Par habitude ou par inadvertance
Au croisement des chemins, on pouvait distinguer comme la pale lumière d’un phare à l’horizon. Réa avait pris l’habitude de monter les escaliers à reculons pour la voir jusqu’au dernier instant. Un mois était passé sans que le soleil n’apparaisse et le grand projecteur de l’entrée captivait tous les regards. Sa main gantée glissant sur la rambarde froide, elle entrouvrit la commissure de ses lèvres un instant en baissant la tête. La vapeur d’eau s’échappant de sa bouche se cristallisait déjà sur l’acier de la porte. Après tout ce fichu boulot, elle avait besoin de se laver.
Fina Garner contrôlait méticuleusement les propulseurs d’air qui aspirait ce monde polaire pendant que Baelis Dorsongard – un grand gaillard arrivé la semaine dernière – la dévorait des yeux une lampe torche à la main. La lumière artificielle de la cour tombait sur leurs bottes noires qui pénétraient déjà dans la gorge de l’ogre de métal. Fina retira alors son bonnet et secoua vivement sa chevelure rousse pour faire tomber la neige de son uniforme ce qui décrocha un sourire mesuré chez son collègue au crâne rasé.
— Tu veux un café ? s’empressa la jeune femme d’un ton fuyant, en accrochant son écharpe au mur.
Baelis ne répondit pas tout de suite. Il sortit les mains des poches, se saisit d’un énorme sac en lin et le posa sur la table de cette remise exiguë qui servait de débarras et de cantine avant la salle des douches.
— Je vais le faire, grogna-t-il simplement, sans quitter le dos courbé de sa collègue qui délassait ses bottes posées sur le tabouret poussiéreux près d’un amoncellement anarchique de boites de conserves.
— Sans sucre. Sans lait. Juste noir.
— Je sais. Tu l’as déjà dit hier.
— Et je le répèterai demain. Tu y vois une objection ?
Baelis grimaça en forçant un rire râpeux. Comme bien d’autres avant elle, il avait compris que cette fille ne l’aimerait pas dés leur première nuit ensemble. Son silence et son regard lourd en disait long sur sa déception. Celui de Fina symbolisait surtout un trait de caractère hérité de sa grand-mère d’Irlande qui dédaignait les hommes possédant le charisme d’un tronc d’arbre.
— N’y voit rien de personnel, d’accord ? souffla l’ingénieure rousse en signe de paix. Je préfère te le dire une bonne fois pour toutes. Inutile de me tourner autour. Tu fais ton boulot. Je fais le mien. On ramasse notre argent et chacun chez soi. Si t'as des besoins particuliers, y'a Internet.
— C’est ici chez nous, marmonna le gros Dorsongard en faisant chauffer l’eau.
Il avait finalement détourné son regard peu après avoir croisé celui de cette femme plus froide que la cime des sapins poussant aux alentour, qui attachait maintenant ses cheveux derrière sa nuque.
— C’est juste notre travail, insista Fina en contrôlant le tableur de son ordinateur portable.
Baelis posa bientôt deux tasses fumantes sur la paillasse ; il s’assit en face d’elle. Le tapotement sur le clavier s’accéléra.
— Comment tu fais pour rester seule pendant quatre mois, demanda-t-il sans convictions.
— Question d’habitude, répondit-elle promptement, sans quitter son ordinateur des yeux. Je peux me passer d’un bon repas, d’un bon lit et même d’un bon bain chaud pendant des siècles s’il le faut. Mais pas d’un bon amant, son équivalent féminin ou mécanique, prêt à l’emploi, sur place. Et concernant cet aspect vital de ma bonne condition physique et mentale, ne t’inquiète pas pour moi, Baelis, comme je te l’ai dit, ça fait 7 ans que j’ai mes petites habitudes.
Un peu sonné par la soudaine verve de le jeune femme qu’il avait décidément très mal jugé, le grand bûcheron sirota son café d’un air de capitulation.
— J'ai deux doctorats mais les femmes restent des concepts trop abstraits pour moi dans ce monde. T’as piqué ma curiosité. Qui c’est le chanceux? Hein ? Le petit barbu de la sécurité ?
