Chapitre 4.2 - Le corbeau qui avait peur de la mort
– Il était assez gros, avec des rayures sombres et un menton blanc.
Le corbeau s'était trompé. Ce n'était pas une belle histoire. La mort, encore, encore et toujours. Qui frappait là où même lui, le charognard, ne pouvait s'y attendre.
– Matar… gémit le corbeau. Alors ils ont fini par l'avoir. Que je hais les hommes !
– Je les hais aussi.
Un long silence les assombrit tous les deux. La statue ne bougeait toujours pas. Les flocons la recouvraient lentement, tachetant sa carcasse translucide, la fardant de blanc. Camouflant son squelette de cuivre et de fer.
– Les statues ont-elles des noms ? croassa le corbeau en s'ébrouant sous la neige.
– Elles en ont. Et les corbeaux ?
– Ils n'en ont pas. Il n'y a que les hommes pour leur en donner. Quel est le tien ?
– Diogon.
Le corbeau médita un instant, puis releva à nouveau les yeux vers l'horizon.
– Les autres statues ont disparu.
– Peu importe, dit Diogon de sa voix de bronze. Je suivrai leurs traces.
– La neige recouvre toutes les traces, Diogon. Que vas-tu faire à présent ?
Un silence.
– Je ne sais pas. Je ne sais pas…
– Si tu continues de marcher, tu finiras de te briser.
Ces mots parurent décider le colosse à tête de gargouille. Les muscles de son dos se contractèrent et tandis qu'il poussait un grognement puissant, ses jarrets de taureau gonflèrent dans un effort titanesque. Il se hissa lentement sur ses jambes fissurées, déployant sa stature vers le ciel.
– Je vois, commenta le corbeau résigné, battant des ailes dans un froissement soyeux pour garder l'équilibre.
Il détestait ce moment où les épouvantails se cassaient petit à petit. Où, devenus trop vieux pour subir les assauts du temps, leur bois se fendillait, volait en éclats, tombait en morceaux. Et pourtant, ils restaient à leur place. Ils continuaient de faire leur devoir, comme si rien n'avait d'importance. Comme si la mort ne les atteignait pas.
Avec la lenteur d'un être épuisé, Diogon reprit sa marche douloureuse ; la neige se crevait sous ses sabots de taureau, elle abdiquait face à son obstination.
Pas le corbeau.
– Où vas-tu ainsi, pauvre fou ! Tu vas te casser en mille morceaux, voilà tout ce que tu vas y gagner. Laisse les statues sacrées s'en aller. Mets-toi dans un coin, attends que l'hiver passe.
– Que l'hiver passe ? rugit Diogon – le charognard sursauta de terreur. Pour fondre au soleil et devenir infirme ?
Il ébroua sa grosse tête pour en faire tomber les flocons, et releva les lèvres sur ses canines de lion. Sa démarche reprit de la vigueur. Ses muscles enflèrent sous sa peau de glace, faisant onduler son corps ; son pas s'allongea puissamment, jetant la neige derrière lui.
– J'irai là où vont les statues ! gronda-t-il, cou tendu vers l'avant, vers l'horizon.
Le corbeau, agrippé à son épaule glissante, recroquevillé comme une grosse boule noire et plumeuse, regarda la flamme qui habitait les pupilles de Diogon, ces pupilles qui avaient repris leur étroitesse de lames de couteau.
– Tu vas mourir, Diogon, croassa l'oiseau en tentant de faire entendre sa voix rauque au-dessus de celle de la neige.
– Les statues ne meurent pas !
– Elles se brisent ! N'as-tu pas peur de la mort ?
– Non. Les statues ne meurent pas ! Les corbeaux en ont-ils peur ?
Ses grandes foulées lourdes, balancées, celles d'un taureau en train de charger, éclaboussaient la plaine, filaient le long des pins qui bordaient la forêt, les emmenaient plus loin, plus près de cet horizon lointain. Le vent se mit à hurler aux tympans du corbeau, à le gifler d'esquilles de glace, dans des bourrasques brutales qui cherchaient à l'emporter, à le faire basculer. À le briser.
– Moi, j'ai peur de la mort ! cria-t-il avec franchise, tressaillant dans ses dentelles de plumes. Je la connais bien. Tous les animaux la connaissent de près, il n'y a que les hommes qui l'enterrent, qui la cachent ! Mais moi, je la connais mieux que tous les autres !
– Parce que tu es un charognard, grogna Diogon – et pour la première fois quelque chose apparut sur ses traits, un mépris qui les creusait de sillons minuscules.
– Oui ! Un charognard ! croassa l'oiseau en s'agitant de plus belle. Et alors, qu'y-a-t-il de mal à ça ? Il y a bien pire que des corbeaux ! Sais-tu comment les vautours tirent les boyaux hors des cadavres ? Comment les mouchent pondent dans les yeux des êtres agonisants ? Comment les guêpes dévorent l'intérieur des chenilles encore vives ? Non ! Tu ne sais rien de tout ça ! Tu n'es qu'une statue ! Tu as été conçu par les hommes, les hommes ! Ceux qui enterrent leurs morts ou qui les brûlent pour ne plus les voir ! Ton créateur est mort, cela suscite-t-il une seule émotion en toi ?
– Non, grogna Diogon d'une voix rendue rauque par l'effort de sa marche.
– C'est ce que je disais ! Un épouvantail ! Tu ne…
Soudain la neige se déroba sous le sabot de la statue. Sa jambe glissa sous elle, craquant dans sa douleur, emportant le poids de son corps ; Diogon mugit si puissamment que les oiseaux s'égaillèrent au dessus de la forêt. Il bascula lentement, commença à chuter vers le sol de toute sa taille de géant.
Avant de s'y écraser avec violence, s'enfonçant dans la neige, s'étiolant sous le choc.
Le corbeau, qui tournoyait dans les airs au dessus de lui, croassa avec contrariété.
– Et voilà ! Je l'avais bien dit !
– Je ne peux pas mourir ! rugit Diogon en hissant à nouveau son corps brisé vers le ciel. Je dois trouver quelqu'un !
Il tituba lourdement, ses jambes crissant sous le poids de son corps, sans cesser de meugler désespérément.
– Calme-toi ! glapit le corbeau en voletant autour de lui. Calme-toi !
Il posa ses vieilles pattes, ses pattes sales et tordues par les ans, sur le mufle du lion ; avant de pencher son bec aigu vers les yeux de Diogon.
– Qui dois-tu trouver ? C'est pour cela que tu suis les statues ?
– Je ne sais pas ! JE NE SAIS PAS ! Je cherche quelqu'un !
Le colosse secoua la tête avec violence, envoyant bouler le corbeau. Il prit son front entre ses mains, et ploya doucement vers le sol.
– Je cherche quelqu'un. Quelqu'un. Quelqu'un… Quelqu'un qui… m'aime… Je veux… Je…
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