Chapitre 5 - L'homme qui craignait les démons
- L'homme qui craignait les démons -
Racine était en train de fouetter son cheval, une carne aussi vieille que lui mais qui n'avait pas le bon goût d'y mettre du sien, lorsqu'il entendit un bruit étrange derrière lui.
Racine n'était pas son vrai nom ; mais cela faisait des années que plus personne ne se souvenait de l'originel. Même lui, pour tout avouer, l'avait presque oublié. Ce curieux bonhomme était plus tordu qu'un cep de vigne, et son visage ressemblait à une vieille pomme ridée ; une vieille pomme sur laquelle venait s'étirer un grand sourire édenté.
Racine souriait beaucoup, même si pas grand-chose, dans sa vie, n'avait été heureux. Il n'avait pas d'enfants. Aucune femme ne l'avait jamais aimé – il était bien trop laid. En outre, il était à un âge auquel les parents ne sont plus ; et de leur temps, ceux-ci n'avaient pas daigné lui donner une fratrie sur laquelle il aurait pu compter.
Tout le monde aimait Racine, même les sculpteurs étranges et obstinés qu'il livrait en matériaux toutes les semaines. Tout le monde l'appréciait comme on apprécie un vieux chien, bien gentil, un peu baveux ; comme on le tolère tant qu'il ne s'approche pas trop. Racine le savait bien. Contrairement aux bruits qui couraient sur son compte, il n'était pas idiot. Mais il se contentait de cette vie-là avec une satisfaction sage, une sorte de bonheur paisible.
Depuis tout petit, il traversait la plaine d'un bout à l'autre, cette plaine immense qui déroulait son long tapis du village des sculpteurs au reste du monde. Il la traversait avec son énorme charrette et son attelage de fiers chevaux, filant aussi vite que le vent ; enfin seulement au retour, lorsque la charrette était vide, parce qu'à l'aller elle était si chargée de blocs de pierre que les chevaux ne dépassaient guère le pas.
En parlant de chevaux, les deux derniers encore vaillants avaient crevé en atteignant le village, le matin même. Il restait seulement à Racine sa vieille Carotte, une bestiole qui n'avait plus que la peau sur les os, et qui devenait à moitié folle avec l'âge.
En réalité, la charrette de Racine ne filait pas avec son attelage de fiers chevaux. Plus depuis longtemps. Il était bien trop pauvre pour en racheter de nouveaux, et pas assez doué avec les bêtes pour en élever des jeunes. Depuis des années, il diminuait ses cargaisons, essayant d'épargner les pauvres bêtes restantes ; mais même un seul bloc était trop lourd pour elles, et si Racine ne vendait qu'un seul bloc aux sculpteurs, il ne gagnait pas suffisamment pour les nourrir…
Le vieil homme adorait ses bêtes, mais à la manière de l'ancien temps ; il les considérait comme des sortes de créatures sympathiques, bien gentilles, dépourvues de sentiments profonds. Il les caressait un peu, les châtiait beaucoup, leur parlait énormément. Personne n'aurait eu l'idée de lui faire remarquer que le harnais de Carotte, trop lâche pour elle, lui sciait le ventre à chaque voyage ; ni qu'il aurait dû la nourrir avec du foin, pas avec les bouillies de pommes qu'il lui cuisinait de bon cœur.
Bref, c'était Racine.
Il était donc en train de lever la lanière du fouet au dessus de la croupe osseuse de la vieille carne – espérant qu'elle veuille bien repartir de son pas branlant afin de les mener à bon port – lorsqu'un bruit étrange était parvenu à ses oreilles.
On aurait dit…
On aurait dit que quelqu'un, quelque part dans la nuit, s'amusait à casser un verre.
Et encore un autre.
Et encore un autre.
De plus en plus près.
Le vieil homme plissa la pomme ridée qui lui tenait lieu de visage, et se retourna sur son siège haut perché, le fouet encore en main. Epiant les ténèbres.
– Il y a quelqu'un ? glapit-il avant de s'étrangler dans ses propres cordes vocales et de tousser comme un damné.
Les bruits cessèrent.
Les yeux clairs du vieil homme, abîmés par la cataracte, passèrent et repassèrent dans les ombres de la plaine. Il ne voyait que la neige à perte de vue, une neige dure et gelée, sur laquelle Carotte avait patiné toute la soirée. Pour couronner le tout, en cette nuit glaciale, la lune avait décidé d'aller voir ailleurs.
– Crénondidjou, éructa Racine en plissant le nez et ses paupières fripées. Y'a quelqu'un ? Vous voulez quoi ?
Les bruits reprirent.
Si proches dans les ténèbres que le vieux sursauta.
– Hého ! Vous m'faites pas peur ! Bande de voyous ! crachota-t-il, une main crispée sur sa poitrine.
Une tête blanche surgit soudain sur sa gauche, comme un cadavre vomi par la nuit.
– Dis-moi où sont allées les statues.
Le vieil homme poussa un hurlement tel que son cheval hennit avant de s'emballer, emportant la charrette derrière son galop haché, manquant de faire tomber son maître du siège cocher.
– Arrête-toi ! claqua la voix à nouveau, surgissant des ténèbres.
La vieille Carotte – qui n'écoutait jamais personne – freina d'un seul coup, freina des quatre fers. Les essieux grincèrent, les sabots crissèrent sur le gel ; tout s'arrêta sous les yeux de Racine. Le temps aussi.
– Qui… Qui êtes-vous ? balbutia le pauvre homme, recroquevillé sur sa charrette, le visage caché dans ses mains pour ne plus voir le visage cauchemardesque.
– Je suis Diogon. Pourquoi fouettais-tu ton cheval ?
La voix était plus proche, plus grave encore ; elle s'élevait juste derrière le dos du vieil homme. Ses basses crissantes lui firent vibrer les tympans. L'humain se racrapota davantage, tentant vainement de disparaître dans le vieux cuir de son siège.
– Je… Je…
– REPONDS ! tonna la voix. Pourquoi fouettais-tu ton cheval ?
– Je…
Quelque chose saisit son fouet et le lui arracha ; Racine entendit le claquement sec du bois qui se brise. Puis le bruit mat que firent les morceaux en chutant sur la neige. Il se mit à trembler, trembler, trembler si fort que ses dents claquaient.
– Pité mon seigneur… Pitié…
L'image de la face démoniaque qui s'était détachée de la nuit, celle des yeux blafards qui s'étaient plantés dans les siens, avec force, avec haine, celle de cette chair transparente, à moitié couverte d'une peau noire comme d'une lèpre immonde, tout cela s'était gravé dans sa mémoire, gravé à l'intérieur de ses paupières. Lorsque le souffle gelé de la bête vint effleurer sa nuque, il vit distinctement ses crocs dénudés s'approcher de ses vertèbres fragiles ; il les vit comme si ses yeux fermés étaient ouverts dans son dos.
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