Fina cessa de faire pianoter ses doigts, referma son portable puis saisit sa tasse délicatement, déjà satisfaite de l’effet de ses prochains mots sur son interlocuteur à l’imagination trop aventureuse.
Elle allait parler mais un silence bizarre s’installa soudainement.
Les ronronnements de la bête avaient disparu.
— Quoi ? s’inquiéta Baelis en reposant sa tasse.
— Tu ne perçois pas encore ces choses-là, toi, le petit nouveau mais… je crois que les serveurs se sont éteints. Écoute.
— J’entends rien.
— Exactement.
La porte du couloir menant aux douches s’ouvrit brusquement. Réa bondit dans la pièce, essoufflée, ruisselante, une serviette de bain autour de sa poitrine.
— On a un code albâtre, lança-t-elle, son regard complice plongeant dans celui de Fina, comme si les mots étaient alors superflus.
— Merde. Je viens pourtant de contrôler les naseaux ! s’emporta la rousse qui s’empressa d’enfiler ses bottes, son écharpe et son manteau noir. C’est peut-être une surchauffe, une bestiole dans le système de refroidissement. J'y vais. Toi ! Reste pas planté là ! Accompagne-la au sous-sol pour débloquer la centrale de secours ! s’énerva Fina devant la mine stupéfaite de Baelis qui fit bouger sa lourde masse peinant à suivre Réa, boucles blondes virevoltant, déjà loin devant lui.
— Hey ! Hey attends ! Merde ! cria-t-il en la voyant dévaler les escaliers vers les intestins du monstre.
Il la rattrapa. Réa laissa échapper sa serviette, ses fesses nues encore mouillées se courbèrent ; dans une malle, elle attrapa un pantalon aussi vite que possible et l'enfila sous le regard incrédule du son collègue.
— Putain, passe-moi la blouse ! Là ! Dépeche ! vociféra-t-elle, sa poitrine s'agitant pendant qu'elle faisait glisser ses bottes sur ses mollets.
— Heu, ouais, tiens...
Elle boutonna ses habits secs en dévalant l'escalier. Elle se retourna brièvement pour voir s'il suivait ; son regard soucieux trahissait une légère panique.
— Si le cœur de l’ordinateur lâche, 1.985 millions de personnes seront isolés du monde pendant au moins 6 jours, lui lança-t-elle, essouflée.
— Mais la lumière fonctionne ! vérifia-t-il pourtant, en lui courant après.
— Les serveurs et les ordinateurs quantiques sont alimentés par notre centrale électrique privée greffée à « Big Data ». Le réseau de la ville s’occupe des besoins annexes… mais on perd du temps là ! Viens ! Grouille ! J’ai besoin de tes bras !
— Au moins, toi, t’es plus loquace que ta copine, termina l’homme au crâne rasé qui suivait non sans mal cette petite lionne qui descendait les marches deux à deux.
Brusquement le noir complet.
— Quelle poisse ! lâcha-t-elle en activant la fonction lampe torche de son glophone.
— Je croyais que…
— Oui, je sais. C’est une panne générale. C’est encore plus inquiétant….
— Comment ça ? paniqua-t-il en effleurant la hanche de Réa.
— Je ne crois pas aux coïncidences. Que notre centrale s’arrête de fonctionner c’est déjà hautement improbable. Mais qu’au même moment le réseau de la ville flanche…
— Merde. Quoi alors ?
— Ce n’est pas un accident. J’ai un mauvais pressentiment. Quelqu’un essaye de pirater « Big Data ». Et, si c'est le cas... j'aurais dû profiter plus longtemps une dernière fois de la douche. Avec Fina. Et même avec toi.
Dehors, devant la peau frissonnante de Fina qui montait une échelle, le grand projecteur de l’entrée menant à la M.I.M. de Luleå, la Mégastructure d’Intelligence Mondiale, effectivement appelée « Big Data » par les employés, venait de s’éteindre pour toujours, plongeant la forêt suédoise dans une pénombre inquiétante où des silhouettes étranges se déplaçaient lentement.
Fina et Baelis ne pourraient jamais plus admirer un aussi simple et magnifique concept que le corps nu de Réa, que ce soit par habitude ou par inadvertance.
Ce fut la fin d'Internet.
La fin des réseaux.
La fin du monde.
Et le début d'un nouveau.
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