers de serrage sont indéboulonnables.
Soudain, la porte s’ouvre et l’ombre d’un vieil homme se dessine en contre-jour. Tony, en personne, se présente devant nous. Un frisson de colère et de hargne me transperce, ma sœur me renvoie le même larsen. Le cauchemar de notre enfance, de notre adolescence est là, à portée de bras.
– Alors, c’est vous les jumelles ? C’est laquelle qui s’occupe de mon Roberto ? nous demande-t-il d’un air fielleux.
– C’est avec moi que vit ton petit-fils. Et toi, t’es le grand courageux qui fait assassiner le héros de deux gamines ? T’es une ordure, Tony. Le fric t’a toujours fait faire n’importe quoi, tu en payes le prix fort. T’as perdu ta fille comme on a perdu notre père. Mais le môme n’a rien demandé. Ni aucun de nous. La famille de Roberto, c’est Marsh et moi maintenant. Relâche-nous, c’est que tu as de mieux à faire.
– Le père de Roberto est en route. C’est avec lui que je parlementerai, pas avec toi. Ferme-la.
Il quitte la pièce. Tout tourbillonne autour de moi. Marsh, bientôt là… Je ne m’accroche qu’à cette idée. Émilie rompt le fil de mes pensées :
– Tu n’as pas remarqué un truc ? Il marche bizarrement Tony, comme s’il ne voyait plus…
Puisque nous avons du temps, nous rattrapons celui qu’on a perdu et on se raconte nos vies avec Émilie. Des dizaines d’années sans se parler, ça en fait des anecdotes, des tranches de vie, des regrets et des envies à partager. J’apprends qu’elle travaille en free-lance comme architecte, suit des projets immobiliers dans de nombreux pays. Elle a accepté une mission sur la Côte Ouest pour que nous puissions éventuellement nous rapprocher. J’ai fait le premier pas avec mon appel, elle y a répondu. Je ne l’en remercierai jamais assez.
Je comprends aussi en filigrane qu’elle est toujours à la recherche d’un ange fait pour sa peau. Cette fille est extraordinaire, comment est-ce possible qu’elle soit seule ?
Il y a de l’animation dans la pièce d’à côté. Un type vient et nous fait signe de nous taire et de ne pas bouger. Je reconnais la voix de Marsh. Mon cœur s’arrête de battre. Ça parlemente un bon moment, il y a des haussements de ton, de l’intimidation, des cris et puis des chuchotements.
Un autre homme de main de Tony arrache presque la porte de ses gonds. Il entre, coupe nos liens en plastique et aboie :
– La femme de Marsh, tu restes là. La frangine, tu me suis et pas de conneries. Tu vas avec Marsh chercher Roberto et vous revenez ici. Si quelqu’un veut nous la faire à l’envers, on te bute, Lilas. Si vous obéissez, p’têt que le boss vous laissera en vie.
En un instant, on se regarde avec Émilie et elle me murmure :
– Ils ne nous reconnaîtront pas. Vas-y, toi.
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