« Lorsque l'obscurité du monde te sourit, trouve ta lumière dans un regard attendri. »

Un hurlement déchire le silence tandis que les coups pleuvent avec rage. Recroquevillé sur un sol souillé d'hémoglobine, l'adolescent lance des suppliques silencieuses. Un regard affligé effleure la peau d'une bête enragée, alors que ne cessent de s'abattre des poings pleins de cruauté. Le fracas des os résonnent dans le salon d'une maison qui n'a de chaleureuse que l'apparence.

Des injures retentissent d'une voix pâteuse et haineuse, s'échouent sur le cœur amoché d'un enfant mal-aimé.

Qu'est-ce qu'un homme qui maltraite sa famille au lieu de la protèger ?

C'est un cri d'effroi qui extirpe Sullivan du sommeil. Haletant, il pivote vers le corps agité qui repose à ses côtés, prêt à enlacer celui qu'il aime avec dévotion. Même dans l'ombre, il remarque la frayeur qui déforme les traits de Kei. Pas besoin de plus que les rayons lunaires qui éclairent partiellement le visage de son amant pour savoir qu'il souffre tel un martyr abandonné. Sans perdre davantage de temps, Sullivan éjecte la couverture, passe un bras dans le dos de l'homme encore endormi afin de le rabattre contre son torse. Avec délicatesse, il caresse les mèches brunes de Kei, passe ses doigts dans une chevelure humide de transpiration tout en murmurant des mots apaisants. Les mêmes qu'il répète nuit après nuit, cauchemar après cauchemar.

Qu'est-ce qu'un père qui devient la hantise de son fils ?

La douleur enserre son cœur épris tandis que les larmes s'agglutinent aux coins de ses yeux. Dévasté d'être témoin de la souffrance de son aimé, Sullivan retient des sanglots en embrassant sa peau avec compassion.

Un spasme secoue le corps endormi, une dernière plainte, un énième souvenir et les paupières de l'homme brisé s'ouvrent enfin.

Le regard empreint de terreur de Kei cherche celui de Sullivan alors que ses ongles s'enfoncent dans la paume de ses mains. Dans un soupir de soulagement, il cache sa tête dans le cou de son conjoint et y laisse s'épancher ses larmes de détresse. Là est l'endroit qu'il préfère en ce monde, ce cocon doux et tendre que créent les bras de celui qui apaise son mal par une simple présence.

— Van, couine-t-il entre deux hoquets, me pardonnera-t-il un jour ?

— Cesse de culpabiliser, tu n'es pas responsable de ce qui lui est arrivé.

— Et toi, me pardonneras-tu de n'être qu'un poids que tu traînes avec peine ?

Surpris par la question, Sullivan s'éloigne, tend le bras pour atteindre la lampe de chevet et plisse les yeux lorsque la lumière l'éblouit. Il se permet un instant de silence afin de calmer le rythme chaotique qu'a emprunté son palpitant douloureux. Un court moment pour digérer les mots emplis de tristesse qu'a soufflé son aimé effrayé. Il inspire profondément, passe une main lasse dans ses cheveux tout en écoutant les pleurs de Kei se déverser dans le silence de cette nuit d'été. Lentement il lui fait de nouveau face.

— Comment peux-tu te qualifier de la sorte ? s'insurge-t-il. Tu n'es pas un boulet qui enserre ma cheville tel un fardeau dont j'espère se débarrasser.

La colère fait désormais crépiter le sang dans ses veines. Ce n'est pas son aimé qui l'agace, mais celui qui l'a rendu si désespérément morose.

Un soupir résigné lui échappe alors qu'il lève la main pour recueillir les perles salées qui roulent sur les joues à la peau pâle de Kei. Sullivan le sait, il ne peut rien faire d'autre que le soutenir pour apaiser ses obscures pensées, calmer ses sombres regrets et effacer son horrible passé. Il se sent impuissant face à la situation, pourtant, il aimerait pouvoir éradiquer ses souvenirs, les écraser sous la semelle de ses rangers jusqu'à ce qu'ils se confondent à la poussière et finissent ensevelis au centre de la Terre. C'est avec la force du désespoir que ses bras enlacent celui qu'il adore si ardemment.

Le souffle coupé, Kei se défait de l'étreinte de Van après un moment qui lui semble avoir duré trop peu de temps. Il désire mourir contre la poitrine de son homme, se laisser aller dans l'océan de ses larmes afin de se noyer entre les bras puissants de celui qui éloigne ses craintes en un baiser. Pourtant, son cœur ébréché le rappelle à l'ordre. Ce n'est pas le moment de s'éteindre, il est temps de jouer pour oublier.

Dans un geste fatigué, Kei quitte le lit, enfile un jogging et se dirige vers la porte de la chambre. Ses mouvements sont lents, transparaissent l'épuisement mental duquel il souffre depuis bien trop longtemps. Sullivan le rejoint avant qu'il n'ait le temps d'actionner la poignée, enroulant ses doigts à ceux de Kei avec tendresse. Il ne le retient pas, cela serait inutile. Il sait parfaitement où il part se réfugier. Son aimé à besoin de s'éclipser. Bien qu'il souhaite se mettre à genoux afin de l'implorer de rester, il se contente de lui faire face pour le rassurer.

— Le sais-tu, mon Amour, que si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi ? souffle Sullivan contre les lèvres de son amant. Tes yeux sont d'une profondeur abyssale, d'une beauté sans égale, d'une tristesse sans pareille. Emporte-moi dans le gouffre de tes douleurs afin que je panse chacune de tes plaies.

Déstabilisé, Kei se dresse légèrement sur la pointe des pieds pour apposer un baiser sur la bouche de Van, puis quitte la pièce sans se retourner. C'est face à son instrument qu'il s'immobilise, le cœur morne et brisé. La pulpe de son index effleure le bois du violoncelle tandis qu'il clôt les paupières afin de se repaître de la sensation d'apaisement qui l'enlace tel un fourreau de soie.

Désormais installé sur un banc recouvert de velours noir, il expire, baisse les épaules, inspire, détend la main, expire encore, puis se met à frotter l'archet avec calme et douceur.

Tu es ma muse, Van. Ma douce mélancolie de laquelle découle cette triste mélodie. Celle qui susurre mes plaintes en notes vibrantes de sentiments, qui murmure tout ce que je peine à te dire. Cette symphonie, maîtresse de mes insomnies qui guide mes pas dans l'abîme de mes sombres terreurs. Celles que je hurle silencieusement quand tu me prends dans tes bras durant des heures.