Chapitre 1.4 - Genèse

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Un mois plus tard s'ouvrait la cérémonie du sacre d'hiver.

L'Atelier avait été vidé de fond en comble ; il avait fallu plusieurs jours pour le débarrasser de toutes les statues, dont chacune était retournée dans la maison de son créateur, et le nettoyer de ces couches de poussières blanches, brunes et incandescentes, ces poussières de pierre, de bois et de cendres qui se déposaient l'année durant sur les êtres et les objets. Leur emprise salissait la moindre surface, voilait la grande verrière du bâtiment.

On avait plié les centaines d'établis, ramassé les cadavres des statues mort-nées qui attendaient dans les coins, rassemblé les outils et les éclats de matériaux abandonnés au sol.

Toutes les statues d'albâtre, les dragons et les gargouilles qui gardaient l'entrée du temple, silencieuses et patientes, avaient été peintes en couleurs vives, avec du rouge de groseille, du rose de framboise, du bleu de sureau et du noir de cassis. Ces teintes éphémères se dilueraient à la première pluie, rendant aux sculptures leur blancheur d'ivoire, mais à l'occasion du solstice, elles enchantaient le porche et illuminaient les environs, faisant écho aux vitraux de l'arcade, déployant des plumes couleur d'arc-en-ciel, des corps couverts d'écailles et des crêtes multicolores.

L'hiver avait étendu ses longs doigts froids sur toute la contrée. Les lacs avaient gelé, les arbres s'étaient couverts de guirlandes de givre ; des dents translucides ornaient les gouttières et les toits. Les sculpteurs sur glace avaient revêtu leurs gants de cuir et sorti leurs outils d'hiver ; ils abandonnaient la pierre avec bonheur pour embrasser l'art des statues éphémères.


– Pauvres fous, marmonna Diogon en remontant l'allée principale, les mains au chaud dans son manteau, jaugeant les sculptures translucides qui longeaient le chemin. La glace n'a rien d'éphémère. Je vous le prouverai.

Il souffla un nuage de buée brûlante vers le ciel blanc, avant d'entrer dans l'Atelier.

Celui-ci était noir de monde, tout le village s'y étant rendu dans ses plus beaux atours ; Diogon camoufla tant bien que mal ses tics nerveux face à cette foule monstrueuse, et se planqua dans un coin tranquille.

– Mes chers concitoyens, mes chers collègues sculpteurs, déclamèrent les sept maîtres d'œuvre dans un unisson parfait. Nous sommes aujourd'hui réunis, comme chaque année, pour bénir le travail de nos meilleurs artistes, pour attirer la faveur des Dieux sur notre village, et pour honorer la tradition.

Ici, ils firent une pause et chacun se mit à prier. Des centaines de marmonnements s'élevèrent dans l'Atelier. Diogon, tête baissée et yeux clos, n'échappait pas à la règle.

– Derrière notre rang reposent toutes les œuvres qui demandent la bénédiction divine. Toutes les créatures qui chercheront à prendre vie lors de cette nuit de solstice. Que les Dieux leur fassent don de cette vie qu'elles ne connaissent pas encore ; que les Dieux protègent notre village et nous offrent le temps d'en façonner encore bien d'autres.

Les prières reprirent, avec plus de ferveur.

– Que nos matériaux soient remerciés pour nous offrir leur tendresse et leur puissance ; que les Dieux bénissent l'albâtre, le marbre, le granit, le basalte, le calcaire, l'ivoire et le plâtre, l'argile et le grès, l'obsidienne et le rubis, le chêne et le châtaignier, le poirier, le cormier, le tilleul, le cerisier, ainsi que le bronze, le fer et l'acier.

– Que nos outils soient remerciés pour leur dur labeur à nos côtés ; que les Dieux bénissent l'enclume, le poinçon, la gradine, la gouge, le…

Diogon cessa d'écouter. Il porta son regard sur les immenses silhouettes fantomatiques, couvertes de draps blancs, qui siégeaient en silence derrière le rang des maîtres d'œuvre. La plupart des sculpteurs participants avaient opté pour des sculptures monumentales, dont le poids devait dépasser les deux tonnes et dont la taille culminait à plus de quatre mètres de haut. Au milieu de ce demi-cercle de géants, la sculpture de Diogon paraissait minuscule. Elle était pourtant plus haute qu'un homme – le garçon y avait veillé. Son regard pâle passait et repassait sur cette forme cachée sous le drap, jusqu'à lui user la rétine.

Les dieux la béniraient. Ils ne pourraient pas faire autrement. Et alors elle aussi prendrait vie et s'en irait loin. Elle irait vivre tout ce que Diogon ne pouvait pas vivre, et ferait tout ce qu'il ne pouvait pas faire.

Elle vivrait.

La cérémonie religieuse se poursuivit pendant plus d'une heure, suscitant les bâillements des plus petits – et ceux de Diogon.

Lorsqu'enfin tous les sculpteurs participants furent enjoints à se rendre sur l'estrade, l'adolescent n'y croyait plus. Les vingt hommes et femmes s'alignèrent dans un ordre parfait, Diogon trouvant sa place parmi eux avec une aisance dont il ne se serait jamais cru capable ; pas sous les centaines de regards brillants qui le jaugeaient de loin.

– Comme le veut la tradition, l'honneur est laissé aux plus âgés, dit le maître du Granit. Les adultes d'âge mûr viendront ensuite, suivis de leurs cadets puis des adolescents.

Le vieil Olvac commença à présenter son œuvre, puis les adultes s'enchaînèrent à une vitesse beaucoup trop élevée pour Diogon, dont le cœur était rongé par l'angoisse et la nervosité. Les autres, sculpteurs émérites qui avaient déjà donné vie à bien des statues sacrées, présentaient des hydres, des dragons, des tigres et des loups, des cerfs et des monstre-renards, tous taillés dans la pierre la plus immaculée, dans le bois le plus doux, avec les détails les plus délicats que l'on puisse imaginer. Diogon, lui, était resté fidèle à lui-même. Il avait donné dans la sobriété, les formes dures, laissant le matériau brut prendre l'avantage, offrir son caractère à l'ensemble. Il avait fait dans l'efficacité, l'expressivité la plus pure. Il avait laissé les émotions prendre le dessus, et avait nié les normes esthétiques.

Son père lui avait toujours dit : "C'est avec son cœur qu'on crée une sculpture, pas avec un burin."

Le cœur gagnerait-il contre les règles du burin ?

Les Dieux béniraient-ils sa création ?

– Diogon, l'encouragea finalement le maître du Fer. Qu'as-tu transmis à ta créature ?

L'adolescent, plus voûté que jamais sous les regards de la foule et ceux de ses tortionnaires quotidiens, sous les rires qu'il sentait poindre dans leurs gorges, se racla la sienne dans le silence.

– Je lui ai transmis la laideur du crapaud, la force de l'ours, l'opiniâtreté de celui qui veut vivre envers et contre tout. Je lui ai transmis le calme du serpent, l'agilité du renard… et euh… la gentillesse de son créateur.

Quelques rires discrets s'élevèrent dans le public. Vite réprimés. Courbé face à la foule plongée dans la pénombre, les yeux baissés vers le sol, les pupilles étrécies dans leur écrin blanc, Diogon continua pourtant.

– Je lui ai transmis le besoin d'être aimé.

Il y eut un silence.

– Et aussi la haine. Et la douleur.

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