Chapitre 1.1 - Genèse

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Genèse

- Le garçon qui était né avec une forge à la place du cœur -

Une poignée de cailloux vola dans les airs, avant de s'abattre sur la nuque de Diogon.

Le garçon sursauta, il ploya sa longue carcasse maigre, rentrant la tête dans les épaules ; puis il pressa le pas et se mit à louvoyer entre les maisons, toujours courbé comme un vieillard. Les pierres continuaient à pleuvoir, accompagnés de gerbes d'insultes. Derrière lui retentissaient les pas des autres adolescents et leurs voix excitées.

Lorsqu'il parvint à les semer et à reprendre son souffle, appuyé sur ses genoux, caché derrière un cabanon en bois, il passa un doigt hésitant sur son crâne et tâta les bleus qui commençaient à apparaître, les petites coupures qui marbraient la peau de sa nuque.

Quelques meurtrissures de plus sur un corps déjà meurtri ; quelques blessures de plus sur un esprit déjà blessé. Diogon haussa les épaules. Il n'était plus à ça près. Chaque nouveau jour ne faisait que l'enfoncer davantage, dans un trou noir déjà bien trop profond pour qu'il puisse en sortir un jour. Désormais, ce n'était même plus la haine qui brûlait dans son regard pâle ; trop de larmes avaient fini par l'éteindre. La résignation avait pris sa place au fil des années.

Il fit quelques pas douloureux sous le soleil d'automne ; la lumière chaude révéla doucement ses bras, dont les poignets étaient couturés de cicatrices, puis son visage aux traits durcis par le chagrin. Elle révéla sa peau grêlée et disgracieuse ; ses lèvres pleines et gercées par le givre ; son nez déjà puissant qui montrait l'homme qu'il allait devenir ; puis ses yeux en amandes, d'un bleu si clair que sa pupille semblait y surgir comme une lame noire, si clair que depuis tout petit il ne regardait jamais les gens en face, parce qu'il avait réalisé qu'ils détestaient cela.

Le garçon prit plusieurs minutes pour fermer son visage, comme une boîte détenant toutes ses émotions, afin de ne laisser qu'un masque indifférent.

Il s'en alla sans se retourner, ayant enfin revêtu un air normal ; l'air de quelqu'un qui n'était pas le souffre-douleur des autres enfants.

Avant de pénétrer dans l'Atelier, il se planqua derrière le corps d'albâtre d'une des statues, et vérifia d'un coup d'œil que l'endroit était vide. Cette routine lui pesait de plus en plus chaque jour, mais il ne pouvait rien contre cette peur des autres qui refermait ses tentacules sur son cœur, qui le tordait et l'écrasait avec violence chaque fois qu'il croisait le regard de quelqu'un. Dans ce village où chacun sculptait, forgeait et taillait comme il respirait, où la tradition guidait les pas de chaque homme, Diogon ne vivait que pour la sculpture, pour son art, avec la passion destructrice de ceux qui n'ont rien d'autre au monde ; mais il était souvent obligé d'abandonner ses travaux durant des jours, lorsque l'atelier grouillait de monde. Les adultes et les vieux ne le dérangeaient guère, au contraire, leur tolérance et leur indifférence l'apaisaient. Mais si un seul adolescent était présent au milieu des statues, la terreur le paralysait. Les maîtres d'œuvre considéraient son absentéisme comme un surplus de paresse et un manque de motivation. S'ils avaient su ! Diogon pouvait travailler quarante-huit heures d'affilées sur une sculpture, sans boire, sans manger, sans aucune pause, quand la fièvre de créer le tenaillait ; il l'avait déjà fait et il le referait. Mais offrir son corps et son travail à la vue d'un de ses congénères, d'un de ses harceleurs, il en était incapable.

La voie semblait libre. Sous la grande verrière qui tenait lieu de toit, et sous le porche gigantesque, découpé dans une dentelle de pierre où s'entremêlaient des serpents de bois, des pieuvres de marbre et des gueules de gargouilles, seuls les yeux blancs des statues luisaient dans les rayons du soleil. Ces gardiennes à quatre pattes, trapues et couvertes d'écailles, soulevaient leurs babines hérissées de moustaches d'albâtre, laissant voir l'éclat dangereux de leurs crocs.

Diogon quitta sa cachette – un dragon monumental, dont la tête était si haute qu'il n'en voyait que le dessous de la gorge, et dont la plus haute corne dépassait le toit de l'atelier et disparaissait dans le ciel bleu et pur. Il louvoya dans le parterre de statues, caressant doucement leurs mufles polis comme des miroirs, posant ses pas là où ses ancêtres les posaient depuis des centaines d'années. Le garçon finit par s'immobiliser sur le seuil de l'Atelier, leva les yeux vers l'arcade immense qui déployait ses vitraux multicolores jusqu'au toit ; puis il relâcha les bras le long de son corps mince, détendit ses mains toujours agitées de tics nerveux irrépressibles, avant de pencher la tête en fermant les yeux. Il pria de longues minutes, déployant un voile de mots dans son esprit fatigué, tissant une offrande pour les statues qui gardaient l'atelier et le village depuis la nuit des temps.

Puis, après avoir secoué la tête pour ébrouer son esprit – sa tignasse rousse projeta une kyrielle d'éclats dorés dans le soleil –, il redressa ses épaules courbées par l'adolescence et franchit l'arcade de marbre. L'Atelier se referma sur lui.

Le garçon se dirigea vers son établi, son coin attitré, qui prenait la poussière tout au fond. Il traversa un champ de bas-reliefs inachevés, zigzagua entre plusieurs sculptures sur bois encore brutes, avant de traverser l'aire des tailleurs de pierre. L'Atelier était tellement immense que chaque habitant du village y avait sa place ; lorsque les fêtes sacrées approchaient, ou lorsque l'hiver était là et que chacun venait se plonger dans l'ambiance chaude et fiévreuse des établis, ce temple de la sculpture prenait des allures de fourmilière.

La place dévolue à Diogon se trouvait dans un coin à exacte distance entre les tailleurs de pierre, et les forgerons. Le garçon s'était très tôt rendu compte que le bois ne l'inspirait guère ; il manquait de caractère à son goût, et l'idée de sculpter un être dans le cadavre d'un autre le répugnait profondément. En revanche, depuis tout petit le séduisaient la puissance du granit et du basalte. Loin de l'élégance raffinée de l'albâtre ou du marbre, de leur douceur contrôlée, le grain dur et brut de ces pierres le fascinaient.

Quant aux forges, son père, qui créait de monumentales chimères par soudure d'objets en métal, lui avait très vite appris à s'en servir avec brio. Le garçon n'avait jamais craint le feu ; il était pour ainsi dire né avec une forge à la place du cœur. A dix ans, il avait créé son premier lion, une sculpture pour laquelle il avait utilisé des milliers de lattes d'acier tordues, fondues et soudées entre elle. A douze ans, c'était une licorne maltraitée à laquelle il avait donné vie, une licorne ronde et enfantine, qu'il avait représentée disloquée au sol, la colonne vertébrale déformée et les muscles à vif ; deux de ses pattes étaient arrachées de son corps, sa corne était faite d'un poignard brisé, et les vingt chaînes qui constituaient sa crinière la retenaient à des anneaux de fer scellés sur le sol.

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