Chapitre 9.3 - Le chien qui haïssait son maître

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Le chien recula et observa les hommes bondir comme des chamois, éviter les griffes luisantes de l'ours, avant d'enfoncer leurs lames dans sa peau, profondément, comme une armée de grimpeurs sur une falaise d'argile. L'ours mugit de plus belle, perclus de stigmates sanguinolents qui moussaient sur sa fourrure sale ; il secoua sa grosse tête avec violence, éclaboussant les chasseurs de bave, avant de refermer sa lourde mâchoire sur l'épaule d'Elissi.

– OUI ! aboya le chien sans prendre garde à la force de sa voix.

L'homme, le bois du masque cachant ses traits que le chien imaginait tordus de peur et de souffrance, referma ses mains puissantes sur la gueule de l'ours et commença à dépiauter lentement ses babines, à les arracher de leur gangue de chair, à forcer l'ouverture de ce piège qui brisait sa clavicule dans des craquements atroces. L'ours mugit de douleur, refusant de lâcher prise. Les chasseurs se précipitèrent et plongèrent leurs lames dans son mufle rougi. Ils firent sauter les dents une à une, ouvrirent ses tendres gencives.

La bête pleurait à présent, des larmes invisibles que le chien était seul à voir ; mais ses mâchoires restées comprimées, puissantes et prédatrices.

– Loup jaune, articula Elissi derrière la barrière de ses dents serrées, je te jure que si tu ne viens pas m'aider maintenant, tu seras fouetté jusqu'à l'aube.

Le chien, son regard muet planté dans celui de l'ours, rassembla ses pattes sous lui avant de bondir vers la gorge épaisse.

Il y planta ses crocs, déchirant les chairs, ouvrant les veines et les artères, détruisant la vie qui palpitait encore à l'intérieur de ce corps.

L'ours, perdu dans ses larmes, rugit une dernière fois. Il s'écroula lentement sur Elissi, inerte et lourd comme un monstre mort. Un torrent de sang s'écoula sur le chasseur, ruisselant dans ses cheveux, le long de sa nuque, ciselant les muscles de son dos contracté à l'extrême, avant d'aller imbiber le sol de la forêt.

L'homme glissa au sol dans un cri de douleur, écrasé par le poids de sa victime.

Silencieux, le chien laissa les chasseurs s'affairer autour de ce couple mortel, ouvrir la gueule morte pour en extirper l'épaule brisée. Il les abandonna sans un mot et s'éloigna dans la forêt muette, l'échine fuyante sous les caresses des feuilles.

Bon sang qu'il détestait cette jungle.

Ces chasses.

Cette tribu.

Ce maître imbu de sa propre force.

Celui-là, qu'il perde des litres de sang. Qu'il crève d'une infection. Qu'il attrape la fièvre jaune et s'asphyxie avec ses propres boyaux. Que ses plaies suppurent si fort que des champignons s'y installent.

Qu'il meure.

Le chien ne pouvait plus retourner chez lui, il en était si loin à présent ; et jamais il n'aurait retrouvé le chemin du désert. Mais si Elissi succombait, plus rien ne l'empêcherait d'aller vivre dans la jungle, ou dans la plaine au loin. Même les ours et les lions des cavernes seraient de meilleure compagnie que cet humain méprisant. Même les loups, allez. Le chien se sentait suffisamment désespéré pour devenir le larbin d'une meute, si tant est qu'ils partagent les proies et les siestes.

Mais tant qu'Elissi était en vie, il ne pouvait partir l'esprit tranquille. Si l'homme le retrouvait un jour, il le tuerait. Non pour avoir failli à son maître, mais pour avoir bravé son autorité ; pour s'être joué de lui et de ses ordres. Le canidé était profondément inutile à la tribu, mais indispensable au jeune homme. C'était le seul être à qui il pouvait donner des directives plus autoritaires les unes que les autres, tout en étant certain d'être toujours obéi. Le seul qui ne protestait jamais – ou si peu. Elissi avec son loup jaune était tout ce qu'il espérait devenir pour son clan : un meneur au pouvoir indiscuté.

Et ce serait sans aucun doute un chef intelligent, efficace et plein de bravoure ; mais le chien n'aimait pas les chefs qui parient sur le fouet plutôt que sur les caresses.

Il cheminait ainsi, plongé dans ses pensées, lorsqu'un craquement retentit non loin.

Soudain une immense silhouette noire se déploya devant lui, au dessus de lui, comme le spectre de l'ours revenu le hanter ; mais cet ours-ci faisait la taille de deux autres et tout en haut, très loin là-haut, brillaient ses deux yeux aux couleurs plus vives que celles des perroquets.

– Qui… qui es-tu ? balbutia le chien.

Son coussinet ripa sur le tronc qu'il était en train de franchir, et il chuta lourdement sur le flanc comme un chiot maladroit. Il se remit sur ses pattes d'un bond fébrile, prêt à sentir les crocs de la bête lui transpercer la gorge, prêt à défendre chèrement sa peau, si tant est qu'il pût, lui, le chien, infliger de quelconques dommages à ce colosse au pelage de nuit qui le surplombait…

– Je m'appelle Diogon.

La voix était chaude, chaude et pleine comme une outre en peau de loutre ; elle lui rappela celle de son ancien maître, son maître chéri, et le chien sentit les poils de son échine s'aplatir doucement.

L'être se détourna, lui présentant son dos immense, puissant, où roulaient des muscles autrement plus impressionnants que ceux d'Elissi. Il commença à s'éloigner, de sa foulée de géant, lentement effacé par la symphonie de la forêt.

Le chien, immobile, ne sachant quel attitude tenir face à cette créature inconnue qui disparaissait sans autre forme de procès, entendit soudain des galopades effrénées retentir dans la jungle derrière lui.

– Je l'ai vue ! hurlait l'un des chasseurs d'Elissi. Une bête immense ! Comme un ours qui en a mangé deux autres ! Elle est partie par là !

Les cris des hommes submergèrent soudain les doux bruissements des feuilles, piétinant le sentier d'humus et de branches.

– Qu'est-ce que tu fous là, toi ! cria l'un d'eux au chien toujours immobile, qui les regardait venir par-dessus son épaule. Dépêche-toi de lui sauter à la gorge !

– Piste-la, allez, traque ! Traque ! renchérit un autre en lui piquant l'échine de la pointe de sa lance.

Le chien releva ses babines sur ses crocs, les défiant en silence tandis qu'ils se déployaient à sa hauteur.

– Laisse tomber, tu vois bien qu'il comprend rien. Faudrait Elissi pour lui parler.

Ils s'éparpillèrent autour de lui, observant les alentours fragmentés par les rameaux émeraude, étincelants sous la rosée de la jungle.

– Elle est partie par là, je l'ai vue, je vous dis ! haleta le dernier de la file en fonçant droit devant, bondissant d'un seul geste au-delà du tronc titanesque qui barrait le sentier.

Déployés en arc-de-cercle, les guerriers commencèrent à avancer à sa suite, leur lance prête à frapper brandie au niveau de leur torse.

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