Le chant d'Arion
Extraits du journal de bord de l’amirale Luz Tanner, cheffe du corps expéditionnaire spatial dépêché sur Arion par Jack Li, riche industriel terrien du XXIIIème siècle.
Programme officiel d'histoire humaine, cycles II et III.
Sol 1
Musk-3 s’est posé sur Arion à 12h71, heure locale. Le docteur Maes nous a sommé d’effectuer un demi-cycle de sommeil pour être en forme avant notre première sortie. Mais, le voyage s’est révélé être plus long qu’épuisant, grâce au temps passé sous cryo-hypnose, et nous étions tous très impatients de nous dégourdir les jambes sur le sol arionnien. J’ai donc donné l’ordre à l’équipe A de lancer l’opération « Moonwalk » sans plus tarder, et, une heure plus tard, nous étions cinq à partager le privilège d’être les premiers êtres humains à poser le pied sur cette planète, la plus lointaine jamais visitée par un corps expéditionnaire. L’émotion était palpable. En rentrant au vaisseau, j’ai accepté une entorse au règlement : que l’on débouche une bouteille de champagne Jack Li®. Merci à Jack Li Industries™ pour le soutien indéfectible apporté au progrès humain.
Jésus-Christ fit la moue. « Quelle bande de primates mal-darwinés », pensa-t-il, en moquant l’accent de l’amirale Tanner, qu’on aurait aujourd’hui qualifié de « provincial », typique de ce début du XXIIIème siècle. Mais, accent ou pas, une chose était certaine : l’exploratrice faisait preuve d’une arrogance sans limites. Il reprit le visionnage à contre-cœur.
Sol 3
Les sondes n’avaient pas menti : les paysages d’Arion sont à couper le souffle. Le sol craquelé est fait d’une roche semblable au granit, incrustée de micas scintillants. La topographie de notre lieu d’atterrissage est comparable avec celle de la Lune : relativement peu de relief, mais quelques cratères provoqués par les impacts d’astéroïdes, faible densité de l’atmosphère oblige. Celui que nous avons visité aujourd’hui a été baptisé « Cratère Li » par l’équipe. L’impression générale est que l’aridité de la surface d’Arion ne fait pas obstacle à son terraformage.
Par ailleurs, manifestation géologique ayant échappé à nos sondes : la plupart de ces cratères sont recouverts de formations d’aspect métallique, composées d’un ensemble de tubes creux, de taille variable, dont la face évidée est tournée vers le ciel. Les formations s’alignent ainsi sur plusieurs centaines de mètres, créant des amas qui évoquent les anciens coraux des océans terriens. Détail amusant : quand le vent du nord s’engouffre dans le cratère, le frottement de l’air sur l’extrémité creuse des tubes produit un son analogue à celui que l’on peut écouter en plaçant un coquillage vide sur son oreille. Des prélèvements ont été effectués pour déterminer la nature de ces formations.
A entendre ces mots, Jésus-Christ eût un pincement au cœur. Arion devait être si belle, avant que l’homme n’y pose le pied et n’y impose sa loi. Le sol originel, minéral et incrusté de reflets dorés, tellement plus authentique que la pelouse jaunâtre importée qui recouvrait désormais toute la tranche nord-ouest de la planète, celle occupée par l’être humain. Chaque cratère avait sa propre barrière autochtone, avec sa forêt de tubes, qui n’avaient pas encore perdu leur teinte initiale, celle qui avait presque entièrement disparu après le terraformage.
Il ne restait plus aujourd’hui que des vestiges pétrifiés de cette biodiversité perdue. Des amas de tubes fossilisés, asphyxiés par l’air toxique que les humains s’acharnaient à emporter partout où ils souhaitaient s’établir. Morts, les tubes ne produisaient plus la moindre musique sous l’effet du vent du nord. Le chant d’Arion s’était tu pour que la civilisation humaine puisse y prendre racine.
Sol 13
Les résultats de la professeure Ben Sassi sont tombés : les tubes prélevés dans le Cratère Li sont constitués d’un métal inconnu dans notre système solaire. C’est la première fois depuis 2152 qu’un nouvel élément est ajouté au tableau périodique. L’équipe a décidé de le nommer jacklium. Pour l’instant, aucune propriété spéciale ne lui a été trouvée. Il semblerait, en revanche, qu’une fois entrés en contact avec le gaz carbonique que nous produisons en respirant, les tubes de jacklium s’oxydent rapidement et prennent un aspect cuivré plutôt agréable à l’œil. Nos recherches se poursuivent.
