Chapitre 11.91 - Le garçon qui ne voulait pas devenir roi
Depuis des âges immémoriaux, l'esprit de Pharaon, enfermé dans son corps de mortel sans cesse renouvelé, pensait contenter ses pairs restés aux cieux en dressant de somptueuses architectures à leur gloire ; mais le jeune roi, dans un éclair de lucidité, venait de comprendre qu'il ne faisait en réalité que ravages. Enchaîner des créatures immortelles venues pour les aider, parce qu'elles s'apparentaient à des bêtes, insultait le ciel tout entier et ses souverains avec lui. Agiter un fouet et poser des chaînes sur leurs prodigieux alliés n'était bon, depuis la nuit des temps, qu'à flatter l'ego de Pharaon et la fierté des peuples d'Egypte. Ceux-ci voyaient les nephilims s'incliner devant la puissance d'un homme ; devant la puissance de l'Empire.
Depuis toujours, Pharaon se servait de ces êtres comme outils, pour rendre son propre culte plus écrasant.
Quelque chose se cristallisa dans les entrailles de Khoufou, tout au fond de lui, avant de commencer à enfler entre ses côtes, enfler jusqu'à venir prendre toute la place, écraser son cœur, l'étouffer littéralement.
C'était la honte.
– Diogon, dit-il d'une voix sans âme.
En silence, l'interpellé baissa vers lui les deux foyers scintillants qui creusaient sa face léonine. Cet être étrange avait beau nommer statues des êtres faits de chair et de magie, et venir de si loin que Khoufou ne pouvait comprendre son histoire, celui-ci voyait clair jusqu'au fond de son âme en cet instant, distinguant sa franchise et son intégrité. Sans doute le ka d'Horus y était-il pour beaucoup. Quelle ironie qu'il permette à Khoufou de lire dans l'esprit des êtres qui arpentaient la terre, mais pas d'entrer en contact avec les dieux qui, là-haut, le jugeaient du haut de leurs trônes.
Le garçon serra les mâchoires.
– Nous allons libérer ces djinns.
Peut-être ce géant d'ébène était-il un émissaire, sans le savoir lui-même. Peut-être qu'à travers son œil d'or le scrutait le bâ d'Osiris, et qu'à travers son œil de saphir le soupesait celui de Maât.
– Merci, Khoufou, répondit Diogon. Ainsi donc, Baba avait tort.
– C'est qui ? intervint soudain Apouit, que les deux autres avaient presque oubliée.
– Une sorcière qui m'avait dit de ne plus jamais m'approcher des hommes.
Une étincelle dansa au fond de ses prunelles. Pleine de défi dans son œil jaune corbeau, elle semblait chargée d'espoir dans le second, aussi bleu que celui d'un humain.
– Elle avait tort. Parfois, il est bon d'aller vers eux.
– Mouais, enfin, mieux vaut aller vers Khoufou que vers Khoufoukhaf le vizir, hein, ronchonna Apouit en gâchant toute la solennité de l'instant. D'ailleurs, comment veux-tu libérer les nephilims ? Face-de-reptile ne te laissera jamais faire. Et il ne sera pas le seul à trouver ça étrange.
Khoufou plongea dans le regard noisette de la jeune fille, espiègle et empli de détermination. Elle aurait pu objecter pourquoi, et non pas comment. Pourquoi libérer des bêtes qui se soumettaient d'elles-mêmes à leur joug, et qui, une fois les chaînes retirées, resteraient sur place ? Il savait qu'elle se posait la question. N'importe qui se serait posé la question. Mais elle ne disait mot et se fiait à son jugement. Et Pharaon, lui, savait qu'il était question de symbole. De respect. Pas de logique.
– Nous allons manœuvrer de manière à lui faire admettre la vérité, dit lentement l'adolescent. Les dieux ne veulent pas de ces chaînes et de ces fouets. Diogon en est la preuve. Ne penses-tu pas toi aussi que des alliés ne sont pas là pour qu'on les traite en esclaves ? En Egypte, ce sont les ennemis que nous réduisons en esclavage.
– Oui, oui, répliqua-t-elle en fronçant ses sourcils épais.
Elle ne savait pas sur quel pied danser, il le voyait bien. Il s'était exprimé à la fois avec le cœur de Khoufou et les mots de Pharaon. Dissocier ses deux esprits devenait de plus en plus difficile. Elle finit par conclure d'une voix prudente :
– Et c'est ça que tu vas dire à ton vizir ?
– Non. Il ne faut pas lui donner de justification. Les dieux n'ont pas à expliquer leurs décisions.
Khoufou prit définitivement les commandes. En lui, le ka d'Horus s'enfuit soudain, empli d'effroi face au blasphème qu'il s'apprêtait à proférer. Le garçon leva le regard, croisant celui de Diogon qui attendait avec patience.
– C'est simple, nous avons justement un dieu sous la main. La vérité sortira de sa bouche.
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