Chapitre 7.6 - La géante qui aimait les trésors
– Il l'a eu ! brailla Ciel en sautillant sur place, une écharpe de boyaux sanguinolents drapée autour de son petit cou.
La petite famille rejoignit son nouvel ami ; Mamounette regarda le véloce-dentu agoniser, la jugulaire coupée.
– C'est une réussite, mon petit Diogon, le félicita-t-elle avant d'achever la proie d'un coup de mâchoires.
L'œil vide et terrorisé, haletant, son large torse éraflé par les cailloux sur lesquels il avait roulé, Diogon était agenouillé auprès du véloce-dentu et regardait ses doigts plein de sang, le sang qu'il venait d'essuyer sur ses babines.
– Je l'ai tué, Mamounette… gémit-il en frottant son mufle de lion empourpré de rouge, encore et encore. Je l'ai tué…
– Ouais, et sacrément bien tué en plus ! s'exclama Soleil en fourrant son gros nez dans la plaie béante qui déchirait la gorge du véloce. Pour un tout-poils, tu sais bien chasser dis donc.
– Ça sent bon maman, j'ai faim depuis longtemps moi, gémit Vent, on peut le manger ? Hein ?
Mamounette, le cœur empli d'émotion face à Diogon qui venait de tuer son premier repas – quelle folle aventure ! – remit brusquement les pieds sur terre.
– Ah non, vous savez que je vous l'ai interdit ! Diogon fait ce qu'il veut, il mangera sa proie, mais si vous mangez une seule miette de ce véloce, je vous jure que vous pourrez dire adieu à votre nouvelle queue !
Les petits prirent un air penaud.
– À présent, mes trésors, laissons Diogon rassasier ce vilain ventre vide, et allons nettoyer ce pauvre grand-cou. Ce serait dommage de le laisser aux petits-volants.
Ils s'éloignèrent au petit trot dans l'ombre de leur mère, laissant Diogon aux prises avec son cadavre.
Son estomac le mettait au supplice, sans qu'il n'en comprenne la raison ; le moindre de ses boyaux s'enroulait sur lui-même en mugissant sa douleur. Perdue, triste et déconfite, la statue considéra les yeux entrouverts du véloce-dentu. Ils étaient vides et froids. Comme ceux du corbeau, comme ceux du vieil homme qu'il avait tué de ses mains. Puis son regard descendit sur le ventre rebondi, encore plein de chair et de vie.
Diogon, avec l'impression de commettre un sacrilège, arracha une poignée de plumes chatoyantes, puis une deuxième, puis une troisième ; il se baissa vers le corps à l'odeur de fauve, doucement, ouvrit la gueule et mordit dans la viande offerte.
Ses yeux se fermèrent sous la symphonie de saveurs qui éclataient dans ses papilles, qui dansaient entre ses dents meurtrières. Il engloutit encore plusieurs bouchées, sans mâcher ou presque, avant que son estomac ne s'apaise un peu.
Il n'aurait jamais pensé qu'enfourner un mort dans sa bouche, mâcher la chair d'un cadavre, lécher le sang d'une victime puisse apporter autant de bonheur. Presque aussitôt, une vague intense de culpabilité le submergea.
Il alla vomir un peu plus loin, se cachant tant bien que mal du regard vif de Mamounette.
Se nourrir n'était qu'un calvaire déguisé en festin. Comment les êtres ici-bas pouvaient-ils réitérer cette sinistre expérience aussi souvent ?
La faim.
La chasse.
La mort.
La victoire, la culpabilité et la nausée.
Ce jour avait été bien trop riche en enseignements.
Il aurait tant aimé rester statue à jamais… Mais désormais, ce corps trop lourd pour lui le tyrannisait de ses besoins insatiables.
Alors, les yeux malheureux et la gueule encore pleine des remugles de bile, il se força à finir son festin empoisonné.
Et lorsque, l'estomac plein mais agité de soubresauts répugnants – déjà prêt à tout recracher sous la puissance de ses remords – il se releva et se dirigea vers Mamounette et ses enfants, la vision qui se dévoila à lui le frappa de plein fouet.
Une grande faiblesse saisit tout son corps, comme un étau mou et gluant ; ses jambes se mirent à trembler. Les muscles soudain gourds et sans forces, il glissa au sol et se recroquevilla, tête cachée derrière la barrière de ses bras puissants.
Mais son regard filtrait sous leur ombre, et se gorgeait de ce qu'il n'aurait jamais dû voir.
Ce n'était pas un grand-cou que les véloces-dentus avaient tué. Ce n'était pas un grand-cou que la géante-à-plumes et son trio de petits étaient en train de dépecer avec bon appétit.
C'était un dragon de belle taille, au long cou gracieux, aux écailles d'un blanc d'albâtre cousu d'or, aux ailes étendues sous le soleil comme fauchées en plein vol. Et dans les bas-reliefs qui sinuaient le long de sa gueule, dans la pureté de ses yeux d'émeraude qui scintillaient encore, Diogon revit l'estrade où il avait pris vie, le village des sculpteurs et leurs outils précis.
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