Isabel les regarda partir, dans leurs yeux elle percevait la même détermination. Ils n’étaient pas du même sang, pourtant en les voyant ainsi, ils se ressemblaient tant.

– Soyez prudents, pas de folie aujourd’hui, leur conseilla-t-elle.

– Promis, reprirent-ils en cœur.

Après un crochet par le logis de Rory pour s'assurer que leur ami allait bien, ils se dirigèrent vers la distillerie. Père et fille parcoururent l’allée des sapins, ceux de gauche ne ressemblaient plus à grand-chose, quelques branches à nue recouvraient le tronc. Les spécimens de droite se relèveraient de l’incendie, moins impactés par les flammes.

Céléna prenait des photos et des notes au fur et à mesure de leur progression. Là où les bougies hier soir étaient du plus bel effet le long de l’allée, en ces heures douloureuses, les restes des chandeliers n’étaient plus que de simples carcasses calcinées. Le décor avait fondu sous les assauts du monstre, seul le courage et la détermination d’un groupe d’homme avaient sauvé une partie du domaine. Céléna avait besoin de garder une trace pour corriger les erreurs et se protéger dans l’avenir d’une telle catastrophe.

Les trois silos d’orge étaient réduits en un tas de poussières, les planches de bois avaient été balayées tel un fétu de paille par le souffle enragé d’un oiseau de feu. Devant l’image encore présente, elle eut un mouvement de recul, et se retrouva dans les bras de son père qui se tenait dans son dos. La scène se jouait à nouveau comme si le toit s'effondrait une seconde fois, un rappel dont elle se serait passé. Elle ne put retenir ses larmes devant ce “bis” sans intérêt.

L’un et l’autre progressaient dans le silence, les graviers accompagnaient leur marche en écho à leurs doutes, leurs pas ralentissaient. La distillerie au bout du chemin se dressait en phare, pour eux les deux marins rescapés du naufrage, à la recherche d’un point d’ancrage.

– Bonjour Monsieur Mac Craig, mademoiselle, les salua l’assureur qui les attendait sur le pas de la porte.

– Monsieur Lloyd, répondit Harold en lui serrant la main.

– Une dure nuit à ce que je peux en voir ?

– Vous ne pensez pas si bien dire, soupira le maître des lieux.

– Par où souhaitez-vous commencer ? demanda le professionnel en scrutant les alentours.

– Par discuter avec ma fille. C’est elle qui va travailler avec vous, annonça sans réserve Harold.

– Mais Monsieur Mac Craig, elle…

– Elle sera parfaite, elle maîtrise tout autant que moi tout ce qui a trait à nos affaires.

– Elle ne serait pas…

– Trop jeune, sûrement, pourtant j’ai toute confiance en elle.

– Oui mais elle…

– Elle est une experte vous voulez dire.

– Je ne voulais pas…

– Lui manquer de respect. Je comprends bien.

– Peut-être que nous devrions…

– Commencer, excellente idée.

– Non je voulais dire …

Céléna riait intérieurement, l’assureur s’enfonçait sur un terrain glissant. Harold avait le sens de la répartie. Aussi décida-t-elle de s’en mêler.

– Bon allez, laissons là les bavardages monsieur et mettons-nous au travail si vous le voulez bien.

Harold acquiesça.

– Monsieur Lloyd, ravi de vous avoir vu, dit-il poliment. De mon côté, j’ai quelques obligations. Aussi je vous laisse entre de bonnes mains. Et toi Céléna ne soit pas trop dure.

Céléna souria, ce que monsieur l’assureur ne savait pas, les impératifs d’Harold résidait en une sieste.

– Bien Monsieur Mac Craig. Nous nous tiendrons au courant pour la suite.

– J'attends les comptes rendus de ma fille en premier lieu et bien sûr les vôtres par ailleurs.

Harold tourna les talons et fila en direction de la maison.

– Mademoiselle Mac Craig, ne pensez pas que je voulais vous exclure, dit-il embêter.

– Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude d’être entouré d’hommes peu complaisants.

