Chapitre 9.8 - Le chien qui haïssait son maître
Comme si cette voix avait donné vie à tout le reste, un mélange d'odeurs se précipita dans ses narines ; un bouquet fané, poussiéreux, de corps morts depuis longtemps. Un volatile – il n'aurait pas su dire lequel –, puis quelque chose d'apparenté aux fennecs du désert, et enfin une odeur chaude et feutrée qu'il ne connaissait pas. Et par-dessus tout cela, un étrange filigrane s'entremêlait aux autres, les tressant ensemble pour mieux les assembler. Quelque chose de dur, d'un peu âcre, qui avait emprunté ses notes à la partition du sang.
Ses pupilles s'étrécirent malgré les ténèbres de la grotte. Cette chose venait de très loin. Le chien connaissait toutes les senteurs de la plaine, de la jungle, celles du désert ; il avait appris celles des hommes et de leur artisanat. Même les pierres avaient une odeur, chacune avait la sienne ; mais celles qui se déployaient sous son nez lui étaient totalement inconnues.
– Que sens-tu ?
Question rituelle d'un chien, équivalente à une demande d'identité envers quelque chose que sa truffe ne reconnaissait pas ; mais la créature ne pouvait pas le savoir.
– Je sens un renard et un âne, répondit Diogon, ses narines palpitantes.
– Pas toi, ce truc. Je lui demande qui il est.
Le truc en question s'ébroua une nouvelle fois.
– Je suis une sculpture. Je suis une licorne. Et je suppose que ce que tu renifles avec tant d'impolitesse, c'est le fer, la rouille, l'acier qui me composent et aussi les trois peaux dont je suis équipée.
Diogon sursauta violemment ; perdu dans trop de nouveaux mots pour lui, le chien le laissa prendre l'interrogatoire en main.
– Une sculpture ? Qui es-tu ? Connais-tu…
N'osant achever sa phrase, il la suspendit, la laissa flotter entre les parois de la caverne.
La bestiole, que le chien distinguait clairement à présent, qui disposait de quatre pattes dépareillées, d'une paire d'oreilles impressionnantes et qui lui prenait presque une tête, planta son regard miroitant dans celui de Diogon. Ils achevèrent ensemble :
– … le village des sculpteurs.
– J'y suis née, tout comme toi. Nous avons eu le même maître.
Diogon secoua violemment la tête.
– Je n'ai pas de maître.
– Si. Notre créateur. Il a été mon maître des années avant ta venue.
Il y eut un silence. Les iris de Diogon étaient toujours accrochés à ceux de la créature, qui le dévisageait, fière et sans peur sous ses cuirs mêlés.
– Il aurait été le tien si tu l'avais sauvé.
Le chien, comme une alarme malveillante, sentit la colère éclater sous son crâne. Mais ce n'était que l'odeur dégagée par celle qui parlait ainsi.
Il se coucha dans la terre sableuse et posa le museau sur ses pattes, prêt à suivre la suite des évènements. Les histoires de maîtres, ça finissait toujours mal ; il en était le vivant exemple.
– Le sauver ? Comment aurais-je pu le sauver ? Je ne sais même pas qui était cet homme.
– Ce n'était pas un homme, tout juste un garçon, un adolescent qui s'est jeté de sa fenêtre sous mes yeux pour aller s'éclater le crâne contre la pierre ! cracha l'autre dont le museau jusque-là figé se froissa dans une grimace douloureuse.
Diogon haussa les épaules, sincère et désemparé.
– Pourquoi aurais-je dû le sauver ?
– Parce que c'était notre maître !
– Et qui te dit que j'en aurais été capable ? Ce créateur que tu aimais tant, il m'a maudit. C'est la mort que je distribue par pelletées entières, pas la vie. Quel est ton nom ?
Coupée net dans son élan, la créature hésita un instant.
– Peau d'Âne.
– Eh bien, Peau d'Âne, pourquoi ne l'as-tu pas sauvé toi-même ?
Le visage de métal se défroissa doucement ; les prunelles bombées s'emplirent de tristesse. Le chien en respira un peu ; une nostalgie étrange s'infiltra jusqu'à son cœur.
– Je ne suis pas comme toi et les autres statues. Nul dieu ne m'a sacrée ou maudite. Lorsque des hommes sont en ma présence, je ne suis qu'un être inanimé. Les sculptures ne sont pas censées bouger…
Diogon, sourcils froncés, hocha doucement son mufle noir.
– Je comprends. Alors que fais-tu si loin de chez toi ?
Peau d'Âne gonfla son poitrail fait de lattes percées, et se redressa sur ses pattes squelettiques.
– Je t'ai suivi. Je suis là pour veiller sur toi.
Pris de court, Diogon échangea un regard avec le chien. Celui-ci souriait bêtement, langue tirée. La solitude n'allait à personne, les canidés le savaient bien ; il était heureux que son nouvel ami trouve une compagne de meute.
Même si elle était trouée comme une outre miteuse, et pas très utile en présence des humains.
– Je n'ai besoin de personne, hésita Diogon. Pas davantage de toi, sans vouloir te vexer ; tu ne m'arrives même pas au genou. Je ne fais que suivre les statues sacrées. Une petite fille m'a dit de le f…
La licorne leva les yeux au ciel et secoua ses oreilles de fennec roux.
– Va où tu veux, fais ce que tu veux. Où que tu ailles, je te suivrai.
– Mais…
– C'est pour cela que j'ai été créée. Veiller sur Diogon. Sur les deux Diogon.
Elle ajouta plus bas :
– Même si pour moi, il n'y en aura jamais qu'un seul.
Il y eut un silence. Elle les observa tour à tour. Le chien, tête toujours posée sur les pattes, leva des yeux doux vers elle. Diogon baissa les siens pour croiser son regard inquisiteur.
– Eh bien, euh, finit-elle par dire en haussant les sourcils, il faudrait peut-être te sortir de là, si tu veux tant suivre les statues, non ?
Diogon refit une démonstration, tendant ses liens à les faire craquer. Il fit gonfler les muscles de ses bras ; la peau s'ouvrit sous le frottement, teintant son pelage de rouge.
– Ça paraît compromis, dit-il seulement.
– Que diable, vous n'êtes absolument pas dégourdis, rétorqua la bestiole en trottinant vers les cordes vibrantes.
Elle ouvrit la gueule – des dizaines de petites dents de métal pointaient, agressives, sous les os rouillés de son crâne – et commença à les mettre en pièces.
Diogon et le chien jaune se regardèrent.
Peut-être pas si inutile que ça, finalement.
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