Jésus-Christ luttait pour retenir ses larmes. La sotte amirale n’avait semble-t-il pas conscience de participer à ce qui serait l’écocide le plus efficace et le plus rapide de toute l’histoire de l’humanité. Ou alors, elle n’avait ni scrupules, ni remords. Ce n’était pas impossible. Jésus-Christ devinait la cupidité humaine dans sa voix, lorsqu’elle évoquait l’aspect cuivré « plutôt agréable à l’œil » de l’oxyde de jacklium. Les pauvres tubes d’Arion, ces êtres sophistiqués, contemplatifs car soumis au seul temps long, pouvant vivre des milliers d’années, mais surtout inertes, immobiles, sans défense face à la bêtise crasse et au court-termisme de l’être humain, n’avaient pas la moindre chance de s’en sortir. Dès la première campagne de terraformage d’Arion, la quasi-totalité avait succombé, prenant la teinte cuivrée caractéristique d’un tubulaire mort. Désormais, tout le monde portait des bijoux en oxyde de jacklium, c’était très à la mode. OneCom™, une entreprise terrienne de télécommunications, venait de sortir une version spéciale de son LiPhone® pour le marché arionnien, dans une superbe livrée cuivrée. C’était à en vomir.
Sol 88
Eurêka ! La professeure Ben Sassi est formelle : les tubes de jacklium oxydés ont des propriétés supraconductrices supérieures à celles de nos meilleurs alliages. Les applications industrielles sont pour le moins prometteuses. En vertu du titre MCCCXXX de la Charte Humaine, nous avons enclenché la procédure pour protéger le jacklium par un titre de propriété intellectuelle au nom de Jack Li Industries™. Merci à Jack Li Industries™ pour le soutien indéfectible apporté au progrès humain.
La découverte de la supraconductivité de l’oxyde de jacklium. La promesse d’un saut technologique aussi important qu’inespéré, en ces temps de stagnation du progrès technique, qui aura poussé l’homme à fermer les yeux, ou, plus exactement, à ne pas regarder plus loin. Du moins, pas avant des décennies. Pas avant qu’il ne soit trop tard.
Jésus-Christ éteint son LiPhone®, morose. Les cours d’histoire, ça le mettait toujours dans un drôle d’état. Il était sans doute trop sensible pour un être humain. La plupart de ses semblables s’accommodait parfaitement des crimes de leurs ancêtres. Jetant un œil par la fenêtre, il aperçu un vaisseau de la CNS, la Compagnie de Navigation Spatiale, en phase d’approche, au-dessus du spatioport Jack Li-1. Il venait sans doute déverser une nouvelle flopée de touristes bobos venus de la Terre pour découvrir les vestiges de la faune arionnienne. Ou, pire encore, des cowboys tout droit sortis de leur campagne du nouveau monde, des bleds paumés des confins de Mars, venus s’encanailler sur Arion, où la Charte Humaine était d’application plus souple, comme aux premiers temps de la colonisation martienne.
Bref, une belle brochette d’imposteurs et d’abrutis, qui ne s’écarterait sans doute pas des sentiers balisés proposés par l’office de tourisme. Un saut au Musée des Tubes d’Arion. Un détour par la réserve du cratère de Ben Sassi, placé sous cloche, où la dernière formation tubulaire luttait pour survivre, menant une triste existence privée du chant d’Arion, le vent ne pénétrant jamais sous le dôme de plexiglas qui protégeait la réserve de l’atmosphère.
Sentant la rage bouillir dans son ventre, Jésus-Christ ralluma son LiPhone®. Il hésita un instant à poster « #tourismisanecocide » sur OneFeed, mais se ravisa. Il n’était pas d’humeur à se faire traiter de tubophile par les rageux, qui faisaient la loi sur les réseaux sociaux depuis des temps immémoriaux. Pour se calmer, il envoya un message à Saint-Sauveur et Muhammad, avec qui il formait un trio polyamoureux virtuel depuis la fin de la septième. Les prénoms issus de la mythologie monothéiste terrienne étaient particulièrement en vogue, chez les adolescents du début du XXVème siècle.
En l’espace d’une milliseconde, le message parvint à Muhammad, qui habitait pourtant à des années-lumière d’Arion, sur l’île de Bretagne, quelque part dans l’hémisphère nord de la Terre. Comme tout jeune de son âge, Jésus-Christ n’aurait pas pu se passer de cette instantanéité, permise par la supraconductivité de son LiPhone®, bourré d’oxyde de jacklium.
Jésus-Christ était humain, après tout.
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