Monsieur Lloyd suivit Céléna à l’intérieur de la distillerie. Le bureau de Céléna, composé ironie du sort, d’une grande table en bois de sapin blanc était posé sur deux futs en chêne. Assis face à face, les documents étaient prêts pour entamer les démarches. L’assureur prit conscience que la jeune femme ne se laisserait pas faire.

– Je vous proposerai bien un petit darm de whisky mais cela ne me paraît pas approprié en de telles circonstances. Aussi préférez-vous, un café, un thé ou tout simplement un verre d’eau ?

– Une tasse de thé, si cela vous convient.

Après avoir servi deux tasses fumantes d’un thé noir de Ceylan, au caractère bien trempé, offrant des arômes forts nécessaires pour affronter cette journée; Céléna déplia son ordinateur portable et commença par décrire les événements. Tous ses détails surprirent Monsieur Lloyd, il resta sans voix. L’expert ne s’attendait pas à une telle expertise au vue de son jeune âge et se retrouva stupide en constatant l’analyse précise de la situation qu’elle en avait faite.

– Monsieur, est-ce que vous pouvez me confirmer que la police d’assurance souscrite dans votre agence couvrira les travaux à venir ?

– Oui, il me faudra juste vérifier les clauses et attendre le compte rendu du chef des pompiers pour vérifier que tous les points de vigilances ont été respectés. On peut dire que d’ici la fin de semaine prochaine, nous devrions avoir tous les éléments.

– Si vous estimez que ce temps est nécessaire pour avoir une meilleure visibilité, je suis disposée à vous le laisser. Cependant cela me semble un peu long. De notre côté, nous avons besoin de garanties. Vous comprendrez que nous avons des cahiers de commandes à honorer. Aussi ….

Céléna n’eut pas le temps de terminer sa phrase

– Je vais voir ce que je peux faire. Je vous en informerai dès ce soir.

Il ne savait pas si elle bluffait. Mais il n’était pas question de prendre le risque et de perdre un de ses principaux clients. En plus la famille Mac Craig était connue et s’il venait à en parler cela pourrait faire boule de neige. Céléna le regardait, amusée. Elle savait qu’il était mal à l’aise, elle venait de remporter le premier set.

Ils firent le tour de la distillerie. Au cours de la visite, le comportement de l’assureur se modifia. Les doutes se levèrent au fil de la discussion, l’homme, moins suspicieux, se détendit. Monsieur Lloyd avait toujours été en affaires avec Monsieur Mac Craig. L’expert réalisa qu’à partir de ce jour Mademoiselle Mac Craig serait sa nouvelle interlocutrice. Céléna de son côté, se méfiait du petit bonhomme avec son chapeau rivé sur la tête et son costume noir mal taillé. Il était l’archétype de l’assureur des vieux films en noir et blanc. Cependant, elle croyait en la bonté des hommes et devait apprendre à le connaître.

Après les premières impressions suite à l’état des lieux, l’ampleur des travaux s’avéra bien conséquente et les investissements devaient être vus avec précision pour ne pas mettre la distillerie en difficulté.

– Nous sommes donc d’accord, en conclut Céléna.

– Oui. Je vous recevrai mercredi prochain à mon agence pour que nous finalisions toutes les démarches.

L’assureur s’éloigna et reprit sa voiture sous le regard amusé de Céléna, même la voiture était digne d’un vieux polar qu’affectionnait son grand-père. Elle retourna à son bureau, il y avait encore tant à faire. Assise devant son ordinateur, elle passait en revue l’album photo réalisé avec Isabel et Rory pour les cinquante ans de son père. Ils avaient retrouvé des clichés de la distillerie au cours de ce siècle, elle regrettait de ne pas avoir pu en dénicher du siècle d’avant. Plongée dans ces souvenirs, un bruit la fit sursauter. Quelle ne fut pas sa surprise ! Son père était là ! Dans ses mains, une boîte à gâteau en fer, Il la tenait précieusement comme un trésor qu’il venait de déterrer.